8 – 2 Élie

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Une association de familles de soldats victimes de guerre était présente. Des membres ont défilé.

— Sous le coup de votre feu, de vos tirs, de vos armes, nous avons perdu des êtres qui nous étaient chers. Qui me rendra mon mari ?

— Et moi, ma fille ! cria une autre femme, plus âgée. Je n’avais plus qu’elle au monde ! Les récriminations s’enchaînaient. Des résistants assuraient la défense.

— Je vous rappelle qu’ils sont venus pour nous porter assistance, est intervenu le porte-parole de la résistance, uniquement parce que nous avons fait appel à eux. Parce qu’ici, nous ne nous en sortions pas. Nous souffrions et mourions déjà avant leur arrivée.

Un “Pas moi !” a fusé d’un côté, aussitôt suivi d’un “collabo” de l’autre. Des insultes ont ainsi rebondi de part en part, jusqu’à ce que le calme soit réimposé.

— Moi, je ne les ai pas appelés ! Et s’ils ont attaqué, c’est bien par esprit de vengeance, non ? Vous avez abattu notre gouvernement, je vous le rappelle !

— Certains d’entre nous ne diront pas le contraire, leur répondit Yahel. Pour résumer les faits, les premières rencontres tenaient plus du hasard. À ce moment, à nos yeux, nous avions affaire à une armée bien organisée, dont la présence n’avait rien de bienveillante. Identifiée comme une véritable menace, nous avons établi un premier choix, celui de ne jamais céder face à elle, pour ne pas se laisser envahir alors que nous étions encore fragiles. Ils ne se gênaient pas pour sortir l’artillerie lourde, d’ailleurs. Cela a déjà été évoqué, je sais. Tout cela ne menait à rien, nous ne faisions clairement pas le poids. Nous avons alors calmé le jeu et envoyé nos équipes les plus virulentes sur d’autres expéditions pour éviter tout conflit. Nous vous avons abandonné les terres que votre gouvernement souhaitait, sans espoir de pouvoir aider les gens qui y vivaient et qui étaient condamné d’office à se retrouver sous la coupe de votre despotisme. Durant tout ce temps, le réseau a tendu le dos. Pourtant le cessez-le feu a été de rigueur. N’est-ce pas ?

— Oui, c’est vrai. Durant des années, plus de nouvelles. Une victoire pour nous. Nous avions vaincu une de vos équipes les plus véhémentes, non sans y laisser quelques plumes.

Une victoire selon leurs médias. Ils eurent un malin plaisir à repasser une vidéo de propagande, un joli montage passé maintes et maintes fois sur leur télévision pour vanter la gloire de l’armée de leur commandeur. Sur la fin, quelques dragons passèrent devant une caméra à pas précipités, presque tous portant des traces de premiers soins, ainsi que des médics, et papa. Il portait Tara apparemment inanimée dans ses bras, un bandage de fortune trempé de sang autour de sa taille, un médic les suivaient de près. La tête de la malheureuse bascula, rejoignit son bras dans le vide. Papa interrompit sa course un bref instant pour corriger sa position avec toute l’attention possible, avant de repartir d’autant plus vite. La qualité et la distance ne me permettait pas d’identifier l’expression sur son visage, mais ses gestes parlaient d’eux-mêmes.

Ces images pouvaient être interprétées de différentes manières. On pouvait y voir une armée en déroute, fuyant l’ennemi, ou faisant juste évacuer ses blessés du champ de bataille, pressée par l’urgence médicale des plus gravement atteints. La vérité mélangeait un peu les deux. Ces images omettaient l’ennemi en question, ce jour-là dans le même état que leur adversaire. Un match nul, en quelque sorte. Les combis noires n’ayant pour seul objectif que de tuer les meneurs, dont Tara. Ils avaient usé de la stratégie du harcèlement, de petites formations en embuscade à tous les coins de rue. Sauf que les dragons étaient tout aussi aguerris dans cette tactique et au combat au corps à corps. Une guerre d’usure qui a tout de même failli réussir pour l’ouest. Tara n’y était pas passé loin.

J’ai demandé à Yahel en chuchotant s’ils se savaient filmés sur l’instant. Ils s’en doutaient tous un peu, c’est pourquoi Tara s’était parfois amusée avec ces yeux électroniques, comme on avait pu le voir plus tôt.

— Quelle violence pour une société… apaisée, comme vous ne cessez de le clamer, continuait l’intervenant d’un ton ironique. Comment se fait-il que nos envoyés n’ont rien constaté de ce genre ?

— Il y a une différence entre la vie quotidienne dans les communautés stabilisées depuis longtemps et l’avancée dans les territoires en crise. Cette violence, celle que vous voyez sur les images, elle n’avait cours que pour répondre aux horreurs trouvées sur notre chemin. Après l’hiver ayant suivi la chute du pays, nous avons organisé des missions d’exploration. De véritables convois encadrés de dragons pour se défendre, mais aussi des médics, du matériel et des vivres, pour porter assistance aux populations, dans chaque village, chaque ville, chaque quartier. Ignorant ce que nous allions découvrir, il fallait anticiper. Nous avons reçu des accueils quelque peu… belliqueux, je dirais. Des groupes de gens avaient perdu toute confiance et tiraient sur tout ce qui s’approchait. De petits tyrans avaient aussi établi leur petit royaume et ne se gênaient pas pour y appliquer des lois pas vraiment humanitaires. Ce genre de situation a plaidé pour la création et l’appui d’unités offensives. Nous étions alors les attaquants, en effet, mais pour nettoyer la place de quelques individus puant la terreur et le meurtre. Des démons. Ailleurs, des populations en pleine déroute nous ont accueilli en sauveurs. Lao Tseu nous inspirait beaucoup : au début, nous leur donnions un poisson s’ils en avaient besoin, puis nous leur apprenions à pêcher. Plus tard, nous organisions nos expéditions uniquement après avoir eu de premiers échanges radios, et c’est ainsi qu’au fil du temps, le maillage s’est agrandi. Vous voyez, notre réseau, vous pouvez le visualiser comme une multitude de microcosmes qui se sont liés les uns aux autres dans un objectif commun : s’allier pour retrouver sécurité et soutien mutuel, pour recréer une société plus civilisée. Nous nous lions par des contrats sociaux, adaptés à chaque partenaire. Cela nous a pris des années après l’effondrement de la vieille Europe. Il n’y a que vers l’ouest que nous n’allions plus. Le statut-quo a tenu plusieurs années. Mais ceux qui vous gouvernaient ont fini par envoyer vos soldats par-delà la frontière qu’ils avaient instaurée, et ils s’en sont pris aux nôtres. Je vous rappelle qu’ils ont anéantis trois communautés, tuant dragons et civils, sans distinction. Tout y a été saccagé, pillé, sans parler de ceux qui ont été torturés. Cela s’est, hélas, révélé un élément décisif dans le choix de notre intervention.

— Certains des vôtres s’étaient infiltrés parmi la population. Des terroristes, c’est tout ce que vous êtes ! Il fallait bien attaquer le mal par la racine.

Selon le point de vue, ce n’était pas si faux. Et mon père en faisait probablement partie. Voilà pourquoi il n’était plus revenu durant tout ce temps. Mais l’entendre traiter de terroriste, j’en frissonne encore.

— Ces infiltrations n’ont débuté que seulement environ deux ans avant la reprise des hostilités, en effet, et pas par notre initiative. Nous ne serions pas intervenus si personne ne nous l’avait demandé. Et chacun sa définition du terrorisme. Pour moi, les terroristes font sauter des métros ou tirent sur une foule. Ils cherchent à instiller la peur, n’hésitant pas à tuer hommes, femmes et enfants sans distinction au nom de leur cause. Pouvez-vous affirmer qu’il y a eu des morts ou ne serait-ce que des blessés par notre volonté ? Changer les choses en tuant des innocents, pas vraiment notre style. Si vous appelez terroristes ceux qui viennent vous aider à trouver les moyens d’accéder à une vie meilleure et à déceler les vrais responsables de vos problèmes, je veux bien en être. Car je vous rappelle que, bien avant notre arrivée, bien avant que Mahdi et d’autres de mes compagnons s’infiltrent dans votre pays, avant même le premier accrochage entre nos hommes, les vôtres souffraient déjà et mouraient dans l’ignorance et le déni de tous.

— On ne vous a rien demandé. C’était nos affaires.

— Faux ! est alors intervenu le résistant. Nous ne sommes pas allés les chercher pour rien. Vous parlez de soldats engagés morts ou blessés durant leur travail. Moi je parle au nom de ces gens emprisonnés sans raison, ou simplement parce qu’ils ont osé critiquer le système. Au nom de ceux qui ont disparu du jour au lendemain sans jamais qu’on les retrouve. Mon propre fils a disparu, et personne n’a rien fait. C’est en partie pour ça qu’ils sont intervenus. Sans parler des gosses crevant de faim dans la rue. Ah, il causait bien, ce type, on n’est pas aveugle pour autant !

— Fermez-la ! Avec vos idées dissidentes, vous ne cherchez qu’à empoisonner nos esprits et celui de nos jeunes. Comment pouvez-vous dire du mal de notre commandeur ? Il a fait ce qu’il a pu, tout ce qu’il fallait pour nous éviter le pire, et pour que nous puissions continuer à vivre sans problème.

— Je ne suis de loin pas le seul à tenir ce discours. Vous avez déjà oublié les témoignages d’hier. Des témoignages qui, je le rappelle, provenaient de gens dans les petits papiers du gouvernement qu’on les a envoyés jouer les taupes chez le voisin. Si eux-mêmes ont changé d’avis… Quand on estime que quelque chose ne va pas, que nous ne sommes pas écoutés, alors que nous subsistons difficilement, que l’on craint chaque jour de ne pas pouvoir manger demain, quel mal y a-t-il à le signaler, à revendiquer le droit de pouvoir nourrir ou soigner sa famille ? Quel mal y a-t-il à réclamer plus de liberté et d’égalité ? Est-ce une raison pour tuer mon gosse ? Parce que j’ai osé dire que cela allait mal ? Oui, c’est mon fils qu’on est venu arrêter et qu’on a tué. Je l’ai retrouvé dans un de ces charniers. Réveillez-vous, bon sang ! Contrairement à ce que vous vous obstinez à croire, cela fait un sacré bail que c’était la foutue merde ! Et vous avez beau le nier, notre soi-disant si bon commandeur n’y était pas pour rien.

— Et c’est une raison pour faire rentrer des étrangers chez nous ? Ils vous ont pourri le cerveau, mon pauvre ami. Je suis persuadé qu’ils sont jaloux de nous, que nous ayons résisté aussi longtemps à l’effondrement qui a dévasté un par un les pays de ce monde. Qui vous dit que ce ne sont pas eux qui l’ont tué, votre gamin ?

L’ancien maquisard eu du mal à rester maître de lui-même.

— Mensonge éhonté. C’est arrivé il y a bien cinq ans, maintenant. Heureusement que la science a pu m’aider à l’identifier parmi tous ces cadavres, tous massacrés, les os fracassés. Ils ont voulu me faire taire pour un simple article de presse, ils n’ont réussi qu’à me pousser dans la résistance armée. Non, mais vous vous entendez ? Regardez donc les faits ! Rappelez-vous le nombre de charniers que nous avons retrouvés. Je n’ose imaginer combien il en reste. Allez voir toutes ces femmes qui cherchent leur enfant, ou ces orphelins qui fouillent pour retrouver la dépouille des leurs. Vous verrez alors qui ne cesse de répéter bêtement ce qu’on a essayé de lui faire gober. Parce que si vous en êtes à croire que nous aurions tenu encore longtemps comme ça…

— En attendant, tout ce que je sais, c’est qu’ils ont tué le mien, de gamin.

— Et la mienne aussi.

— Et mon père !

— Mon mari !

— Et notre chef ! Qui va gouverner ?

— On ne sait même pas comment ça s’est réellement passé, d’ailleurs ! Qu’une femme seule, handicapée de surcroît, ait réussi à le tuer aussi facilement, là, ne me dites pas qu’on essaie pas de nous faire avaler des couleuvres. Quand je vois les artifices qu’elle avait, cet œil… Bouh, quelle horreur ! Je ne serais pas étonné qu’ils se soient servi d’elle pour en faire une arme. Et d’où sortait cette fumée qui, comme par hasard, a bouchée toute la vue de nos caméras ?

— Oui, tiens ! D’ailleurs, pourquoi avoir tout fait sauté, juste après ? Je suis sûr que vous aviez quelque chose à cacher !

Il fallait bien que cela vienne sur le tapis, un jour. Tous ceux qui avaient appris la mort du commandeur, qui étaient tombés des nues à cette nouvelle. On avait assassiné leur sauveur, celui qui leur avait permis de vivre toutes ces années comme si rien n’avait changé. Cette fois-ci, ils voulaient savoir. Ils voulaient comprendre.

C’est là que je devais intervenir.

Je me suis levé à mon tour pour prendre la parole.

Ils ignoraient qui j’étais. Je n’étais qu’un soldat de l’armée du dragon parmi les autres, un participant de la dernière bataille décisive. Rien d’autre. Et surtout pas les liens que j’avais avec le roi Mahdi.

— J’étais présent le jour de la bataille. Je suis parvenu sur les lieux vers la fin des combats, et j’ai vu les corps. Je peux donc vous expliquer pourquoi nous avons fait ces choix. Rien qu’à l’odeur qui traînait dans le coin, un peu de bon sens nous a poussé à tenir éloigné un maximum de monde. Une théorie qui circule parle de poison, une autre d’arme biologique. Du poison, il y en avait bien. Cette pestilence provenait d’un labo militaire. Ça bouillonnait de produits dangereux, des gaz toxiques se répandaient dans l’air. C’est ça qui a provoqué les premières explosions. Notre amie est morte dans nos bras, suffocante et gravement blessée. Elle n’aurait pas survécu, de toute manière, ses chaires brûlées autant par le feu que par les réactions chimiques. Il valait mieux jouer la sécurité et terminer le travail. Je suis navré de vous le dire mais… Votre commandeur, le général de votre armée, je n’ose même pas savoir ce qu’il tramait là-dedans. Ni qui il visait avec ce qui sortirait de là.

Ou plutôt, je n’ose pas le leur le dire.

Enfin, nous pouvions bien considérer qu’une arme biologique se baladait là-dedans. Sauf qu’elle n’était ni humaine, ni même terrestre.

— Ah oui ? Et quelles preuves pouvez-vous apporter ?

— Je confirme, intervint l’ancien résistant. Nous ne retrouvons pas que des charniers, je vous le rappelle. Tout un réseau de tunnels reliait différents points stratégiques. Bases militaires, prisons et palais du gouverneur ont été creusés et tenus secrets. L’un d’eux menait à la scène de notre crime, si je puis dire. Même si le plus gros a été détruit, on a de quoi occuper des enquêteurs scientifiques pendant encore un bon moment. Et je peux vous dire qu’ils ne comprennent même pas ce qu’ils retrouvent. Comme disait mon père, c’est pas très catholique, tout ça ! Et l’interrogatoire des quelques prisonniers militaires que nous détenons semble confirmer cette hypothèse. Cela jouait à l’apprenti sorcier pour fabriquer des armes d’un autre genre. Ces charniers, si vous voulez mon avis, ça sent le rat de laboratoire jeté à la poubelle ! Voilà à quoi servait tous ces gens embarqués au moindre prétexte. Ne niez pas ! a-t-il hurlé pour couvrir les protestations. On en a retrouvé pleins, des jolis courriers. La seule différence avec le joli exemple du siècle dernier, c’était la technologie : par mail ! Vous pouvez bien nous critiquer nous, les résistants, ou nos camarades de combat, les dragons, mais la triste réalité est bien là ! Nous sommes tous responsables de tous ces crimes !

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