La Muse des Opprimés

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Il était une fois Gisèle De La Mignardise, la seule, l’unique, et heureusement !

Gisèle De La Mignardise se traînait depuis la naissance une tronche à sortir du Necronomicon, à tel point que la sage femme, qui n’en avait vu de telle malgré ses vingt-cinq ans d’expérience, la fit tomber par terre et s’enfuit sans demander son reste dans la nuit froide et obscure, cela sans même couper le cordon !

À la fois goule et momie, liche et gargouille, affublée d’un corps de gobelin mal proportionné, d’une coiffure hirsute aussi épaisse qu’un buisson de barbelé et d’une voix de sorcière si perçante qu’elle vous vrillait les tympans, elle avait pour seul atout son intelligence pratique (laquelle manque à beaucoup, mais passons) : n’aimant pas la solitude et ses affres, elle avait pris l’habitude, depuis sa plus tendre enfance, de payer les garçons pour les contraindre à passer du temps avec elle.

Ainsi offrait-elle chaque jour au fils du boucher, une larve adipeuse aussi laide que cancre, des pains au chocolat. Le vaurien, par le gras à lécher, ne manquait jamais ce rendez-vous doré. Qu’il pleuve ou qu’il neige, qu’il vente ou que le soleil vous crève la rétine, il se tenait à ses côtés et lui contait moult fariboles, pendant que leurs camarades de basse extraction se moquaient d’eux au point de convulser.

L’argent coulait à flots puisque les époux De La Mignardise, deux bourgeois bien gras, dirigeaient quelques multinationales obscures de l’autre côté de l’océan ; ainsi quand les pains au chocolat de l’enfance se convertirent en tablettes et autres consoles de jeu à l’adolescence – selon les lois de l’inflation – ce ne fut guère un problème.

Gisèle De La Mignardise avait compris très tôt, à observer ses géniteurs de ses yeux torves et les écouter de ses oreilles biscornues, que tout, absolument tout, se résolvait à grands coups de billets. Et comme ces deux rapaces altiers déclinaient les pires défauts que l’humanité puisse porter – et supporter – elle était à bonne école, cette fois-ci.

En les imitant, elle pensa pouvoir se débarrasser de sa virginité une fois l’autonomie financière acquise, mais ce ne fut pas une sinécure, loin de là !

Installée dans un manoir aussi ravissant que labyrinthique, elle apprit à ses dépens que l’argent n’achetait pas tout : elle avait beau vouloir offrir toute la gamme d’Apple à de jeunes adultes désœuvrés, vivotant dans les banlieues les plus crasses qu’elle côtoyait le soir, espérant trouver un godemiché biologique disponible pour un plan cave, rien n’y fit… même un château en ruine, sans chauffage et hanté, semblait plus alléchant que la petite grotte stagnante et perdue d’une créature hideuse offerte sur plateau doré !

« Mais je peux porter un sac poubelle sur le visage ! Vous ne saurez pas que c’est moi et vous pourrez à loisir penser à n’importe quelle nymphette de la télévision en me bourrinant ! objectait-elle alors à ses interlocuteurs vulgaires, espérant épicer les choses et ouvrir les possibles.

– Il faudrait un sac pour tout le corps, meuf ! Dégage salope de monstre ou c’est pas ma teub que je te plante ! »

Plus le temps passait et plus Gisèle en avait assez de se tortiller comme une malpropre dans son baldaquin. Ses doigts tordus qui agaçaient sans fin sa cliquette suintante se fatiguaient alors qu’elle fantasmait sur ses domestiques simiesques, les seuls qui ne craignaient pas de travailler pour elle. Elle avait essayé d’en séduire quelques-uns, d’ourdir quelques menaces force d’allusions obscures, mais ces derniers répliquaient avant même qu’elle n’attaque. Ces gueux préféraient quitter leur emploi confortable plutôt que de déniaiser ce squelette ambulant sorti tout droit des Contes de la Crypte !

Gisèle, malgré ces refus incessants qui ricochaient au fil des jours, ne se démonta pas : elle essaya de profiter des recoins sombres des discothèques, au plus profond des coins VIP, mais là encore, ces tentatives se soldaient en échec : toujours un stroboscope égaré venait éclairer son immense nez aquilin ou bien illuminait de plein fouet son visage d’une constellation acnéique purulente. Quand un garçon pas trop regardant et éméché s’approchait d’elle un peu trop près, une odeur de vinaigre féroce émanait des cheveux de la bête. L’effluve, d’une violence rare, lui soulevait tant le cœur qu’il lui offrait une gerbe foisonnante – mais pas très fleurie.

Pensant qu’il existait d’autres façons plus subtiles de ne pas être vue, elle essaya de se faufiler – d’autres diraient… de s’incruster – dans un groupe d’aveugles anonymes afin d’en séduire un, si possible dépourvu de mains. Hélas, l’odeur insoutenable de sa chevelure de jais mettait tout le monde mal à l’aise. Gisèle De La Mignardise fut évacuée malgré les liasses qu’elle tendait : elle apprit de cette façon quelque peu humiliante que l’argent n’a pas d’odeur.

Désemparée, il ne lui restait qu’une option, celle qu’elle redoutait le plus, parce qu’elle impliquait une honte sans commune mesure : avoir recours à un travailleur du sexe, au risque de se coltiner ce que d’aucuns collectionnent avec une dévotion inébranlable : une maladie sexuellement transmissible ! Malencontreusement, les prostitués qui vendaient en douce leurs appâts sur internet et se cachaient volontiers sous l’appellation d’« escort » en espérant tirer de ce titre risible moult euros supplémentaires, déchantaient aussitôt que leur cliente pleine aux as apparaissait dans le paysage idyllique ! Si son manoir les séduisait, si sa piscine olympique promettait luxe, calme, et farniente, malgré l’absence de volupté, se farcir ce cadavre ambulant n’était en rien une possibilité, quand bien même il alignerait les billets à perte de vue. Tous les « escorts », même les plus laids, les plus verruqueux, tournaient leurs talons pendant que Gisèle, de sa voix stridente, montait les enchères toute seule, sur fond de crépuscule. À croire que les gens n’aimaient pas tant l’argent que cela !

Un jour fait comme tous les autres, c’est à dire long, ennuyeux et cruel, Gisèle, toujours démangé par les démons qui œuvraient côté sud de son corps mal branlé, demanda à Victor, son jardinier au visage noyé dans une tâche lie de Villageoise, de l’emmener sur l’autoroute.

« Sur l’autoroute, mais pourquoi Madame ?

– On ne vous paie pas pour poser des questions. Si vous ne voulez pas m’emmener, enfourchez-moi ou bien quittez ce travail !

– Bien Madame, je vous y conduis.

– Vous m’arrêterez sur l’aire de Matran.

– Comme il vous plaira, Madame ! »

Une fois sur place, elle lui demanda d’attendre. Avec un peu de chance, elle n’en aurait pas pour longtemps… Victor, qui comprenait fort bien les tenants et les aboutissants de cette balade impromptue, se résigna à passer la journée sur le siège confortable de la Porsche. En effet. Il patienta. Et ce ne fut pas le seul : Gisèle reluquait les trous plus noirs que ses desseins et priait, à genou, qu’une verge turgescente dépassât de l’œil noir et mystérieux du glory hole. Personne ne vint ! Ni homme, ni pénis. Le néant. Erreur : un ouvrier du bâtiment mal dégrossi, grassouillet et dégarni, lorgna les alentours avec un œil de pervers. Mais il n’était pas du bon côté. Elle le voyait bel et bien, le vilain ! Un pur laideron élevé au boudin et au salami.

« Madame ? Que faites-vous là ? Vous n’avez pas vu la pancarte ?

– Mettez-vous de l’autre côté, Monsieur ! » grésilla-t-elle d’une voix presque mutine.

Écœuré par cette idée, bien qu’il fut un habitué de ce lieu depuis quelques décennies, parce que c’était la seule façon qu’il avait trouvé d’avoir des rapports sexuels sans se ruiner, Gilbert lui répondit avec aplomb.

« Non, vous devez évacuer ! Je dois boucler le périmètre. Le bâtiment va être détruit tout à l’heure. Les pelleteuses sont en chemin.

Gisèle en resta coite. Mais ne s’effondra pas.

« C’est un problème en effet, mais pouvez-vous vous mettre de l’autre côté, en attendant ?

– Non, merci, sans façon ! recula-t-il, épouvanté.

– Je vous paierai grassement. 12 000 euros, ça doit vous faire une année de SMIC, non ?

– Madame, je ne veux pas perdre mon boulot, objecta-t-il, étonné à l’idée que, pour une fois, l’argent ne le fasse plus rêver, lui qui jouait au loto depuis Mathusalem.

– 24 000.

– …

– 32 000 !

– …

– Bon, très bien. Je n’insiste pas. Connaissez-vous un autre glory hole dans le coin ?

– Non, regretta-t-il. C’est la fin d’une ère… bredouilla-t-il avec nostalgie.

– Et bien soit ! À croire que seuls les dés sont pipés… Bonne journée…

– Heu, Madame… avant de partir… dîtes… vous êtes-déjà venue ici ?

– Hélas, non ! » répondit-elle avant de décaniller en direction du parking.

Soulagé à l’idée de ne pas avoir forniqué avec ce boudin taille ficelle, Gilbert fut tourmenté tout le soir. La destruction de ce sanctuaire du vice lui ouvrit les yeux de sa conscience longtemps altérée par ses besoins impérieux : avec quels autres monstres avait-il pu coucher… sans coucher ? Dans quelles bouches dégueulasses, dans quels orifices pourris son sexe avait-il pu atterrir ? Il en fit des cauchemars ! Des poissons des abysses aux lèvres pulpeuses venaient grignoter son gland. Mais… il était une fois Gisèle, pas Gilbert, c’est donc une toute autre histoire, un autre conte de faits.

Gisèle De La Mignardise, dépitée par ses mille-et-une déconvenues, renonça quelque-temps à la potentialité même d’une vie sexuelle, même brève et peu épanouie, avec autre chose que sa main tordue ou un canard en plastique : à croire que les fées qui s’étaient penchées sur son berceau jusqu’à la scoliose avaient la dent dure contre elle et sa famille.

Fort heureusement, du côté des affaires, tout allait pour les mieux : Gisèle De La Mignardise taquinait la bourse – à défaut des bourses – comme personne, allant jusqu’à multiplier la fortune déjà colossale des siens. Une fortune qui ne lui servait à rien, tant que son obsession un tantinet épineuse n’était pas résolue. À l’âge de vingt-deux ans, Gisèle, plus goule que jamais, poussa le vice jusqu’à faire le tour des tiers-monde. Elle inspecta les villages et les bidonvilles les plus paumés des coins les moins civilisés de la planète, et, armée de traducteurs outrés, elle promit la nationalité à ce qu’elle appelait avec dédain des « hommes de couleur », bravant la bienséance, l’opprobre, le scandale, tout ça pour une seule réponse, unanime et universelle :

« C’est contre ma religion ! »

Certains de ces sauvages au membre prometteur, lesquels parlaient la langue de Shakespeare par Dieu sait quel mystère, hurlaient à la voir : « Back off, Demon ! ».

Gisèle De La Mignardise n’avait pas plus de chance dans l’hémisphère sud que dans l’hémisphère nord, alors, dans l’hypothèse que des extraterrestres, si tant est qu’ils existent et qu’ils veuillent se commettre avec elle le temps d’expériences sexuelles d’un troisième type – ce qui fait beaucoup de conditions – elle renonça totalement à la sexualité et poursuivit sa conquête du monde en amassant autant d’argent que certains amassent amants, maîtresses et maladies sexuellement transmissibles.

Malgré cette vie rangée, Gisèle De La Mignardise – toujours aussi dérangée – n’échappa pas à la crise de la trentaine ni à celle, plus féroce encore, de la quarantaine. Aucun psychologue ni aucune drogue n’avait pu l’aider à se faire une raison. Plus laide que jamais, ses vices rêvés d’antan la chatouillaient plus encore que son entrecuisse visqueuse, laquelle palpitait comme un second corps – la valve et la vulve.

Sans même réfléchir, un matin aussi chiant que les autres, elle eut l’idée curieuse d’acheter toutes les autoroutes du monde. Une fois cet objectif atteint, elle fit construire des glory hole sur chacune d’entre elle, défiant les politiques, les religions et la bien pensance générale. Son visage mal photoshoppé, toujours aussi repoussant, voire davatange, apparaissait sur toutes les revues, s’incrustaient dans tous les postes de télévisions à l’heure des informations.

Gisèle De La Mignardise, la femme la plus moche du monde, était devenue une icône, et pas seulement pour ceux qui chérissaient les films d’horreur et les effets spéciaux ratés. D’ailleurs, elle recevait une tétrachiée de lettres d’indignation, d’admiration – ce qui, pour elle, revenait au même, et elle avait raison ! – lettres qu’elles prenaient le temps de parcourir d’un œil distrait en titillant la bourse. Dans ce remous perpétuel de contestations virulentes et de fanatisme obscur, une seule sortit du lot. Un coup de cœur, une évidence ! Un coup de foudre ! Comme dans L’Amour est dans le Pré –mais sans le crottin.

Un individu de sexe masculin, dans une prose non seulement impeccable, mais également alléchante, lui déclara sa flamme. Sans s’embarrasser outre mesure de clichés dégoulinants sur l’amour, il avoua son envie de la posséder sexuellement, de l’ensemencer sans glory hole, car il voulait voir son visage si particulier se tordre dans l’orgasme, son corps biscornu vibrer à l’unisson du sien.

N’importe qui aurait pu penser que cet homme, par ailleurs fort bien fait de sa personne, séduisant, musculeux et défiant tous les superlatifs, même les moins superfétatoires, n’était pas sain d’esprit pour écrire de telles lignes, voire totalement perturbé d’essayer de séduire ce que d’aucuns appelaient un spécimen de foire – et bien non, c’était le bon. Toujours se méfier des apparences !

Ils se rencontrèrent, baisèrent et n’eurent pas beaucoup d’enfants (fort heureusement !). Et si vous vous demandez ce que cet homme, dont nous tairons le nom, trouvait à Gisèle De La Mignardise, qu’il appelait son « petit trou d’amour » dans l’intimité, et bien, la réponse est d’une simplicité enfantine et ne tient pas dans une connerie servie depuis des lustres comme « les voies du seigneur sont impénétrables ». Gisèle s’est hasardée à lui poser cette même question, entre une fellation avec les dents et une sodomie plus bourbeuse qu’un marais en Louisiane :

« Mon amour, que me trouves-tu, pour m’aimer autant, avec autant de fougue, de passion ?

– Ma chérie, mon petit trou d’amour, tu sais que j’ai toujours aimé Picasso ! »

24 janvier 2020

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