Le charnier

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Le coup partit aussi vite qu'un cri dans le vent. L'apparition s'effondra de suite après dans les fougères verdâtres. Jonathan se retourna immédiatement, et vit les volutes de fumée blanche sortir du fusil de Waysler. Il se dirigea à la hâte vers son partenaire, prostré et étonné de sa propre initiative. Alaby se releva pour voir sur quoi il avait tiré. Ce n'était pas sur quelque chose qu'il avait ouvert le feu, mais sur quelqu'un.

- C'est un Naskapis, dit Flench.

Les fameux sauvages que Waysler redoutait tant. En s'approchant, il put contempler sa physionomie de plus près. La peau mate de l'indigène était couverte de vêtements de fourrures et de parures tribales. Son crâne était rasé de près, ne laissant qu'une simple crête décorée de plumes. Son visage était enduis de peintures de guerre très sombres, sans doute dans le but de mieux se cacher la nuit. Sa main inerte avait lâché son arme, une sorte de hachette que Jonathan appelait tomahawk. Waysler le regardait attentivement, c'était la première fois qu'il voyait un guerrier amérindien. Lui qui n'avait jamais tué personne, était devenu en l'espace d'un instant un meurtrier. Mais la forêt l'entourait toujours, imposant ses lois, et aux yeux de ses dernières Waysler n'était qu'un homme attaché à la vie. Il regardait en particulier le visage vide d'expressions de son agresseur. Un nez, une bouche, deux yeux... il était comme lui.

- Il doit s'agir d'un éclaireur, ajouta Jonathan. Il vaut mieux ne pas rester dans les parages...

Ils laissèrent ainsi le corps, s'enfonçant toujours plus dans les méandres du Canada. La nuit les enveloppaient de son obscur linceul. Ils ne pouvaient pas s’arrêter pour dormir ou se reposer, les indigènes pouvaient les égorger dans leur sommeil. C'est donc en adaptant leur vue à la pénombre que le binôme fit le choix de continuer son chemin, malgré la fatigue. C'était la carabine chargée et le doigt sur la détente qu' Alaby regardait de tout côtés. Il imaginait ces animaux humains rôder autour de leur formation. Des yeux de bêtes perçant la nuit, et des membres agiles rampant sur la mousse humide. Rien ne se passa. Les aiguilles tournaient sans qu'un seul adversaire ne vienne offrir son corps aux balles. Pourtant, Flench était convaincu qu'ils étaient là, juste derrière eux, devant ou bien au dessus. Le calme l'inquiétait, le faisait frémir d'effroi, mais il ne laissait rien paraître. Celui qui les avaient attaqué devait être un chasseur égaré dans ce labyrinthe végétale. Un jour, puis deux passèrent, où le trappeur enseigna à Alaby comment recharger son arme efficacement, à tirer, à chasser, il lui inculqua le savoir sur la nature qui l'entourait et lui dévoila tout ses secrets. Et c'est à ses heures perdues où il n'y avait pas à faire de feu ou encore à aller chercher du gibier, que Waysler écrivait la suite de son voyage, sous la forme d'un long chapitre s'étalant sur une semaine entière. Le territoire Naskapis, c'est ainsi qu'il l'appela.

C'est au beau milieu du cinquième jour que le binôme contempla une vision d'horreur que seul l'esprit d'un fou aurait pu matérialiser. En remontant une pente quelque peu abrupte, jonchée de cailloux gros comme le poing et de fines herbes solitaires, une odeur pestilentielle imbiba l'air, jusqu'ici d'une pureté angélique. En faisant attention où il posait le pied, Waysler vit tomber sous ses yeux, devant lui, une plume aussi noire que son encre. Et c'est en relevant la tête qu'il vit le ciel masquée par des nuages gris et des dizaines de corbeaux croassant. Ces oiseaux maudits planaient au dessus du sol avant de rejoindre un point particulier, le sommet de la colline. Jonathan accéléra, laissant Alaby seul derrière.

Une fois les deux voyageurs arrivés en haut, ils posèrent leurs sacs et armèrent leurs fusils, après avoir mit un foulard sur leur visage. L'odeur s'infiltrait dans leurs narines par la moindre faille au travers du tissu. Après le paradis, l'enfer vient. Un gigantesque tas de corps en décomposition était amassé, nourrissant les charognards de leur lambeaux de peau moisie. Aux branches des quelques arbres se balançaient des bustes humains, et seulement des bustes. Juste en dessous, les restes des corps, à savoir les jambes, étaient posées sur la terre comme du bois mort.

Mais c'était plus loin que le pire sévissait. D'étranges arbres s'élevaient au loin, mais ce n'était pas des arbres. Attachés à des pieux, des hommes avaient été écorchés, sans doute vif à en juger par l'expression inhumaine des visages nus. Les muscles à découverts gonflaient sous les infections et laissaient fuir des filets de sang. Sur les visages, la peau avait été enlevée, les dents arrachées, la langue coupée, et les corbeaux se délectaient des quelques yeux qui n'avaient pas encore été crevés. Flench restait tout de même impassible, il avait vu tant de choses immondes. Waysler, maintenant un deuxième foulard sur sa bouche, l'appela. Jonathan vint le rejoindre, et Alaby lui montra ce qu'il avait trouvé. Dans une fosse creusée, d'autres cadavres avaient étaient entassés, mais ce n'était pas des hommes... c'était les femmes ! Les femmes avec leurs enfants gisaient au fond de ce trou, baignant dans la monstruosité et la douleur. Tous avaient été mutilés, il manquait de ça et là des jambes, des bras, une tête, ou autre chose. Même les nourrissons étaient morts. Le jeune londonien vomit sous les yeux de son accompagnateur. Il reprit son souffle :

- … qui … qui a fait ça ?, demanda-t-il.

Le trappeur s'approcha du premier macchabée qu'il vit, et se pencha dessus. Il regarda la tête de ce dernier, elle était coupée jusqu'à l'os mais des morceaux de la peau avaient été épargnés.

- Ils doivent être d'une tribu rivale, déclara Flench. Ils ont sans doute été capturés et torturés...

- Ils torturent aussi les enfants ?!

L'ancien soldat se releva et alla chercher les paquetages qu'ils avaient laissé plus loin. En le remettant sur son dos, il regarda autour :

- Ils n'ont aucune pitié. La morale est une valeur chère pour nous, mais nous oublions très vite que ces tribus n'ont pas grandi sous les mêmes yeux... nous sommes différents. Ils n'ont pas notre vision.

Ils étaient différents. Une simple question de mœurs. Ce qui est injuste pour nous et légitime pour eux, et inversement. Un nez, une bouche, deux yeux, ils étaient pareils que Waysler physiquement, mais pour le reste... Waysler voulait voir le monde, et il le vit. Lui qui narguait la tempête au milieu de l'océan, il déchanta bien vite en découvrant ce qu'il voulait tant voir : le monde, atroce vu de cette montagne de sang.

- Il faut partir, lança le trappeur.

Alaby fit quelques enjambés au dessus des corps, avant d'en voir un prit d'une convulsion spontanée. En regardant de plus près, Waysler vit les mains bouger, et la tête tentant désespérément de se relever. Il était toujours vivant. Alaby s'approcha du malheureux, sous les yeux stupéfaits de Jonathan.

- Mister Waysler...

- Il est encore en vie Mister, s'écria Alaby. Il faut l'aider...

C'était inutile. Se levant sur ses deux jambes, l'individu était d'une taille digne d'un colosse. Toute sa physionomie était recouverte du liquide rouge provenant du charnier dans lequel il trempait. Dans sa main droite, un couteau était fermement tenu. Waysler s’arrêta, et comprit. Tout autour, d'autres indiens se levèrent, la peau recouverte du sang de leurs victimes, avec les mêmes regards d'animaux qui les avaient scruté cinq jours durant. Contrairement à tout ceux qui étaient sur cette colline, ils n'étaient aucunement blessés. Les légionnaires du Démon ne saignent pas. Flench leva son fusil :

- C'est un piège...

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