LE TANGO DE LA LICORNE
Cité de Kafka.
Bloc 161.
Bâtiment 9.
Étage 2.
Appartement 17.
5 décembre 1998. 14 h 00.
— Ne te fâche pas, s’il te plait… Marina…
Lenny souriait. Il tremblait un peu. Marina le repoussa violemment.
— Va-t’en !
Lenny souriait toujours. Il lui manquait des dents.
— Pardon, Marina…
— Regarde-moi bien, dit-elle. Tu vas sortir d'ici et tu reviendras seulement lorsque tu auras récupéré l'argent du loyer. Tu as bien compris ?
Les effluves de l'alcool se reflétaient dans les yeux de Lenny. L'amertume de la vie, la douleur, la tristesse, la joie.
L’amour aussi.
— Lenny, comment as-tu pu me faire ça ? J’en ai assez, je ne veux plus te voir !
Alors, la démarche chancelante, il s’éloigna.
Marina claqua la porte derrière lui. Les battements de son cœur martelaient ses tempes.
Aïe ! Les prémices de la migraine…
Ça recommence…
Elle alluma la machine à café, inséra une dosette et appuya sur le bouton. Vibration lugubre. Puis le café coula, très noir. La caféine atténuerait faussement la douleur.
Elle s'installa sur le canapé usé et ferma les yeux.
Quand la propriétaire de l’appartement l'avait appelée tout à l’heure, pour réclamer son dû, Marina avait cru défaillir. Lenny avait proposé d’apporter le règlement du loyer. Évidemment, il avait bifurqué vers le bar, et il avait absolument tout dépensé. Entre l’ardoise du mois précédent, les tournées offertes à l’envi, les parties de poker interminables, il ne restait plus un centime.
Le piège de l’alcool s’était refermé sur eux au fil des jours. Insidieusement.
Elle ne s’était pas méfiée.
Je suis vraiment naïve.
Pourquoi gardait-elle toujours un petit espoir qu'il change ?
Parce qu'il est gentil. Ce n'est pas un mauvais homme. Il est malade.
Et sa maladie le tuait à petit feu. Elle ne pouvait rien faire contre cela.
5 décembre 1998. 23 h 00.
Aïe !
Marina prit sa tête entre ses mains et se recroquevilla.
À l'étage du dessus, un air de guitare. D'ordinaire, elle aimait entendre ces mélodies argentines flotter dans l'immeuble. Mais là, chaque note se transformait en brutal coup de marteau assené en plein front.
Du bruit, partout.
Les voisins de palier, eux, jouaient un drôle de morceau musical : la vaisselle s’éclatait au sol, les cris perçaient la cloison.
C'est tous les jours la même chose… Et ensuite ils se réconcilieront en grognant de plaisir… Du bruit… Encore du bruit…
Elle songea au brouillard envoûtant de la marijuana qui prendrait le relai, lorsque le couple aurait fait l’amour. Les effluves hallucinogènes s’insinueraient à travers chaque interstice pour se diffuser dans le couloir de l’étage.
Aïe !
La douleur se fit plus vive : une lame affûtée triturait sa chair.
Toujours des problèmes.
Elle fixa un morceau de tapisserie décollé, au bas du mur. Motifs démodés, datant des années 1970. Papier jauni et gras. La partie apparente du mur s’effritait sous le joug de la moisissure.
Survivre.
On frappa à la porte et un homme entra aussitôt, soutenant Lenny qui titubait, les yeux clos.
— Bonjour, Dorian, fit Marina.
L’homme hocha la tête.
— Je te le ramène. Il commençait à faire du grabuge.
Un éternel recommencement. Une scène vécue maintes fois.
Dorian déposa Lenny sur le canapé. Ce dernier prononça des paroles inintelligibles, avant de s’endormir. Il ronfla aussitôt. Bruyamment.
Une fragrance, lourde, d’alcool de mauvaise qualité, s'exhalait de ses pores.
— Il m’a expliqué. Pour le loyer. Je m'en suis occupé.
Marina haussa les épaules.
— Pourquoi ? Ce ne sont pas tes affaires. Et je ne pourrai pas te rendre ton argent.
— Je l’ai fait pour toi.
Marina ouvrit la fenêtre et inspira une bouffée d'air frais.
— Tu as eu tort. Tu ne dois rien attendre de moi.
Elle sortit un paquet de cigarettes de sa poche arrière et le présenta à Dorian. Ils restèrent immobiles, debout dans la semi-pénombre. Un réverbère, en face, éclairait faiblement la rue.
La brise, lutin invisible et joueur, souleva le voile transparent du rideau.
Marina et Dorian, anesthésiés par la misère de leur existence, regardaient le vide devant eux.
L'immensité du rien.
Lenny trembla et murmura des propos incohérents. Un bruit sourd : il venait de rouler du canapé et poursuivait son coma éthylique sur le carreau.
Marina écrasa son mégot dans un couvercle de boîte de conserve posé sur le rebord de la fenêtre. Puis elle se dirigea vers une pièce située sur sa droite. Quand elle revint, elle tenait une couverture. Elle couvrit Lenny et fit glisser un coussin du canapé sous sa tête.
Il grommela, poussa un cri rauque et se remit à ronfler.
Dorian écrasa le mégot de sa cigarette.
— Je m’en vais.
Un nuage gris traversa le regard de Marina.
— Merci, Dorian.
Il sembla hésiter, puis se tourna vers elle.
— Combien de temps ça va encore durer ? demanda-t-il, dans un souffle.
— C'est plus compliqué que ce que tu crois. Merci de l'avoir ramené. Une fois de plus.
— Oui, comme tu dis : une fois de plus.
Un long silence s'installa entre eux, entrecoupé de ronflements intempestifs.
Enfin, Dorian haussa les épaules, fit un geste de la main et partit.
Marina ferma les yeux, inspira, rouvrit les yeux : Lenny était toujours là.
***
6 décembre 1998. 8 h 15.
Lenny s'était réveillé à 3 h du matin.
Il avait uriné dans le lavabo, puis avait essayé de se préparer un casse-croûte. Mais les vapeurs alcoolisées embrumaient encore son cerveau. Il avait fait tomber le couteau qu’il tenait dans les mains et il avait commencé à s’énerver. Marina s’était donc levée pour lui venir en aide.
La nuit s'était poursuivie en une longue séance de pleurs. Lenny sanglotait, honteux. Il implorait son pardon et faisait moultes promesses qu'il ne tiendrait jamais.
Une fois de plus.
Il était parti travailler.
Lenny, employé technique pour Plasticlean, usine de recyclage des déchets plastiques maraîchers. Mission d’intérim de trois mois.
Il n’avait commencé ce nouveau contrat que depuis deux semaines et il montrait déjà des signes de faiblesse. Trois retards.
S’il se faisait remarquer une fois de plus… Marina n’osa songer à ce qu'il adviendrait d'eux.
Aïe !
Les maux de tête s’amplifiaient. Sous ses paupières, elle percevait l’agitation de son cœur. Pulsations en coups de couteaux. Vibrations grinçantes irradiant entre ses tempes. Elle se dirigea vers la machine à café.
Fichue migraine.
Les habitants de la cité de Kafka ne bénéficiaient pas du droit à la santé. Aller chez un médecin, c'était prendre le risque de devoir poursuivre avec des examens onéreux. Impossible pour elle d’être soignée.
D’autant plus que Lenny avait « bu » la somme prévue pour régler le loyer…
Elle imagina que mourir serait doux. Peut-être qu’elle se trouvait là, la solution. Radicale, certes. Mais… le repos éternel permettrait la fin des souffrances.
Une lueur, tapie dans un recoin de son âme, lui souffla :
Il faut vivre ! C'est ainsi. Ce n’est pas négociable.
Vivre… Elle ignorait ce que cela signifiait. Elle ne connaissait que le courage de survivre.
Elle survivrait, donc.
Seule.
Abandonnée dans ce taudis sombre et humide.
Qu’il en soit ainsi.
Elle chancela, se raccrocha au bord du plan de travail. Trop tard.
Elle perdit connaissance.
***
6 décembre 1998. 9 h 00.
La tendresse du geste sur sa peau la réveilla : Dorian était là et il essuyait ses larmes, caressait ses cheveux.
Dorian. Mon miroir inversé.
— Je suis là depuis vingt minutes. Je n’arrivais pas à te réveiller.
— J’ai mal. Mes migraines…
Il la prit dans ses bras et l’installa délicatement sur le canapé.
— J'ai trouvé des médicaments au marché noir. Pour soulager ta douleur.
Un rayon de soleil, égaré sur le sol, scintillait à côté de Dorian.
Un moineau se posa sur le rebord de la fenêtre. Il s'approcha prudemment du couvercle-cendrier.
Dorian… Une beauté sauvage…
Il sent si bon…
Il posa sa main sur la sienne.
Le rayon de soleil brilla un peu plus.
Le moineau sautillait de temps à autre.
Marina ferma les yeux et respira encore l’odeur émanant de Dorian. Il se rapprocha. Leurs cheveux s’effleurèrent : ses cheveux bruns à elle, longs, raides. Ses cheveux à lui, ondulés, épais. Indomptables.
— Laisse-moi, Dorian... S'il te plait...
Le moineau s'envola.
Le rayon de soleil recula.
Dorian se leva et se tourna vers la fenêtre. Il prit son paquet de cigarettes. La fumée grise et bleue sortait puis rentrait dans la pièce, repoussée par le vent léger.
— Lenny va bientôt rentrer, dit-elle.
Dorian ne se retourna pas. Il sembla s'adresser à la rue étroite, en bas :
— Pourquoi tant de loyauté, Marina ? Tu peux te raconter ce que tu veux, mais il va retourner au bar. Demain, ce sera pareil. Après-demain aussi.
— Tais-toi. Tu ne sais pas de quoi tu parles.
— Il n'est jamais là. Il mange, il dort et il s'en va. Et toi, tu l’attends, au lieu de vivre.
Marina se leva à son tour et traversa d'un pas vif la distance qui les séparait. Elle attrapa Dorian par le bras, le força à se retourner et à la regarder.
Un air de guitare s'échappa de l'appartement du dessus. Les notes gracieuses couraient en une farandole colorée, tandis que des éclats de voix cristallins, accompagnés de grognements graves, menaient un combat, non loin de là.
Demain, ce sera pareil. Après-demain aussi.
Marina porta ses mains à son crâne.
C'est du tango, songea-t-elle, tandis que sa vue se brouillait.
La Puñalada...
Une douleur fulgurante transperça son front.
— Aïe ! Dorian… Aide-moi… J’ai trop mal…
Le parfum envoûtant de Dorian l’enveloppa. Chaleur de son souffle dans son cou. Douce vigueur de ses bras.
Elle disparut à elle-même.
Les ténèbres l'emportèrent.
Obscurité.
***
6 décembre 1998. 14 H 00.
Elle s’éveilla : elle était allongée sur son lit.
Sur la table de chevet, une boîte de comprimés et un verre d'eau. Elle n’achetait jamais de médicaments. C’était assurément un cadeau de Dorian.
Elle souffrait.
C'est terminé : plus d'accalmies.
Elle toucha son front. Le contact, pourtant léger, déclencha une douleur brutale.
Elle se leva et gagna la salle d’eau. Face au miroir, elle examina son visage. Cernes un peu plus creusés, teint diaphane, regard plus intense que jamais. Et une tache violacée.
Ses pupilles se dilatèrent.
Voilà. C'est donc ça. Nous y sommes… À la métamorphose.
Elle songea à sa mère. À cette fatalité.
Elle aurait voulu passer au travers, comme on glisse entre les franges d'un rideau d'été. Mais elle aussi devrait subir la transformation de son corps. Elle aurait mal, encore et longtemps. Elle aurait le teint blême, le souffle court.
Elle aurait peur de mourir.
Et puis… Une fois la transformation effectuée… Sa vie deviendrait un enfer encore plus cruel.
Elle aussi connaitrait cette chasse à courre permanente, ce duel avec la mort.
Être une proie. En permanence.
Un fin duvet blanc était apparu sur ses avant-bras. Comme celui de sa mère, autrefois.
Une grande tristesse l’assaillit.
Ô, maman…
Il en est ainsi. De mère en fille. Il n’existe aucune échappatoire.
Elle porta un dernier regard à la tache violacée qui ornait son front.
Ma mutation est proche...
***
6 décembre 1998. 19 H 30.
La nuit était tombée. Le réverbère éclairait faiblement le séjour. La fenêtre ouverte laissait entrer les bruits de la vie nocturne.
Lenny était rentré tard. Sa silhouette mince et nerveuse se découpait dans la semi-pénombre.
Il fumait. Il exhala une bouffée, tapota sa cigarette d'un geste précis et mesuré. La cendre tomba dans le couvercle-cendrier.
Marina sentit le sourire de Lenny, un sourire furtif et doux. Elle attendit, une main posée sur le chambranle de la porte, le corps penché en direction de Lenny, en équilibre.
— Je ferai ce que tu m'as demandé, dit-il. Au moment voulu.
— J’ai confiance en toi. En ta loyauté.
— Je t’aime. Je t’aimerai toujours.
Ils se turent. Alors, un long silence entre eux, dense, intense, interrompit les sons lointains des roulements de voitures, le cliquetis des talons aiguilles de la prostituée au coin de la ruelle, le miaulement angoissé du chat empêché de rentrer chez lui.
Une sirène de police retentit.
Un chien aboya.
— Tu sais, murmura-t-elle, j'ai eu envie de Dorian. Ce sont ses phéromones. Il est en train de me prendre dans ses filets chimiques.
Ils se tenaient côte à côte, leurs épaules se touchaient. Lenny enserra sa taille.
Il murmura, comme s’il se parlait à lui-même :
— Je sais, je sais… C’est de cette façon que les tueurs de licornes ferrent leurs proies.
Dehors, des moucherons voletaient autour de la lumière jaunâtre du réverbère.
Maintenant, je peux entendre très distinctement le battement de leurs ailes. Et le grésillement du filament de l’ampoule aussi.
Comme maman, autrefois.
En bas, dans la ruelle sale, personne.
— Je ferai ce que tu m’as demandé, au moment voulu, répéta-t-il.
Il pressa le corps souple de Marina tout contre lui. Leurs regards, droits, fixaient un point imaginaire sur le mur en face.
— Ce moment est imminent. Tu en as conscience, je le sais.
— Oui. Je n’ai bu que deux verres, ce soir.
Marina déposa un baiser sur les lèvres de son compagnon.
— Je vais me coucher, dit-elle.
Le lendemain, Lenny était parti.
***
7 décembre 1998. 21 h 00.
Elle arrive...
Le lit était trempé de sueur.
Marina saisit la boîte de comprimés et lut les indications. Des antalgiques antipyrétiques. Elle les reposa sur la table de chevet.
Elle se remit à trembler. Elle ôta sa chemise de nuit et se dirigea vers la salle d’eau. Elle s’arrêta, s'appuya un instant contre le mur pour reprendre son souffle.
Elle avait chaud. Elle avait froid.
Elle entra dans la douche, fit couler l'eau chaude et se laissa glisser au sol.
Obscurité.
7 décembre 1998. 21 h 45.
S'était-elle endormie ou bien évanouie ? L’eau coulait toujours. Froide.
Marina se mit debout avec difficulté.
Un second cœur battait sous son front. Elle y porta les doigts et perçut un léger renflement.
Elle arrive…
Elle approcha son visage du miroir et écarta délicatement la frange de ses cheveux, dévoilant ainsi la marque violette.
Cette dernière — un rond aux contours parfaits — s’exprimait en un camaïeu de violets et de bleus miroitants. Une dizaine de stries indigo se déployaient autour.
La marque avait gagné en volume et prenait maintenant un aspect bombé.
Des ondulations parcoururent son front. Des remous, juste sous la peau, tel un fœtus nageant en eaux troubles.
Elle arrive : mon alicorne traverse le derme.
Marina referma le rideau de cheveux, puis revêtit le vieux peignoir gris de Lenny.
Le front brûlant, elle se dirigea vers le canapé, s'allongea, cala sa tête sur un coussin.
Une goutte de transpiration froide perla au coin de sa tempe.
Elle perçut les pas des six pattes d’une fourmi qui courait à l’assaut d’une miette.
Son téléphone gisait sur la table basse, parmi les canettes vides, un sachet de chips et un carton de pizza. Elle s’empara du petit appareil et chercha le numéro de Dorian dans son répertoire.
Après deux sonneries, elle entendit sa voix.
— Allo ?
— Dorian...
Elle tressaillit. Ses cœurs s'accélérèrent.
Ah ! Son odeur…
— J'ai besoin de toi... souffla-t-elle.
— Lenny est parti ?
— Oui, murmura-t-elle.
— Tant mieux.
— Ça fait deux jours.
— Tu aurais dû m’appeler avant. J’arrive.
— Dorian, j’ai peur... Je ne veux pas rester seule.
Elle trembla. Une deuxième goutte apparut sur sa tempe.
— Tu dois voir un médecin. Tu ne peux pas continuer comme ça.
Elle laissa son bras retomber le long du canapé. Le téléphone heurta le sol.
La douleur, aigüe, attaqua une fois de plus sa chair, telles des centaines de guêpes bourdonnanates plantant leur dard dans sa peau.
Marina tenta de se lever, mais son corps ne répondit pas.
Sa tête retomba sur le coussin humide.
Vais-je mourir ?
Le décor vacilla. Elle s’évanouit.
Obscurité.
***
7 décembre 1998. 22 h 00.
Un rai de lumière s'engouffra dans la pièce. Une odeur des plus troublantes l'accompagnait.
Son odeur.
Lui, debout et fort.
Elle, allongée et vulnérable.
Dorian s’approcha. Ils échangèrent un regard. Il s’agenouilla auprès d’elle.
— Tu n'as pas pris les comprimés que je t'avais donnés.
— Ces comprimés me tueraient. Ce sont des contrefaçons.
— Comment sais-tu cela ?
Tu connais la réponse.
— Je perçois les poisons.
Il la fixa.
— Tu perçois les poisons…
Oui. Et tu le sais parfaitement… Les licornes détectent toutes les toxines.
Dans les yeux de Dorian, naquit une couleur nouvelle. Une teinte orange foncé. Ombres mouvantes traversant ses iris couleur noisette. Un regard animal, sauvage.
Un regard de… prédateur.
Marina tressaillit.
Ce n’était pas le doute, non. Putôt la perception fine, comme une alerte sur la peau, du péril face au tueur. Danger aigû entremêlé aux fils d’un irrépressible désir sensoriel .
— Qu’y a-t-il ? Tu as froid ? demanda-t-il.
— Non… J'ai peur de toi. Là, maintenant. Je ne sais plus…
— C’est la fièvre. Tu as des frissons, et tu commences à délirer.
— Oui, ce doit être ça...
— Il faut que tu dormes un peu.
Il la prit dans ses bras et l'emporta dans la chambre. Il l’allongea sur le lit.
— Dorian… Reste avec moi…
Il ne répondit pas, quitta la pièce et revint auprès d'elle. Il tenait dans sa main un gant humide. Il souleva les cheveux de la jeune femme.
La marque violette miroitait. Ronde, bombée, vibrante.
— Tu vois, dit-elle, il n'y a rien à faire.
Il déposa le linge frais sur le front de Marina.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je ne sais pas, mentit-elle.
Dorian gardait les yeux fixés sur la marque bombée.
Ses pupilles se rétractèrent. Ses iris, lumineux, étaient maintenant tout à fait couleur d’ambre. Ils irradiaient d’une intensité fauve.
Le parfum de sa peau, plus dense, enveloppa Marina; elle inspira profondément, envahie par une sensation de volupté étrange, diffuse.
Il me soumet. Et moi, je plonge…
À l’étage, au-dessus, un raclement au sol. Quelqu’un déplaçait une chaise.
Il y eu un silence, bientôt suivi par une vibration traversant le plafond. Pluie légère de notes tombées en rasgueado fragile. Guitare.
La Puñalada. Il rejoue ce célèbre tango milonga.
Encore et encore…
Puñalada.
Poignardée.
Leurs regards se croisèrent : celui de Dorian, incandescent, semblait allumer l’espace, insuffler la vie autour de lui ; celui de Marina, aigu, perçant, brûlait d’une fièvre à peine contenue.
Elle effleura son visage, du bout des doigts.
— Je dois dormir. Je suis épuisée.
Le guitariste semblait toucher les cordes brièvement, sans même les pincer. Peu de rebond. Notes étouffées aussitôt jouées.
Agilité des doigts effectuant leur attaque avec précision et quelque nervosité.
La ligne mélodique, jouée en staccato, se diffusa.
Vive. Tendue. Énergique.
Crescendo.
Dorian posa le gant encore frais sur le front brûlant de Marina, puis s’allongea près d’elle. Elle se tourna vers lui et posa sa tête contre son épaule. Son corps se détendit et elle s’endormit.
Dorian s’endormit aussi.
8 décembre 1998. 00 h 30.
À l’étage, le voisin du dessus s’exerçait encore à la guitare.
Il jouait de manière plus rapide, syncopée, accentuant davantage les contretemps.
Marina ouvrit les yeux et resta immobile, à contempler le visage endormi de Dorian.
Qu’il est beau…
Il portait une chemise dont les boutons, nacrés et pâles, renvoyaient une lueur douce dans l’obscurité. Marina glissa ses doigts sur le tissu, s’attardant un instant sur chaque attache, puis elle les défit une à une.
Dorian, plongé dans un sommeil profond, ne réagit pas.
Elle observa la poitrine de l'homme se soulever au rythme lent de sa respiration.
Alors, lentement, elle enfouit son visage dans le creux de son cou.
Il sent si bon… Je ne veux plus résister.
Troublé dans son sommeil, Dorian tressaillit. Ses paupières s’ouvrirent.
Dans ses prunelles, la lueur orangée reparut, plus vive, plus profonde.
Marina approcha son visage tout près du sien et elle l’embrassa.
Un baiser voluptueux. Ardent.
Alors, Dorian glissa ses doigts dans la chevelure de Marina. Son autre autre main s’insinua sous le peignoir entrouvert.
Il la fit basculer en arrière, retrouva sa bouche.
La Puñalada.
Arpèges mineurs.
Les doigts du musicien couraient et pinçaient les cordes de la guitare en un rasgueado furieux, presque endiablé.
Marina aida Dorian à se défaire de sa chemise. Elle caressa son torse du bout des doigts, tandis qu’il faisait glisser le tissu du peignoir sur ses épaules.
Elle l’attira à elle et l’embrassa. Encore. Avec gourmandise.
Il la serra contre lui et dessina la courbe soyeuse de ses seins, la cambrure de ses reins.
Leurs souffles s’entremêlèrent.
Les mains de Marina firent glisser le pantalon de Dorian, pour mieux enserrer ses fesses. Il gémit de plaisir tout en la pressant plus fort contre sa peau.
Ils se retrouvèrent nus, enlacés.
La marque sur le front pulsait d’une lumière douce, changeante, dans des nuances violettes et bleutées. Attiré par les reflets mouvants, il y jetait parfois un regard.
Les doigts de Marina glissèrent sur le torse de Dorian.
Puis, elle saisit délicatement son intimité.
Il ferma les yeux.
Elle le sentit tressaillir sous ses mains. Elle se pencha sur lui, l’embrassa avec fougue. Il répondit par des baisers sauvages, puis l’attira sous lui.
Elle l’invita de ses cuisses.
Il s’enfonça en elle, lentement.
Une chaleur intense envahit le centre de sa féminité.
— Oh…fit-elle
Les yeux de Dorian : deux incendies.
— Je t’ai tant désirée, avoua-t-il, dans un murmure.
Marina enserra les hanches de Dorian, le pressant contre elle pour l’attirer plus profondément. Le souffle court, il caressa son visage, l’embrassa tendrement. Il ralentit un instant la cadence. Ils ondulaient, ensemble, dans un océan voluptueux de vibrations charnelles et de soupirs exaltés. Puis, Dorian intensifia ses mouvements.
Une vague immense approchait.
— Encore…
Le rythme s’accéléra. Plus fort. Plus vite. La vague s’abattit sur eux et les engloutit.
Ils crièrent à l’unisson.
L’univers disparut.
Ils étaient l’univers.
Orgasme.
Dans un ultime élan de désir, Dorian étreignit Marina. Ses mains remontèrent doucement ses hanches, effleurèrent ses seins, puis glissèrent autour de son cou.
Elle frissonna.
— Tu me serres trop, murmura-t-elle.
Un sourire carnassier apparut sur le visage de Dorian.
— Tu as peur de moi ?
Il exerça une pression plus forte.
— Pardonne-moi, murmura-t-il. Tu n’as pas le droit d’exister.
Marina voulut crier, mais aucun son ne sortit. Une pulsation sourde surgit de nouveau, au centre de son front.
Elle écarquilla les yeux. Sa vue se troubla. Manque d’oxygène.
Dorian continua de chuchoter à son oreille :
— Les monstres tels que toi ne devraient jamais voir le jour.
Marina ferma les yeux. La marque violacée se mit à enfler.
Un fluide nouveau parcourut ses veines, son corps tout entier, et elle se sentit revigorée d’une force surnaturelle.
Elle saisit les poignets de Dorian et les écarta vivement de son cou. L’air emplit à nouveau ses poumons. Dorian tenta de se libérer.
En vain.
Au-dessus de leur duel, le musicien excellait dans un staccato maîtrisé. Brièveté du son, créé pour être aussitôt tué. Coups de poignard surgissant au travers d’infimes silences.
— Cette fois, la victoire change de camp. Tu es tombé dans mon piège.
Marina baissa la tête.
La marque violette se déchira.
Cri de douleur.
Cette nuit, nous aussi, nous serons bruyants. Et personne ne s’en inquiètera.
Alors, elle inclina encore la tête, d’un mouvement brusque. Une pointe émergea, s'allongea d’un coup sec en se vrillant dans l’air.
L’alicorne passa juste au-dessus du crâne de Dorian.
Marina plongea son regard dans le sien.
— Tu as peur de moi ? Les rôles s’inversent, susurra-t-elle. Maintenant, JE chasse et TU vas mourir.
— Non, je…
— Je détecte et je chasse le mal. Et...tu es le mal, Dorian.
La corne s'allongea de nouveau et transperça le sternum du chasseur avec une vélocité telle, que Dorian n’eut même pas le temps de réaliser qu'il allait mourir.
La lueur orangée, tapie dans ses yeux, s’éteignit pour l'éternité.
Les notes de musique s’évanouirent.
Silence.
***
8 décembre 1998. 3 H 00.
Lorsque Lenny rentra, Marina, près de la fenêtre, expirait encore une fois la fumée bleue, percevant de manière détaillée tous les poisons qu'elle contenait.
Il faisait nuit noire. Seul un petit halo fragile, provenant du réverbère, luttait sans conviction pour apporter un peu de lumière.
— Alors tu avais raison, fit Lenny. Dorian était bien l’un des chasseurs.
Son regard s'attarda sur l'appendice frontal de Marina. Une longue corne torsadée, massive à sa racine, qui s'affinait ensuite pour se terminer en une belle pointe luisante.
— Leur odeur les trahit, se contenta de répondre Marina. Je n’avais pas le moindre doute à son sujet.
La première fois que j’ai humé cette odeur si particulière, c’est le jour où ils ont piégé maman.
Lenny s’était approché. Ses doigts glissèrent lentement sur l’unicorne.
— Tu te souviens, murmura-t-il, lorsque nous étions enfants et que nous allions jouer au Paradis de la Guimauve ?
— Oui. J'adorais ce parc d'attractions. Nous étions heureux et insouciants.
— J’avais gagné un ballon en forme de licorne. Pour toi…
Les stands colorés, les peluches douces, les bonbons, les rires. Ma petite main dans celle de maman...
— Oui… Nous étions si heureux alors, répéta-t-elle. Puis un chasseur de licornes a tué maman.
— C'est là que j’ai promis de te protéger. Je ne suis peut-être qu'un humain, mais je veillerai sur toi toute ma vie.
— Oh, Lenny…
Marina choisit de reprendre sa forme humaine et ils s’étreignirent.
Elle pleurait. Lenny caressa ses cheveux avec tendresse. Il les trouva encore plus soyeux que d’ordinaire.
— Tout ira bien. Tu as réussi.
***
Dans neuf mois, une ravissante petite créature naitrait. Elle hériterait aussi de l’odeur de son père : les tueurs ne pourraient donc pas l’identifier comme licorne.
Lenny comprit qu’il aimerait follement l’enfant. L’enfant deviendrait sa fille chérie. Il l’aimait déjà, d’ailleurs.
Marina avait tout prévu.
Je refuse que ma fille soit pourchassée toute sa vie. Il faut que cette malédiction s’arrête, avait-elle affirmé, un soir où ils évoquaient le désir d'avoir un bébé.
Ce n'est pas une malédiction, avait-il répondu. Mais le monde n’est pas prêt à vous accueillir.
Cela n’avait pas été facile pour lui de se lier d’amitié avec Dorian, d’accepter de laisser Marina seule avec son prédateur… De faire semblant d'être alcoolique pour tromper l’ennemi, puis tomber au final réellement dans l’enfer de l’éthylisme…
Il s'était détruit la santé. Dommage collatéral.
Lenny caressait toujours la chevelure de Marina. Elle ne pleurait plus et s'était blottie tout contre lui.
Il avait une confiance totale en elle. En son intelligence. En sa force de résilience aussi.
Les lignées de licornes étaient extrêmement rares et ces êtres singuliers avaient appris à survivre et à résister aux difficultés inhérentes à leur condition.
Se cacher au sein des humains. Taire leur incroyable nature. S’invisibiliser au maximum afin de ne pas attirer l’attention. Essayer d’avoir une vie “normale.”
Lenny était un homme d’honneur : il respectait toujours ses promesses.
Même un serment prononcé à l’âge de huit ans.
Il embrassa sa femme sur le front :
— Je vous protégerai toutes les deux. Je te le promets, mon amour.

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