Généralissime

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La nuit était calme dans cette ville que l'on aurait pu croire déserte à première vue. Les rues et les ruelles ne voyaient que peu de personnes à cette heure-ci et il n'y avait que peu de voitures garées à l'extérieur, encore moins qui roulaient. La nuit n'était pas tout à fait fraîche : le climat doux de cette ville côtière compensait l'arrivée imminente d'un hiver menaçant. C'était la première ville au sud de la capitale. La première ville importante, la première ville moyenne approximativement épargnée par la guerre civile.

Dans un quartier près du littoral où quelques commerces animaient la vie quotidienne des habitants, une voiture noire apparut dans les rues irrégulières de ce quartier populaire. Bien que les habitants n'étaient relativement pas pauvres, il était difficile pour eux d'avoir une voiture de ce genre et ceux-ci avaient le bon sens de ne pas rouler la nuit. Les rues parfois étroites du quartier rendaient difficile la progression et des criminels pouvaient profiter de cet avantage naturel.

La voiture était assez robuste pour emprunter des chemins délicats et suffisamment grande pour transporter plusieurs passagers avec leurs bagages tout en leur garantissant un semblant de confort. Un engin qui n'avait pas vraiment d'utilité dans une ville comme celle-ci.

Le véhicule s'arrêta sur le côté d'un bâtiment noirci par la nuit et éclairé par les lumières qui s'échappaient de l'intérieur. Deux hommes sortirent de la voiture. Le passager était vêtu de noir avec un feutre gris et une écharpe de couleur indistincte, tandis que le conducteur portait une casquette et un costume gris foncé. Ce dernier prit les bagages et tous deux entrèrent dans le bâtiment.

L'intérieur apparaissait spacieux mais pas très grand. Ce n'était pas vraiment un hôtel ni un restaurant ou un café. Le terme d'auberge semblait lui convenir bien que ce ne fut pas le cas. Il s'agissait en fait d'un petit immeuble d'habitation dont l'un des résidents avait réussi à récupérer la partie inférieure. Il avait ensuite aménagé l'endroit pour y établir une activité.

Les deux hommes prirent la table immédiatement à droite du comptoir, celle qui était la moins visible depuis l'entrée. L'homme à la casquette déposa les bagages alors que l'autre déplaçait sa chaise pour la mettre dos au comptoir. Il s'était ensuite installé perpendiculairement à la chaise, le bras sur le comptoir et la main tenant sa tête. Il regarda le comptoir vide, puis, le reste de la salle. Finalement, un serveur vint vers eux.

« Je ne pensais pas vous voir ici, dit celui-ci.
  • File-nous quelque chose avec des produits frais, répondit l'homme au costume gris.     
  • N'espérez pas du luxe, conclut le serveur. »

Il revint une dizaine de minutes plus tard avec deux soupes à la tomate et deux omelettes aux pommes de terre. Il repartit ensuite s'occuper de ses quelques autres clients. Les deux hommes profitèrent de leur repas sans se dire un seul mot. Ils étaient trop fatigués et affamés pour se parler. Mais pas assez pour réclamer leur dû au serveur : « File-nous deux chocolats chauds » dit toujours le même homme.

Le serveur, qui était aussi le gérant et le propriétaire de l'établissement, était réticent à le leur apporter : le chocolat n'était plus aussi accessible depuis le début de la guerre civile, bien qu'assez courant. Ce chocolat venait directement de sa réserve personnelle et préférait le garder pour lui ou des clients qui le méritaient, c'est-à-dire, riches. C'était aussi la seule chose un peu raffinée qu'il proposait. Finalement, il leur apporta les deux boissons chaudes.

« Fatigués ? » demanda le propriétaire.

L'homme vêtu de noir s'était de nouveau mis à soutenir sa tête. Il ne s'efforça pas à s'en détacher pour répondre : « Ça fait depuis hier matin que nous sommes repartis sur la route à parcourir des chemins de montagne et des pistes de campagne. Si au moins on pouvait dormir dans ces voitures-là ; mais faire tout le trajet depuis le Quartier Général de l'État-Major jusqu'ici en trois jours... autant me nommer directement amiral. En plus, s'il faut attendre un bateau ou un avion pour nous rendre sur l'Archipel... »

Le gérant allait rentrer chez lui à l'étage ; il faisait nuit et pouvait bien laisser ses clients se débrouiller tout seuls à cette heure-ci, mais il eut une dernière recommandation pour les deux hommes : « Faites attention avec vos manteaux et vos vestes. »

Sans rien ajouter à cela, il partit. Les deux hommes ne s'étaient pas inquiétés outre mesure de ce conseil et reprirent le cours de leurs pensées dans la nuit légèrement éclairée de l'auberge, accompagnés par le silence ambiant. L'homme au costume gris brisa un instant ce silence : « Nous devrions peut-être prendre une chambre, commandant. » Toujours aussi calme, l'homme à l'écharpe claire répondit : « Plus tard, lieutenant. Attendons que le sommeil nous vienne. »

Le soir tranquille passait alors que les rares clients encore présents occupaient leur temps à quelques jeux auxquels il leur était possible de jouer en ces temps difficiles, le plus souvent avec des cartes. D'autres, en revanche, ne jouaient pas et préféraient dormir ou se reposer. Il arrivait aussi que des clients entrent ou sortent pour une raison ou une autre, sans pour autant avoir un but vraiment précis de ce qu'ils allaient faire. Les deux hommes s'accommodaient bien de cette atmosphère.

Celle-ci fut interrompue par l'arrivée brusque de cinq hommes. Tous portaient l'uniforme de l'Armée. En outre, ils étaient tous lourdement armés, chacun disposant d'au moins plusieurs pistolets et d'un gilet pare-balles lourd. Deux avaient un fusil et deux autres, un pistolet-mitrailleur. Celui qui semblait le moins armé des cinq gardait en permanence une radio en main et l'utilisait souvent, envoyant et recevant sans cesse des messages.

Ces hommes inspiraient de la méfiance chez ceux, parmi les clients, qui étaient encore éveillés.

« Écoute-moi bien espèce de rebut de la société ! Je veux des informations ! »

L'homme à la radio venait de brusquer un client et ce dernier ne semblait pas vouloir lui répondre. Le militaire sorti alors un pistolet de sa veste et appuya violemment la crosse contre le thorax de l'individu, qui se retrouvait ainsi pris en tenaille, dos au mur.

« Je veux savoir où se cache cette espèce d'escroc que tu dis être ton ami ! Ce sale profiteur de guerre ! Parle ! »

Le civil réussit difficilement à exprimer quelques mots : « Il est mort, je vous dis ! »

Le militaire libéra le suspect de l'étreinte qu'il lui faisait subir, mécontent. Il ne croyait pas à la mort du fugitif et contenait sa colère en réfléchissant à toutes les pistes qui auraient pu l'amener à la capture du scélérat. Il interrompit le flot de ses pensées lorsqu'il vit les deux hommes légèrement cachés derrière l'extrémité du comptoir. Il se dirigea vers eux avec ses hommes et n'hésita pas à donner ses ordres : « Fouillez-les, et au moindre geste, tirez ! »

La fouille était brutale. Elle devait être à la hauteur du danger que représentaient ces suspects. Elle l'était, de surcroît, par le fait qu'ils devaient être prêts à faire feu à tout moment. Une précaution qui ne se prenait que pour des individus recherchés morts ou vifs. Seuls les criminels de la pire espèce avaient ce privilège.

Le militaire tenait fermement la radio et le pistolet sur lui. Lorsqu'un de ses hommes lui remit les passeports des proscrits, il lâcha la radio pour les prendre ; un geste qui trahissait sa peur, lui qui la gardait toujours en main. Il vérifia les passeports, à l'affût du moindre signe de contrefaçon.

« Baissez vos armes ! »

L'ordre fut rigoureusement exécuté et son commanditaire rangea son arme.

« Excusez-moi, commandant. Nous avons reçu le signalement de deux dangereux criminels communistes. Il s'agit d'une erreur. » dit-il, puis, alors que le commandant ne faisait pas attention à lui : « Vous ne devriez pas rester ici, commandant, la ville n'est pas sûre. Depuis la rafle au grand gymnase, les communistes sont particulièrement agités. Rien que la semaine dernière, quatorze officiers ont été assassinés, dont neuf pendant l'attentat à l'hôtel de ville. »

Le commandant laissa le silence s'installer. Pendant ce temps, il avait sorti une montre de sa veste. Une très belle montre en argent massif qui brillait intensément. Il regarda l'heure avant de ranger le précieux objet à sa place. Il répondit finalement : « Vous avez sûrement mieux à faire, caporal. »

L'intérêt pour la sécurité occupait une part prédominante dans la personnalité du caporal, si bien qu'il avait un immense respect pour ses supérieurs, officiers. Ceux-ci lui reconnaissaient, en effet, une valeur certaine sous leur commandement. Il menait toujours ses missions à terme, la sécurité n'avait pas de prix à ses yeux.

« Permettez-moi au moins que j'affecte des hommes à votre protection, commandant. »

Le caporal n'ayant pas reçu l'interdiction de le faire, celui-ci posta deux hommes dans la salle : un au fond et un au milieu, respectivement armés d'un fusil et d'un pistolet-mitrailleur.

Le reste de la formation quitta l'établissement après que son chef eut salué les officiers d'un simple : « Commandant. »

Il n'était rien advenu de remarquable pendant tout le reste de la nuit. Au lever du jour, la ville commençait à peine à se réchauffer grâce aux rayons du soleil. Il était dix heures et les deux officiers étaient sur le départ. Ils profitèrent encore un peu de l'auberge, prirent un petit déjeuner et préparèrent l'emploi du temps de la journée. Ils décidèrent néanmoins d'avoir une dernière petite discussion avec le gérant.

« Dis-moi, tu n'aurais pas reçu de la visite, récemment, par hasard ? Fais bien attention à ce que tu vas répondre, ça pourrait bien être la dernière chose que tu fais. »

En dehors des menaces, l'aubergiste mis un certain temps avant de comprendre la phrase du lieutenant : « Une jeune femme est venue ici. Une femme charmante, cheveux brun clair, yeux bleus et uniforme de l'Armée. Elle avait un colis sur elle, il est dans la cave. Elle m'a dit que si on me le demandais, je devais répondre que tout est prêt, ici et chez les autres. C'est ta fiancée ? »

La dernière remarque du gérant, bien qu'éventuellement déplacée, n'avait rien changé à l'attitude stoïque du commandant. Celui-ci, toujours avec son calme caractéristique, ne laissait rien paraître de ses pensées. Il pouvait être satisfait des renseignements mais se limita à répondre : « Vous êtes hardi, pour un civil. » Les deux hommes partirent peu après ce court échange.

La voiture s'arrêta devant le plus grand et le plus luxueux hôtel de la ville. Un bâtiment en pierre, clair, couleur sable, qui réfléchissait la lumière du jour et qui pouvait être aperçu depuis certaines parties du rivage. Il se démarquait fortement dans le quartier central, le quartier le plus riche de la ville. L'extérieur laissait bien imaginer à quel point l'intérieur était splendide : tapisseries en tout genre, meubles en bois doré, lustres en cristal, statues en marbre et en or, tableaux de maître... Les deux officiers montèrent aux étages supérieurs où ils rejoignirent un capitaine dans l'un des nombreux salons de l'hôtel.

« Le voyage a été long ? demanda le capitaine.
  • Une patrouille nous a fouillés, lâcha le lieutenant.
  • Je veux bien le croire. »

Le capitaine chercha quelque chose dans la veste de son uniforme et expliqua : « Les deux responsables de l'attentat à l'hôtel de ville sont toujours en liberté. Enfin... ceux qui ne sont pas morts ou en prison. Le Haut Commandement a lancé un avis de recherche contre eux. Voici la photographie. » Celle-ci était en noir et blanc. La netteté ne permettait pas de bien voir les détails. Mais l'image montrait deux hommes jeunes aux habits sombres, comme l'étaient les deux officiers.

« Lorsque je commanderai l'État-Major, ils auront intérêt à me laisser tranquille. »

Le lieutenant eut vite fait de réagir à cette dangereuse déclaration : « Vous ne devriez pas dire ça à voix haute, commandant. Certains pourraient y voir de la trahison. Est-ce que vous êtes subitement devenu suicidaire ? »

Le commandant répondit d'abord d'un subtil sourire confiant et plein d'autorité avant de reprendre : « Je prendrai la place du Généralissime, je suis déterminé à ce que cela arrive. »

Le capitaine guida ses invités jusqu'à sa chambre de façon à être plus tranquilles lors de leurs discussions, non pas que le salon désert fut plus bruyant. Simple précaution que la vie militaire leur avait enseigné, bien que personne ne serait venu les déranger. L'intérieur de la chambre était tout aussi splendide que l'hôtel en général.

« La plus grande et la plus belle des chambres, donc aussi la plus chère.
  • Pas cette fois, commandant. L'hôtelier m'a confié votre clef. »

L'homme en uniforme sortit la clef en question d'une des poches de sa veste, la déposa sur la table et laissa s'échapper un sourire malicieux.

« Votre petite amie, la femme qui vous a fait chavirer le cœur...
  • Capitaine, la ferme. »

Légèrement embêté, le commandant réussit à calmer la plaisanterie, même si l'ambiance restait bien joviale et que le capitaine gardait toujours un sourire qui feignait l'innocence. Finalement, ils récupérèrent tous un peu de leur sérieux.

« Si ça vous intéresse, nous avons détourné trois chargements d'armes et de munitions de l'Armée. Les camions avaient même une grande quantité de grenades de tout type. Il y en a assez pour lancer un assaut contre une forteresse. » informa le capitaine.

La satisfaction du commandant faisait bien comprendre que l'assaut allait avoir lieu dans un futur proche. Ses partisans étaient suffisamment préparés pour s'assurer une victoire rapide. Mais la possibilité de l'échec inquiétait toujours les autres conspirateurs. Ils pensaient alors à ces derniers jours qu'ils pourraient passer en compagnie d'une belle et séduisante femme.

« Si j'avais su que la guerre civile ferait toujours rage aujourd'hui... Jusqu’à mes cinq ans ça allait, mais ensuite il y a eu le soulèvement et mes parents sont morts... Un ans plus tard, ledit soulèvement réussi à prendre la capitale et à proclamer le premier gouvernement de la république. Deux ans plus tard, les communistes s'emparent à leur tour de la capitale et l'État-Major décide qu'il veut établir un gouvernement militaire. Et maintenant, plus personne n'arrive à tenir la capitale plus d'un an pour espérer être capable de revendiquer le pays en entier. À cause de ça, tout le monde a décidé d'installer sa capitale provisoire dans les montagnes : les monarchistes dans le Nord, les nationalistes dans le centre du pays, et les communistes dans le Sud. Il n'y a jamais eu autant de montagnes de toute l'histoire du pays. »

Le commandant s'arrêta un instant. Il trouvait tout ceci bien triste. C'était aussi une des raisons qui l'avaient poussé à vouloir prendre le pouvoir. Cette période trouble du pays avait bien trop duré. Il voulait y mettre un terme et qu'il y ait un bon gouvernement.

« Dire qu’au début il y avait la monarchie, les nationalistes lui ont réclamé la démocratie. Ensuite il y a eu la république, et les communistes lui ont réclamé l’égalité. Nous sommes un pays sous-développé, mais si tout le monde veut améliorer le pays, alors... »

Toute la journée durant, les trois officiers avaient perfectionné un plan d'attaque. Il ne restait du jour, que les couleurs chatoyantes qui s'échappaient dans le ciel. La silhouette sombre du commandant se trouvait au dernier étage. Il s'y était rendu par la porte dissimulée qui menait à la plus grande et la plus belle des chambres de l'hôtel. La clef ouvrit la porte.

L'homme se dirigea en direction de la première terrasse qu'il trouva. Les lieux donnaient sur l'océan et l'air y était frais. Le paysage donnait une impression de solitude mais aussi l'intense sensation d'être en vie malgré les heurts des événements. Le commandant ne resta que peu de temps à l'extérieur.

Dans le grand lit qui se trouvait désormais face à lui, une femme y était assoupie. Une belle femme aux cheveux noirs très sombres. L'homme lui caressa tendrement le corps, l'éclatante chevelure, et son radieux visage. Un visage qui s'anima doucement alors que les caresses ne s'arrêtaient pas. La femme finit par se réveiller complètement, et le militaire lui scella fougueusement la bouche du plus passionné des baisers. Lorsqu'il mis fin au long et langoureux baiser, la femme le tenait toujours très fort dans ses bras, son corps collé au sien, et ses seins se pressant généreusement contre lui. Elle lui avait faiblement dit, tant par crainte que par amour, ces quelques mots : « Je ne veux pas qu'ils t'arrêtent. S'ils te tuent... »

Le commandant souri à pleines dents de son plus grand sourire et de la plus grande passion de son être, les yeux brillants.

« Personne n'est capable de m'anéantir : je suis un idéaliste, et les idéalistes sont les plus dangereux... »

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