Que la montagne est belle
Je me suis perdue dans ces petites routes de montagne. Je croyais qu'en 2020, avec le GPS, ça n'existait plus les équipées crispantes au fin fond de la France profonde, quand les villages ne sont indiqués aux carrefours qu'une fois sur deux, et qu'on a la pénible impression de refaire trois fois le tour du même pâté de montagnes. Je devais arriver à la station de ski dans les Pyrénées à 20 heures, à l'heure de la fondue, histoire de me détendre d'un long trajet en voiture, mais je ne débouche du labyrinthe de routes communales qu'aux alentours de 22 heures, passablement excédée.
Enfin elle est là, devant moi. Mais je me demande s'il est bien prudent d'entrer directement dans la grande salle où se tient le diner collectif. Dans mon état de nerfs actuel, je serais capable de m'énerver, et de faire mauvaise impression aux locaux. Pas l'idéal pour commencer une semaine de vacances, supposée a priori idyllique.
Je décide donc de temporiser largement, et de regarder autour de moi, le cadre majestueux pourrait me permettre un retour au calme accéléré. Je jette un coup d'oeil encore crispé au sommet qui surplombe la station, à l'Ouest. Je ne suis pas d'humeur à m'émerveiller, davantage en mode ronchon qu'en mode poétique. Cependant le spectacle qui s'offre à mon regard est vraiment inédit. Le soleil n'est plus présent sur l'horizon, il doit se trouver derrière la montagne, mais la lumière reste conséquente. Et de nombreux nuages encadrent le pic enneigé, rougeoyant dans un dégradé savamment orchestré. En professionnelle des spectacles son et lumière, je m'occupe actuellement de l'éclairage de la cathédrale du Mans, j'apprécie la performance artistique de la Nature. J'en viendrais presque à me dire qu'elle fait mieux que moi.
Plus je fixe ce coucher de soleil en milieu montagneux, plus je suis emballée. Il me semble que ce tableau présente une signification globale, je l'ai sur le bout du cerveau, mais je ne parviens pas à mettre le doigt dessus. Ah ! si, voilà à quoi ça me fait penser : le sacre, le couronnement de la montagne.
Ce sommet majestueux, paré des plus beaux atours, ces nuages parfaitement agencés, formant comme un cour se pressant autour du souverain. Et dessinant presque une couronne autour de sa tête. Le tout dans un festival de couleurs à base de rouge, des oranges plus ou moins foncés, des roses aussi, quand un nuage se mêle au blanc de la neige des pentes. Ce qui donne l'impression d'une grande fête trépidante, d'une cérémonie pour un sacre royal. Je peux presque sentir le nuage à gauche s'approcher du buffet, et demander à ce qu'on lui resserve une dose de lumière solaire.
Pour bien fixer dans ma mémoire l'ensemble du cadre, je reporte mon regard à l'est. Une paroi quasiment verticale monte vertigineusement à pic, à quelques centaines de mètres. Etrangement, elle ne se trouve pas dans la pénombre. Par un curieux effet de réverbération, la paroi est pleinement éclairée, alors qu'autour d'elle domine l'ombre. Une sorte de grand écran de roche lumineuse se détache, me faisant irrésistiblement penser à un écran de cinéma, de proportions bibliques.
Je sais quelle différence peut produire sur un spectateur une image de 10 mètres de diagonale, par rapport à la même image de 1 mètre. C'est toute la puissance des salles de cinéma. Mais ici je me prends à rêver : quel pourrait être l'effet d'une image haute de 300 mètres et large de 500 ? J'imagine un vaisseau spatial de cette taille défilant sur l'écran. Une impression écrasante. Déjà je me sens un peu petite devant les sommets qui me surplombent, mais un vaisseau de la taille d'une montagne ! Et voir le héros d'un film d'action haut de 300 mètres ? Il devrait laisser une impression de puissance, digne des plus musculeux Christs de Michel-Ange.
Je retombe brutalement sur terre en sentant une main se poser sur mon épaule :
_ C'est beau, hein ? Vous avez raté la fondue !
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