Chapitre Un

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Sans prêter attention aux détails, on dirait d'emblée une caverne, un repaire enchanté. La lumière y entre par deux petites lucarnes étrangement symétriques, quasi miroirs l'une de l'autre. Entre les deux fenêtres en volute, une longue poutre saillante courant du fond jusqu'à l'entrée et un mât pour supporter l'ensemble de la structure.

On creuse cette grotte dans le bois et non dans la roche. Un long et minutieux travail d'artisan pour combler les artistes. La frontière entre leurs mondes respectifs tient sur un fil ténu, fragile. Qui inspire l'autre ? Pourraient-ils créer l'un sans l'autre ?

Des coups de biseau en apparence grossiers naîtront les plus belles notes, les symphonies les plus lyriques, les envolées les plus folles. De la rugosité des essences naturelles de pin, d'érable, d'épicéa rouge pour les Stradivarius éclorera la créativité. D'une cavité obscure, quelque peu inquiétante s'échappera la beauté. Devant cette puissance évocatrice, une larme coule sur ma joue.

Giuseppe, mon maître artisan, l'homme qui m'apprend le métier de luthier, voit cette perle de chagrin glisser sur ma peau et sourit. Mais ce n'est pas de la tristesse que j'éprouve, plutôt une sorte de reconnaissance envers cette poésie qui se façonnent entre nos mains. Giuseppe vieillit mais ses gestes demeurent d'une précision que j'envie, parfaitement sûrs à force de répétition, de savoir-faire acquis.

Pourtant, depuis quelque temps, je sens comme une lassitude dans le travail de mon compagnon. Comme s'il ne satisfaisait plus de caresser les mêmes bois, comme s'il se lassait de la peau d'une ancienne maîtresse. J'ai l'impression qu'il recherche de la nouveauté, d'inédits défis et je m'inquiète devant le regard brillant, comme fiévreux qu'il porte à cette fibre de bois noir posée sur son bureau. A sa façon de capter la lumière de l'atelier pour, semble-t-il, l'avaler, cette essence soulève chez moi autant de fascination que de répulsion. Quelque chose en elle capte et captive mon regard mais sa vue me met paradoxalement mal à l'aise. Je dois lutter pour me plonger dans mon travail attendu par un compositeur autrichien de renom.

C'est un jeune homme qui l'a apporté à Giuseppe au petit matin alors que le jour n'était pas encore levé. Je l'ai aperçu dans la lueur granuleuse de l'aube, quittant l'échoppe de mon maître. Un éphèbe à la beauté pâle, lorsqu'on s'émouvait de la beauté romantique de la tuberculose, aux cheveux aussi noirs ques les ailes d'un corbeau, habillé comme un dandy. Nous nous sommes croisés sur le seuil de l'atelier où nous échangeâmes un regard. Le sien était si perçant que j'en frémis encore rien qu'en y pensant. Pour une raison qui m'échappe, je me dis que sa beauté touchait à l'immarcescible, à l'éternité. Il m'a salué du chapeau sans un mot puis a disparu dans l'obscurité des rues partant de la petite place.

Giuseppe contemple depuis des heures, avec une étrange fixité, la pièce de bois qui ne demande qu'à être sculptée. Quand je lui demande qui était ce jeune homme, il me répond, d'une voix pleine d'ardeur retrouvée mais au timbre faussé, qu'il est le prince héritier d'un royaume oriental oublié, qu'il est mélomane et qu'il attend de nous que nous fabriquions un violon dans ce bois noir.

Pendant un instant, j'oublie l'ouvrage sur lequel je suis penché et je me redresse. Je frémis de peur quand Giuseppe m'énonce le nom de cette légendaire essence : "Le bois des morts"...

Fin ?

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