Chapitre 4 : Un papa et une belette

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De la fenêtre, je reconnais le Scenic de mes parents et aperçois la touffe grisonnante de monsieur Charles Couturier, plus connu sous le nom de Papa. Maman n’est pas avec lui, ouf ! Non que je ne l’aime pas… Il s'agit de ma mère, voyons !

Il salue de sa main Jocelyne Grubert, alors en pleine discussion avec un petit gars à tête de belette devant son portail.

Merde, John ! Vite, le cacher… Bien sûr, cet idiot s’est planté à mes côtés devant la fenêtre, et sourit béatement à mon père qui s’est déjà tourné vers nous. Bien joué.

— John, écoute-moi. Ce monsieur, c’est mon papa…

— Comme papa Bambi ?

— Oui, voilà. Écoute-moi, tu ne dois pas parler devant lui. Enfin, tu lui dis juste bonjour et après je ne veux plus t’entendre, compris ? John, tu as bien compris ?

— Oui, sourit-il.

Papa arrive avec des provisions pour six mois — une idée de ma mère à n’en pas douter — et je me dépêche de lui ouvrir.

— Oh, mais Gaby… J’ignorais que tu avais de la compagnie, s’excuse-t-il à peine entré.

— Oui, oui, un peu de compagnie. Bonjour mon papounet, dis-je avec une bise en le débarrassant de ses sacs. Euh… Papa, je te présente mon ami John.

— Enchanté, John.

John regarde la main tendue de mon père, puis me regarde. C’est incroyable comme les moments gênants semblent longs. Vous avez déjà remarqué ? Longs. Très longs. Très, très longs.

— John, en France on serre la main pour dire bonjour.

— Bonjour et après je ne veux plus t’entendre, compris ?

Impeccable. Ça m’apprendra à être aussi claire dans mes consignes.

Je tire sur le bras de John pour le faire lâcher, mon père récupère sa main et la secoue discrètement.

— Oh quelle poigne !

Il me jette un coup d’œil fugace mais il est bien trop poli pour montrer sa surprise.

— Il ne parle pas bien français, bafouillé-je.

— Ah… d’accord ! Et d’où venez-vous, John ?

— Là, répond-il en pointant le doigt vers le canapé.

Nickel. Vite, éloignons-le avant qu’il ne déconne tout à fait !

— Bon ! Papa, si tu te préparais un café, hein ? Je crois que John est fatigué… Si, tu es fatigué, très fatigué, viens, tu vas te reposer un peu.

Je le pousse dans les escaliers, jusqu’à la chambre et l'assieds sur le lit.

— Veux pas.

Il est fort, il a bien compris le coup des yeux de chien battu, mais je ne me laisse pas attendrir. Hors de question d’inquiéter mon père, et Dieu sait s’il serait inquiet de me savoir en compagnie d’un… D’un quoi déjà ?

— John, sois gentil, pour me faire plaisir.

Le chantage affectif, maintenant. Je suis à deux doigts de lui dire que le Père Noël l’oubliera s’il n’est pas sage.

— Bon… Installe-toi, ici, devant le bureau, on va te mettre des vidéos, d’accord ?

En bonne mauvaise mère, je vais le planter devant Youtube. L’ordi met des plombes à démarrer, faut vraiment que je le change.

Firefox. Allez, bouge !

Barre d’adresse : you…

— Gabrielle ? Tu peux me dire où sont les filtres à café ?

Clic sur la première ligne de la liste de propositions.

— J’arrive Papa !

Avant de sortir, j’attrape la petite clé de la porte, prête à enfermer John, mais bien entendu, il n’y a pas de serrure sur l’extérieur. Sérieux, comment font les parents pour s’assurer que leurs gamins restent dans leurs chambres ?

Mon père vient de trouver les filtres au fond d’un placard. Tant mieux, je n’avais aucune idée de l’endroit où ils étaient.

— Il est… Il a l’air gentil, ton ami.

Typique de Charles Couturier. Vous n’entendrez jamais la moindre méchanceté s’échapper de sa bouche ; trait qu’il aurait pu me léguer, ça aurait été sympa de sa part.

— D’où le connais-tu ?

— C’est un collègue de travail.

— Oui ? Ils sont tous comme ça, tes collègues ?

— Non, la plupart sont des gros cons. John s’en sort plutôt bien de ce côté-là.

Mon père rit, et je l’aime. J’aime ce rire doux ; même son humour est bienveillant. Derrière son sourire, je sens que ses yeux me scrutent, ils s’attardent sur mes clavicules saillantes et ma chevelure en chantier, sans reproche mais emplis d’innombrables questions.

— Je vais bien, Papa, ne t’en fais pas.

— Ta mère voudra savoir ce qui s’est passé, avec Greg.

— Je sais. Dis-lui que je l’ai trompé.

— Vraiment ? Tu l’as… Avec… John ?

Je ris. Quelle idée ! Mais quelle idée…

Quelle idée ?

— Non, je ne l’ai pas trompé, c’est plutôt l’inverse... Mais pour elle, ce sera forcément de ma faute. J’aime autant lui donner rais…

— Qu’est-ce qu’on entend ? m’interrompt Papa, aux aguets.

— Euh, rien. Rien du tout. Bouge pas, je reviens tout de suite !

Je suis déjà dans les escaliers. Même si mon père n’a pas l’ouïe fine, le doute n’est pas permis : des gémissements en veux-tu en voilà !

Voilà ce qu’il en coûte de ne pas effacer son historique régulièrement… Une erreur qu’aucun ado boutonneux n’aurait pu commettre ! Putain, j’ai dû cliquer sur youporn !

— C’est quoi ? demande John, le doigt pointé vers l’écran où il s’en passe, des choses.

— Ce n’est rien, bredouillé-je en fermant la fenêtre, non, les mille fenêtres ouvertes. On en parlera plus tard, ou pas.

— C’est drôle là.

— De ? Ça te fait drôle dans le pantalon ? Mais… Tu ressens quelque chose ? Bon, peu importe, ce n’est pas le moment. Je… Euh, n’y touche pas, c’est tout. Ça va se calmer tout seul.

Internet est bien trop dangereux pour les enfants ! Je fouille dans les dossiers aussi rapidement que me le permet ma vieille bécane : Films > Animés >Aladdin. Double-clic. Je ne devrais pas être embêtée avec un Disney. Bon, Jasmine est mignonne, Aladdin aussi. Le génie, n'en parlons pas ! Mais...

— Arrête d’y toucher, John ! Sinon tes… tes yeux vont fondre !

Dans un sursaut, il retire sa main pour la porter à son visage, inquiet. Je m’en veux, mais au moins, il ne devrait plus se tripoter.

— Il vaudrait mieux que je vous laisse, suggère mon père quand je redescends.

— Non, reste ! Désolée pour cette interruption… Parle-moi, je t’en prie. J’ai besoin d’un peu de normalité. Comment va maman ?

La réponse ne m’intéresse guère, mais quel bonheur de me laisser bercer par la voix de mon père ! Il tente à plusieurs reprises d’en apprendre plus sur Greg, mon moral, mon appétit. Je mens, il le sait, mais il ne me confond pas. Jamais. Il range les provisions dans les placards pendant que je comate sur le canapé, me fait l’inventaire des bocaux et des surgelés. J’ai du stock pour un moment, même avec l’autre morfale. Le sommeil frappe à la porte de ma conscience, j’ai bien envie de le laisser entrer…

— Est-ce que tu viendras accompagnée à Noël ? Ta mère avait compté Greg, mais finalement, je crois que ça l’arrangeait bien d’avoir un convive de moins.

— Ah… À ce propos, je ne suis pas certaine de vouloir venir. La famille, tout ça…

— Gabrielle, ma chérie, tu ne vas pas passer les fêtes toute seule ! À moins que tu veuilles célébrer Noël avec ton ami John ?

— Non… Il… On ne fête pas Noël dans son pays.

— Ah non ? Et il vient d’où, déjà ?

— De… Oh, zut ! La neige recommence à tomber ! Tu ne devrais pas trop traîner…

Nos embrassades s’éternisent malgré la neige, le câlin d’un papa vaut tellement plus que le câlin d’un John. Je le remercie pour les provisions, et il tente de me faire promettre de passer les fêtes à la maison.

— Je te promets d’y réfléchir. Sois prudent sur la route, mon papounet.

— Bien entendu. Non, ne m’accompagne pas, ma chérie, tu vas attraper froid.

Cette ultime attention me donne envie de le retenir, de tout lui dire : Greg, ce salaud qui maltraite mon cœur, John, le mec à poil qui ne fait ni pipi ni caca, mon estomac qui ne crie plus famine… Mais il s’éloigne déjà, sa crinière grise parsemée de petits flocons à demi-fondus.

Le petit mec à tête de belette est devant le portail, il échange quelques mots avec mon père. Peut-être un éboueur pour ses étrennes ? Mon père démarre la voiture et l’homme à tête de belette me fait signe.

— J’ai pas d’argent sur moi, désolée !

Il n’a pas dû m’entendre. De la main, je lui intime de s’avancer un peu, je suis en pantoufles et il n’est pas question que je sorte.

— Désolée monsieur, mais je n’ai pas de liquide.

Le gars s’est approché, il me regarde avec ses petits yeux de fouine. Un peu maigrichon pour un éboueur…

— Je recherche un ami, madame.

Merde. Je m’avance sur la terrasse et referme la porte derrière moi. Tant pis pour les chaussons.

— Vous l’auriez peut-être vu ? Il est… Jeune, blond, assez grand.

Tu m’étonnes que je l’ai vu ! Tu n’oublies pas un truc ? Du genre : il se balade à poil !

— Vous n’auriez pas une photo, par hasard ? Là comme ça, ça ne me dit rien.

Le gars sort son portable en bredouillant quelques mots que je ne comprends pas.

Classe, l’engin. Instagram ? Comment ça se fait qu’il ait du réseau M. Belette ? Il est sans doute chez Or…

Oh putain ! C’est John ! John à la plage, John fait du ski, John boit un smoothie, John embrasse son chien… La version moderne et beau-gosse des aventures de Martine. Il est là, en photo, et il fait des trucs normaux ! Enfin, des trucs normaux sur Instagram…

Mes yeux m’ont trahie, c’est certain, la belette me dévisage avec un rictus avide. Ou peut-être qu’il vient de mater mon décolleté, il ne doit pas avoir souvent ce genre d’occasion.

— Est-ce que… Est-ce que vous avez vu cet homme ?

Réponds quelque chose, andouille ! Vite, vite ! Mais putain, c’est John ! Mon cerveau mouline, comme dans mes pires rêves d’impuissance. Bon sang, l’homme te fixe, dis quelque chose !

— Désolée, je n’ai pas mes lunettes… Je peux ?

Je lui prends le portable des mains et le colle sous mon nez. Markus Friegler. Note-le bourrique ! Markus Friegler.

— Non, ça ne me dit rien.

— Vous en êtes certaine ?

— S’il y avait de si beaux mecs dans ce bled, je le saurais !

N’y voyez aucune malice.

— Mais, par simple curiosité… Pourquoi cherchez-vous cet homme ? Il a disparu ?

T’es trop conne ma fille… T’avais pas plus louche comme question ? La belette me fixe, j’espère qu’il n’est pas télépathe.

— C’est un ami. Il n’a pas toute sa tête… Je me fais du soucis pour lui, ça fait plusieurs jours qu’on est sans nouvelles.

— Ah, oui, c’est embêtant… J’espère qu’il ne lui est rien arrivé. Et… Vous pourriez peut-être me donner votre numéro de téléphone, si jamais je l’apercevais.

Le mec rougit. C’est bien ce que je pensais, les filles, ça doit pas être son fort.

— Je… Vous auriez un papier, peut-être ?

Je passe la main dans l’entrebâillement de la porte et choppe le premier bout de papier venu. Une note de caisse, ça fera l’affaire. Je farfouille plus loin et tombe sur un crayon.

— Vous êtes monsieur ?

— Euh K… K-Klein. Monsieur Klein.

Le gars me donne son numéro, je bombe un peu le torse et son teint vire au rouge pivoine.

— Voilà, c’est noté, souris-je avant de glisser une mèche de cheveux derrière mon oreille. J’espère que vous retrouverez votre ami sain et sauf.

Il bafouille tandis que ses yeux fouillent. Partout, mais surtout autour de moi. Il s’éloigne à reculons après quelques remerciements. Au revoir, petite belette, au revoir. N’oublie pas de penser à moi cette nuit…

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