4 - 2 Élie

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Après tout, j’étais comme tous les gamins. On voit nos parents comme des êtres parfaits, des dieux, puis notre univers bascule lorsqu’on comprend qu’eux aussi commettent des erreurs.

Yahel avait raison sur une partie de mes sentiments. En grandissant, une idée m’obsédait. On s’accaparait mon père. Nous n’étions pas sa priorité. Voilà mes pensées les jours où il me manquait. L’adolescence, quelle drôle de période. Mais c’était ainsi, une jalousie insidieuse s’installait en même temps que les centimètres.

Le jour où nous avons appris sa mort, j’ai compris que derrière cette jalousie se cachait la peur de le perdre, comme si j’avais eu l’intuition du drame. À raison. Il était mort pour eux, sans penser à nous.

Ce ressentiment a disparu quelques mois plus tard dans une des chambres de l’hôpital de l’île. Mais je n’ai pas été le seul à ressentir de tels sentiments. Maman m’a sérieusement surprise quand je lui en ai reparlé l’autre jour.

— Oh si, je t’assure ! J’avais beau avoir entendu parler d’elle, par Yahel parce que c’était son amie la plus chère, mais aussi par ton père dont elle restait le sujet principal, j’avais beau savoir qu’elle avait vécu des moments difficiles, la première fois que je l’ai vue, une bouffée de jalousie m’a saisie. Je me suis retrouvée à avoir ces pensées affreuses, qu’elle m’avait volé ton père. Pourtant, Je savais pertinemment que c’était faux. Il a même probablement connu d’autres femmes, avant et après elle, il ne s’en est jamais caché, et ce dès notre rencontre. Et moi aussi j’étais pour l’amour libre. Mais savoir que ce petit bout de bonne femme profitait de ses bras plus que moi, sur le moment… Ne me regarde pas comme ça ! Je suis une humaine comme les autres. Et les anciens us et coutumes ont la vie dure. Je me souviens de ce jour où je suis restée dans le bus à observer, dévorée par la curiosité. Elle était dehors en compagnie de Yahel. Et puis… Elle vous a regardé courir vers votre père, ton frère et toi. Quand il t’a pris dans ses bras, à cette simple vision, son visage s’est littéralement épanoui. Elle a éclaté de rire. Même de loin, j’ai pu constater que ce n’était pas par moquerie. Une joie sincère l’avait saisie, comme si l’euphorie du père et des fils se propageait et l’avait contaminée. Elle prenait la chose sans a-priori, sans préjugé d’aucune sorte. Cela m’a surpris. Elle n’avait pas l’air plus attaché que cela à lui. Comment expliquer autrement cette réaction ? J’ai su plus tard qu’elle a appris notre existence à cet instant. Pour prendre tout cela aussi légèrement… Je n’avais pas compris la vraie nature de leur lien. J’ignore pourquoi, ton père était aussi fasciné qu’inquiet pour elle. Et puis, il y a eu toi ! Et oui, mon chéri, grâce à toi, je l’ai mieux comprise.

— Comment cela ?

— À travers tes mots, tu as été un parfait avocat en sa faveur. Tu es revenu enchanté de ton séjour là-bas. Tu t’es bien amusé avec elle, tu ne voulais pas la laisser toute seule, car tu trouvais qu’elle avait l’air toute triste des moments. En réalité, c’était une belle âme. C’est comme cela que je vois ceux qui seraient prêts à sacrifier leur vie pour protéger celle d’un enfant. Sans compter que… Il y avait autre chose à prendre en considération.

— Quoi donc ?

— Le contexte.

Le contexte oui. Et quel contexte. Une prise de conscience encaissée durement. Maman s’était retrouvée avec des corps fracassés et des âmes ravagées entre les mains. Elle était venue pour cela, sa suggestion auprès de papa de participer elle aussi à son œuvre. La clinique qu’elle avait fondée sur l’île avait encore beaucoup de places pour accueillir les petits oiseaux blessés, comme elle les appelait, et il y avait besoin de bras pour s’occuper et transporter tout un triste arrivage. Une aide bienvenue pour le réseau, aucun renfort n’étant de trop à cette période. Elle non plus n’était pas en première ligne, mais cet autre front nécessitait à être maintenu.

— Au bout de plusieurs jours à soigner les blessures, à tenter de faire fuir la mort dans certains cas, de ramasser les morceaux des esprits traumatisés dans d’autres, crois-moi, se retrouver seule dans un lit vide le soir, ça te mine. Alors quand il t’a ramené auprès de moi, qu’il a voulu rester dans les parages pour profiter de ton frère, et un peu de ma présence aussi, je n’ai pas hésité. Toute cette violence… C’est dans ce genre de situation qu’on réalise combien il est précieux de pouvoir s’accrocher à un être qui nous est cher. Ou au moins à quelqu’un en qui l’on a confiance.

Je me souviens quelque peu de cette période. Papa nous avait bordés, puis bercé de sa voix jusqu’à ce que l’on s’endorme. Le léger ronflement de Declan lui avait fait croire que nous étions tous les deux partis au pays des songes. Ce n’était qu’à moitié vrai. Je n’avais pas voulu céder. Tant que je percevais la lumière à travers mes paupières, c’est qu’il était encore là, et je voulais profiter de sa présence le plus longtemps possible. Quelqu’un avait soupiré. J’ai reconnu maman.

— Tu l’as laissé avec elle toute la journée ? Je peux savoir pourquoi ?

— Une affaire à régler. Deux, j’avoue. C’est pire que tu ne le penses. J’ai utilisé notre fils.

— Vu ce qu’il m’a raconté, c’est à se demander qui s’est occupé de l’autre, en effet…

— Tu connais Élie… Tu sais qu’il est un rayon de soleil à lui tout seul. Et j’étais sûr qu’elle s’en sortirait, plus qu’elle-même…

Maman a acquiescé. Et alors que mon cœur de petit garçon s’enflait de fierté, je m’attendais à les entendre rire, mais rien.

— Mahdi… a murmuré maman.

— C’est compliqué, en ce moment…

Encore un long silence qui m’a interpellé, juste entrecoupé d’un “Je sais”, soupiré par maman. J’ai fini par ouvrir les paupières. Une exclamation d’écœurement s’est échappé de ma bouche, comme nombre de gamins quand ils voient leurs parents s’embrasser. Là, ils ont ri. Pourtant je n’ai pas loupé les yeux humides de papa.

Ils m’ont souhaité bonne nuit avant d’éteindre et de nous laisser. Si je ne me trompe pas, Carole est partie avec nous sur l’île, sans que nous sachions à l’époque que ce petit oiseau blessé deviendrait un élément important de l’équipe de mamans chargées de les soigner.

Et Abel est né l’hiver suivant !

Maman n’avait jamais cessé d’aimer papa. Et lui non plus. Malgré la distance et les longues séparations. Malgré d’autres rencontres que chacun aurait pu faire ou a eu. Pas que je connaisse la moindre relation du côté maternelle, et pour papa, Tara a été la seule rumeur portée à ma connaissance. Le reste ne me regarde pas. Et en grandissant, j’ai aussi appréhendé pas mal la complexité des rapports humains et la plasticité de ses interactions sociales. La capacité de notre espèce à pouvoir séparer reproduction et sexualité, mêlée à toutes ces émotions qui nous habitent et nous gouvernent, joie et tristesse, tendresse et réconfort, amour, amitié, famille. Ces liens aux mille formes qui nous connectent les uns aux autres, qui nous rendent plus ou moins sensibles aux besoins des uns et des autres, une œuvre magnifique présentant des parts obscures parfois terribles. Après tout, cela correspond aux valeurs que mes parents ont tenté de nous inculquer.

La valeur de la vie, sous toutes ses formes, cette sacralité que l’on devrait y accorder sans avoir besoin d’y instiller un esprit religieux formaté.

Le respect, de soi et des autres.

La liberté. L’altruisme. La curiosité, l’ouverture à l’autre.

La capacité de rêver, de songer à l’avenir, au futur, sans oublier le passé, jamais.

La richesse de l’humanité et celle de notre vaisseau, la terre.

La terre…

Comme elle est belle, notre planète. C’est toujours ça que je me dis, chaque fois que je suis sur cette plage, sur notre île, et que je contemple la mer. C’est avec ces mots, une manière d’exprimer l’émotion qui m’étreint devant la ligne d’horizon, là où l’eau se confond avec le ciel, ce sentiment d’appartenir à quelque chose de plus grand que moi. Bien plus grand. Un grand tout dont je ne suis qu’un simple petit rouage sans guère d’importance, et dont la perte n’empêchera pas le reste de fonctionner parfaitement, sans la moindre anicroche.

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