Le thé, moi et la nage

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De tout temps, je me suis montré aussi rapide que l'éclair, capable de me défendre seul, et fédérateur grâce à mon caractère jovial et extraverti. Depuis l’enfance, la routine m’a rebuté : quelle satisfaction pouvons-nous donc tirer à vivre les mêmes journées, composées des mêmes horaires séparant les mêmes actions, et ainsi jusqu’à notre dernier râle ? Ce sont, entre autres, ces raisons qui m’ont toujours fait préférer la ville à la campagne, car quoi de plus imprévisible qu’un regroupement d’êtres vivants ?


Si seulement tout ceci était vrai…


Reprenons sur de bonnes bases : de tout temps, je me suis montré extrêmement lent pour effectuer la moindre tâche, et tellement peureux que, face à une attaque, je me replie sur moi-même… Voilà pourquoi je suis parti vivre dans des bois profonds… Je m’appelle Monsieur Tortue, et je vous prie d’accepter mes excuses pour cette introduction mensongère, servant à atténuer la honte que je ressens à l’idée de vous raconter mon histoire, invraisemblable mais bien réelle…

Tout commença par une matinée des plus classiques : tout juste réveillé, je m’étais rendu à la cuisine pour me préparer mon traditionnel thé à la menthe dans l’optique de le savourer face à la fenêtre, en profitant des beautés offertes par les paysages de ces bois.

Soyons francs : tous les animaux que vous rencontrerez vous vendront les mérites de leur milieu naturel, le « truc en plus » qui le différencie du commun des habitats et en fait le « meilleur ». Je ne m’abaisserai pas à une telle puérilité… si je ne m’appelais pas Monsieur Tortue. Par conséquent, laissez-moi vous présenter l’atout majeur de la forêt où je vis encore à ce jour : sa rivière, aux flots clairs tels ceux des mers bordant les îles tropicales, et d’un bleu plus transperçant encore que celui des arcs-en-ciel, s’écoulant dans un son semblable à un chant divin donné, en toute improvisation, par une chorale d’oiseaux.

Or, ce matin-là, un détail inhabituel vint troubler ce tableau, et logiquement attirer mon attention : la vision d’une forme « rebondissante » sur l’onde, dont je ne parvenais pas à détailler les traits du fait de la distance séparant celle-ci de ma maison. Je tentais donc de deviner ce qui se cachait derrière l’apparition : « Il ne peut s’agir d’un poisson, puisqu’aucune espèce sauteuse n’habite aux alentours. Ni un oiseau, car il serait remonté vers le ciel… ». Après réflexion, une illumination me traversa et fit basculer le cours des évènements : « Petit Kangourou ! »

Lui et sa mère étaient de braves gens, arrivés au village à peine quelques mois plus tôt, et s’étant toutefois très rapidement intégrés grâce à leur caractère jovial et extraverti, bien réel les concernant. Sauf qu’à cet instant, le revers de leur énergie m’apparut suffisamment clair pour dépeindre un scénario catastrophe : jouant innocemment près du fleuve, l’enfant avait chu et se battait désormais contre les courants, essayant de sauter le plus haut possible pour rejoindre la terre ferme. À ce rythme, il allait fatiguer, perdre connaissance et se noyer : le compte à rebours avant sa mort s’était enclenché.

Il me fallait donc agir au plus vite et de la bonne façon, car la vie du bambin était en jeu. Mon premier réflexe fut évidemment de vouloir joindre les autorités compétentes… jusqu’à ce que je me rappelle que cela m’était impossible du fait de l’absence de téléphone fixe chez moi, et de l’inutilité de mon portable depuis une malencontreuse chute sur le trône.

Ni une ni deux, je sortis en direction des maisons alentour pour alerter le voisinage, à commencer par Dame Lapin, une brave jardinière à la qualité d’écoute très appréciable. Ayant atteint sa porte, je sonnai d’abord plusieurs fois, puis frappai vigoureusement tout en criant à l’aide, sans obtenir la moindre réponse. Le résultat fut identique auprès des habitations des familles Mouton et Écureuils. Et alors que je désespérais devant ce constat, un détail important me rattrapa : nous étions en pleine période de vacances scolaires, ce qui signifiait que bon nombre de mes voisins avaient pris la route ! Je compris que je n’avais plus d’autre choix que de me rendre moi-même près de la source pour sauver Petit Kangourou.

J’essayai donc de courir au plus vite vers ma destination, mais mon corps n’est pas façonné pour réaliser ce genre de prouesses. En « sprintant » de la sorte, j’obligeais mon organisme à fournir un effort « suranimal », si je puis dire, qui m’amena à effectuer de nombreuses pauses pour reprendre mon souffle.

Au moment où j’atteignis enfin le bord de l’eau, un calme pesant régnait dans l’atmosphère. Rien ne semblait avoir jamais été perturbé : des chants d’oisillons résonnaient, l’herbe dansait selon le tempo du vent, le courant suivait sa trajectoire habituelle… et pourtant, un malaise palpable me tordait le ventre.

Soudain, ma vue se brouilla et une affreuse migraine me saisit à mesure qu’une phrase s’invita dans mes pensées : « Il est trop tard… ». À ces mots, mes jambes cédèrent et des larmes amères se mirent à couler sur mes joues. « Il est mort par ta faute ! » me hurlait une voix intérieure, à laquelle je répondais « Je sais ! » de l’extérieur.

Lorsque ce dialogue devint aussi répétitif qu’un refrain pour mon esprit, une scène effroyable se dessina : j’imaginai deux gendarmes aux visages graves frapper au domicile de Madame Kangourou, les yeux rouges écarlates dus à l’inquiétude provoquée par le signalement de la disparition de sa progéniture. J’entendis ces brigadiers annoncer la terrible nouvelle à la mère qui, sous le choc, s’évanouit pour ne se réveiller que bien plus tard, dans un lit d’hôpital, en demandant : « Que s’est-il précisément passé ? ». Ses interlocuteurs se transformèrent brutalement en requins, lions et autres bêtes féroces, puis déclarèrent : « C’est à cause de Monsieur Tortue, qui se trouvait en état de réagir mais n’a pas su aider votre enfant ! Il est le seul coupable, et va payer pour son acte ! ». Ces derniers mots, hurlés et paraissant résonner dans un écho, me firent sursauter et revenir à la réalité pour formuler le raisonnement suivant : puisque j’avais fauté, je devais aller me dénoncer au plus tôt aux gendarmes. « Qui sait, pensais-je, peut-être ma peine se verra-t-elle allégée ? »

Sur place, je m’annonçai responsable d’un meurtre. En entendant ce mot, le gendarme sortit instinctivement ses griffes et feula, puis s’excusa et m’invita à m’asseoir en attendant le commissaire.

C’était un personnage très imposant du fait de son embonpoint, et qui se léchait en permanence la patte avant de la passer dans ses cheveux pour se recoiffer. Là-dessus, deux théories circulaient parmi les habitants : la première, plutôt méliorative, suggérait qu’il s’agissait d’une de ses méthodes peu communes pour déstabiliser les criminels en interrogatoires. La seconde, plus péjorative, laissait quant à elle entendre que ceci ne constituait que l’expression de l’immaturité du félin, s’amusant à narguer les suspects dont le crâne se dégarnissait.

Je fus finalement conduit en salle d’interrogatoire, où je relatai les faits passés, alternant tour à tour les tirades et crises de larmes, tandis que l’enquêteur caressait sa moustache d’un air perplexe. Mon récit achevé, il déclara :

« Ne le prenez pas mal, mais je crois que vous avez simplement halluciné : j’ai vu Madame Kangourou déposer son fils au centre aéré comme d’habitude, autour de huit heures… et demi…

— Mais c’est impossible ! m’exclamai-je en l'interrompant. Vous avez dû les confondre avec quelqu’un d’autre !

— Voyons, Monsieur Tortue ! s’indigna-t-il. J’approche de la cinquantaine, certes, mais je ne suis pas vieux pour autant, et encore moins atteint de la maladie d’Alzheimer ! En plus, vous m’avez coupé la parole !

— Désolé…

— Mouais… Bon, écoutez, je vais appeler la concernée pour lui poser directement la question et tirer au clair cette affaire. »

Sur ces mots, il composa le numéro et, après s’être présenté à son interlocutrice, mit son cellulaire en haut-parleur :

« — Monsieur Tortue vient de m'affirmer avoir vu votre fils se noyer dans la rivière…

— QUOI ?! s’écria-t-elle. Comment ça ?!

— Je l’ai vu à travers ma fenêtre, repris-je, la gorge nouée, et je n’ai rien pu faire…

— Que… quand s’est produit tout ceci ?

— Aujourd’hui, vers sept heures, je dirais. »

Il y eut un silence au terme duquel la mère éclata de rire. Mes yeux et ceux du commissaire s’écarquillèrent simultanément, tandis que Madame Kangourou cherchait à calmer sa respiration, avant de reprendre :

« Mais enfin, ce n’est pas mon fils que vous avez vu ! Comme nous étions en avance pour aller au centre, je l’ai simplement emmené près de la rivière pour lui apprendre à faire des ricochets ! »

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