Chapitre 2 : Des toilettes et du sang

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Midi est à peine passé et ma journée est déjà foutue. Je m’assois sur le canapé, à côté du tout-nu.

— Bon… Comment tu t’appelles ? Cómo te llamas ? What’s your name ?

Punaise ! Pourquoi n’ai-je pas appris plus de langues ? Je mets ma main sur ma poitrine, « Gaby », je le pointe du doigt, je recommence, « Gaby ». Il me montre du doigt sans un mot.

— Bon… Je t’appellerai Ducon, ça te va ?

— Non.

— Ben tiens… T’es sûr que tu ne parles pas français ? Hein Ducon ?

Il soupire et me regarde d’un air désespéré. Je m’en veux.

— Bon, comment alors ? Comment tu veux qu’on t’appelle ? Maurice, Stanley, Ferdinand, Pierrick, George, Gaël, John ?

John a l’air de lui plaire, il sourit et son sourire me semble moins bête tout à coup. John, pourquoi pas, ce n’aurait pas été mon premier choix, mais je suppose que c’est tout de même mieux que Ducon.

Un petit tour aux toilettes et une triste réalité me frappe tout-à-coup : John aura certainement besoin d’y aller aussi à un moment. S’il ne sait pas manger sans s’étrangler, que fera-t-il une fois devant la cuvette ?

Chaque chose en son temps. Il faut lui trouver des chaussures et des sous-vêtements. Tant qu’à faire, des vêtements un peu moins miteux ne seraient pas du luxe non plus. Je ne me sens pas trop de l’emmener faire les boutiques, mais je n’ai pas du tout envie de le laisser seul ici. Qui sait ce qu’il serait encore capable de grignoter dans la maison ?

Nous sortons, le tout-nu — John, pardon — dans ses sabots et son vieux pantalon de jogging. Je l’aide à s’asseoir dans la voiture et attache sa ceinture. La ville est proche, mais les routes ne sont pas encore déneigées et je galère un peu à remonter le chemin. John reste silencieux. Il se met à toucher tous les boutons de la voiture et je tape souvent sur ses mains pour l’arrêter. Il comprend le mot « Non », mais j’ai l’impression qu’il s’amuse à me faire tourner en bourrique, et il ne s’arrête qu’après une petite tape. Il rit alors et se tient sage quelques secondes avant de toucher autre chose. Il tire sur la poignée de la porte une fois et je me lance dans une acrobatie précipitée pour le retenir, ce qui me vaut une belle frayeur sur la route.

— Pas la porte, enfin ! Non ! Dangereux ! Vilain John !

Il détache sa ceinture et je baisse les bras. Il approche sa main de mes cheveux à deux ou trois reprises mais s’interrompt dès que je dis « Non ». J’hésite à couper une mèche pour la lui offrir, il me laisserait tranquille après, avec un peu de chance.

Le parking est presque désert, la neige a découragé les acheteurs. J’aurais aimé le laisser dans la voiture, mais il est sorti avant moi et m’attend devant ma portière.

— John, écoute-moi bien : tu ne dois rien manger dans le magasin. Manger, tu comprends ? Non, pas manger, pas bien !

Il ne comprend rien, bien entendu, il se contente de répéter quelques mots au hasard. Je vais devoir être vigilante à l’intérieur.

Je lui tiens la main fermement pour le traîner au rayon habillement du supermarché, c’est plus tranquille que les petites boutiques de la galerie.

— Une seule personne à l’intérieur des cabines, s’il vous plaît.

La fille me fixe, l’œil décidé, mais je lui explique que mon ami est handicapé et qu’il ne peut pas se vêtir seul.

— Il n’a pas l’air handicapé, dit-elle, suspicieuse.

— Tous les handicaps ne se voient pas, madame. Il a l’air bien, mais il suffit de le laisser tout seul dans une maison pour qu’il dévore toute la décoration.

La fille ne semble pas me croire, mais elle m’autorise tout de même à entrer dans la cabine avec John.

J’ai mis deux paquets de sous-vêtements dans le panier, mais pour l’instant, il devra faire les essayages sans. Ce qui est tout à fait contraire à toutes les normes d’hygiène, et parfaitement embarrassant, mais qu’y puis-je ? J’ai l’impression d’habiller un grand enfant. Non, plutôt une poupée, un enfant se débattrait. Je lève ses jambes, ses bras, et lui se laisse faire. Il regarde les vêtements avec curiosité mais ne s’observe pas dans le miroir. Si je souris, il sourit aussi.

Qu’est-ce qu’il est beau, c’est à peine croyable ! Greg est plutôt canon aussi, mais là, c’est un tout autre niveau. Au fil des essayages, je suis légèrement moins mal à l’aise face à sa nudité, sans doute parce qu’il n’a pas la moindre pudeur. J’ai choisi une veste, deux t-shirts, un pull, un jean et un autre pantalon.

Au rayon chaussures, après plusieurs essais infructueux, je crois trouver enfin sa pointure : quarante-cinq, en voilà de sacrés pieds ! Je lui prends une paire de chaussures d’hiver fourrées et des pantoufles. Il se comporte bien, il me suit, même quand je ne lui tiens pas la main, et pour l’instant il n’a rien essayé de manger, pas même des bougies. En passant devant le rayon des jouets me vient une idée : je mets dans le panier une tête à coiffer, ce sera toujours mieux que de sacrifier une mèche de mes propres cheveux.

Je rajoute un peu de nourriture — des choses faciles à manger — puis nous rentrons. John a déballé sa tête à coiffer et il ne s’intéresse plus du tout à mes cheveux ni aux boutons de la voiture. Il tortille des mèches, tire dessus, les caresse. Peut-être était-il coiffeur dans une autre vie ?

À la maison, je tente l’épreuve des toilettes. Après tout, je viens de passer une demi-heure à l’habiller et le déshabiller, c’est le moment ou jamais.

— John : pipi, caca.

Je mime ce que je peux, sérieusement, j’aimerais vous y voir. Clairement, il ne comprend rien de ce que je lui explique, il me regarde en souriant, j’ai même l’impression qu’il se fout de moi.

— Caca, dit-il.

— Merde.

— Merde.

— Oui, après tout, c’est la même chose. Bon, là, dis-je en lui montrant son entre-jambe, psssss. Pssss !

Je l’assoie sur la cuvette, des fois que l’instinct ou les réminiscences du passé prennent le dessus. Puis je pars.

Il reste longtemps, très longtemps, beaucoup trop longtemps. Quand je vais frapper à la porte, il me répond « Merde ». Il faut vraiment que je lui apprenne le français. J’ouvre, il est toujours assis, je le sors sans ménagement, il n’y a rien dans la cuvette. À mon tour de dire « Merde ».

Je n’ai pas faim. Cela fait des jours que l’appétit m’a quittée. Depuis que j’ai quitté Greg exactement. Depuis mon arrivée ici, dans la maison de Mamie, sous la neige et la grisaille.

J’ai habillé John sans laver les vêtements au préalable, tant pis. Il a fière allure. Il utilise la petite brosse en plastique fournie avec la tête à coiffer pour brosser ses propres cheveux. Il tend son bras vers moi, pour me coiffer aussi et je le laisse faire. Peut-être que ses souvenirs de coiffeur naturiste sont en train de ressurgir, ce serait dommage d’interrompre le processus.

— Tu as faim ? Manger ?

— Manger !

Il porte la brosse à sa bouche et je dois me jeter sur lui pour le retenir.

— Pas la brosse, idiot ! Plastique, beurk, pas manger ! Je vais cuisiner quelque chose, tu ne bouges pas. Coiffe la poupée, regarde, ses cheveux sont tout en bazar.

Ils sont en bazar parce que je viens de les secouer et John me regarde d’un air incrédule, « C’est toi qui viens de faire ça » me reprochent ses yeux et je baisse la tête piteusement.

Je vais faire de la purée, il ne devrait pas s’étouffer avec, normalement. Quand je commence à peler les patates, il se lève et vient à mes côtés, devant le plan de travail et le tas de pommes de terre. Je lui montre comment utiliser un économe, il me relaye pendant que je m’occupe des découpes. Il s’en sort drôlement bien, mieux que moi, à dire vrai. Il a déjà tout pelé quand je n’ai coupé que deux patates. J’accélère le rythme…

— Aïe ! Bordel à chier !

Une belle entaille sur l’index, juste en bordure de l’ongle. Évidemment, ça pisse le sang. Je rince les patates touchées, après tout, je n’ai pas le typhus… Ça s’attrape par le sang le typhus ? D’ailleurs, est-ce que je suis bien certaine de ne pas l’avoir ? Bon, la cuisson devrait tuer tous les microbes.

— John, tu peux finir ? Couper.

Le doigt roulé dans un papier, je le tire devant la planche quand une soudaine idée s’empare de moi.

— Tends ta main. Allez, n’aies pas peur.

J’attrape sa main mais il la retire vivement. Il a vu le couteau. Zut.

— Je te promets que ça ne fera pas mal, fais-moi confiance, s’il te plaît.

Petite menteuse. Je reprends sa main, doucement. Il se laisse faire, je suis un monstre, c’est certain, pas étonnant que Greg ait cherché mieux ailleurs, qui aimerait une fille comme moi ?

J’approche la lame de son pouce, il me regarde d’un air confiant. Je m’en veux, mais c’est une bonne idée. Il me semble.

D’un coup sec, j’entaille la pulpe de son doigt.

Rien.

Pas un cri.

Pas une goutte.

Nom d’une pipe en bois.

Il me regarde sans un mot. Sans sourire non plus. Je crois qu’il sent ma panique.

Je remonte sa manche et fais une petite entaille plus haut, sur son avant-bras. Rien. Je retire son pull, pique le biceps, les épaules. Rien, rien. Bon sang !

J’ai bien envie, mais…

Non.

Si.

Je plante la lame dans son ventre, pas profond, sur le côté. Bon, profond en fait, ça a tout traversé. En tout cas, je suis fixée, ça ne saigne toujours pas !

— Merde de merde de merde. Mais qu’est-ce que tu es ?

Elle aurait l’air bien fin la nana de la gendarmerie si elle voyait ça ; mon idée de robot n’était pas si débile, tout compte fait.

Pourtant, sa peau est chaude et on dirait vraiment de la peau, il y a des pores, quelques poils. Pas beaucoup, à bien y réfléchir, mais il est blond, c’est peut-être normal chez les blonds ?

Pas étonnant qu’il n’ait pas besoin d’aller aux toilettes. Mais il mange, nom de Dieu et les robots ne mangent pas, si ? Et il respire ! Du moins, il s’étrangle… C’est bien la preuve qu’il respire, non ?

— John, il faut parler maintenant. Dis-moi ce que tu es, par pitié ! Une machine ? Es-tu vivant ?

Je plaque mon oreille contre son torse, j’aurais pu commencer par là. J’entends un bruit sourd, comme un vrombissement, ainsi qu’une sorte de cliquetis régulier. Je sens sa main qui touche de nouveau mes cheveux, mais je le laisse faire, de toute manière, je ne suis pas certaine d’être éveillée. C’est idiot, mais je le serre contre moi, le vrombissement est agréable, on dirait le ronron d’un chat. Aucun battement de cœur, en revanche.

— Habille-toi, comme je t’ai déjà montré, dis-je lorsque je m’écarte.

Je lui tends le pull et il l’enfile. Bon, il commence par passer la tête dans une manche, mais finit par s’en sortir. Je suis émue : l’enfant s’habille seul !

La purée est bien passée. J’en ai même mangé un peu, finalement. Où va la nourriture, bon sang ? Deux paquets de biscuits, quasiment un saladier de purée… sans oublier la bougie ! Est-ce qu’il brûle sa nourriture ? Peut-être a-t-il réellement besoin de manger des bougies.

Serait-il vivant ? Ce qui est certain, c’est qu’il n’est pas humain, pas de sang, pas de cœur, pas de pipi a priori. Mais s’il s’agissait d’une forme de vie inconnue, non terrestre ? Extraterrestre ?

Je dois en parler à quelqu’un, quelqu’un qui ne l’enfermerait pas chez les fous, ni moi d’ailleurs, j’ai l’impression de délirer, si je parlais maintenant de ce que je vis, qui pourrait me croire ?

Un scientifique pourrait m’aider : analyser la peau, faire des radios, passer en endoscope dans les cavités. Enfin, les cavités… Il a au moins une bouche, des narines et des oreilles, mais où débouchent-elles ? Un simple médecin suffirait.

Malheureusement, les deux seuls de la ville sont des idiots finis, ils ne me seront d’aucun secours. A-t-on le droit de dire d’un médecin qu’il est idiot ? Quel genre de médecin va faire une remarque sur tes seins quand tu lui demandes un renouvellement de pilule ?

« Vous avez une très belle poitrine, jolie forme de poire. »

Enfoiré. Ai-je pipé mot au sujet de ta bedaine et de ton front dégarni ?

L’autre n’est guère mieux, il a mis plus d’un an à détecter le cancer du pépé Grubert : « Les personnes âgées ont mal partout, c’est normal ». À quoi sers-tu alors ?

Non, il me faudrait quelqu’un d’efficace et d’ouvert. Qui ne poserait pas dix-mille questions avant de l’examiner, qui ne s’interrogerait pas sur ma propre santé mentale.

Je fais des recherches sur internet pendant que John coiffe sa poupée devant la télé. Je l’ai mis devant le biathlon, il a l’air d’apprécier. Il a ri devant une chute, je pense qu’il est aussi monstrueux que moi.

« Androïde réaliste » et « Robot humanoïde » ne donnent pas grand-chose, les machines que je découvre sont loin du compte. Au mieux, ce sont de belles poupées — des femmes d’ailleurs, apparemment, le robot est un fantasme d’homme hétérosexuel — elles peuvent bouger un peu, leurs membres, leurs visages, mais elles n’ont rien d’humain. Alors que j’ai pris John pour un humain jusqu’à ce que je lui plante un couteau dans le ventre ! D’accord, j’ai proposée à la gendarme qu’il soit un extraterrestre ou un robot, mais je n’y croyais pas une seconde avant de constater qu’il n’avait pas la moindre goutte de sang en lui !

Personne ne pourrait confondre les humanoïdes que je trouve sur Google avec de vrais êtres humains, de vraies femmes. En photo, peut-être, mais dès qu’elles bougent, la duperie est révélée ! Leurs mouvements sont saccadés, leurs expressions sont risibles.

— John ! — il se tourne vers moi — Souris un peu, pour voir. Souris, comme ça…

Les yeux se plissent, de même que la « peau », les dents luisent d’humidité, les sourcils s’abaissent légèrement. Papa a raison, le sourire est la plus transparente des expressions, elle lève tous les doutes. Elle révèle même la vie.

— Tu es vivant…

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