Chapitre 8 : La curiosité est un vilain défaut

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Seule, les pieds plantés dans la neige, je regarde le cul bosselé de la 206 s’éloigner sur le chemin. Mon bras se lève malgré moi en un pathétique « coucou ». Un instant, le rouge des feux stop luit sur les flaques gelées et je me dis que la belette m’a vue, qu’elle va faire demi-tour, que l’envie de retrouver John va l’emporter sur la frayeur que je lui inspire, mais non. Il fuit, le lâche !

Holly et moi, nous décorions toujours nous-mêmes le sapin. Maman adorait…

— Ouais-ouais. Pousse-toi, je dois remettre une bûche.

— Gaby, il est où sapin ?

— Chez mes parents. Je ne fais jamais de sapin.

— Pourquoi ?

— Comment ça, « pourquoi » ? Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Pfft.

Oh non... Je crois que je connais cette phase, celle où les gamins te demandent pourquoi la vie, les épinards, l’école et les bruits bizarres dans la chambre. Pitié, pas la « période du pourquoi » !

— John , on va faire un petit exercice. Est-ce que tu peux me dire de quoi parle le film ? À la télé.

Aïe. J’aurais tout aussi bien pu lui demander de diagonaliser une matrice. Il me fixe, la bouche entrouverte, et j’attends son habituel soufflement d’incompréhension, mais il refuse de sortir.

— John ? Tu es toujours avec moi ?

— Samantha refuse arrêter travailler à Noël. Le papa a un accident. Elle prend vacances pour aider le papa. Il y a Holly pas contente. Il y a Franklin dans la ville. Franklin embrasse Samantha.

— D’accord. Pourquoi ?

Hé, hé, moi aussi je peux jouer à ça.

— Amoureux ? Comme Panpan, comme Aladdin.

— Pas mal. Les gens amoureux s’embrassent, parfois. Mais tu ne dois jamais embrasser quelqu’un sans lui avoir demandé son autorisation.

— Franklin embrasse…

— Je sais, dans les films, ce sont des choses qui arrivent. Mais dans la vraie vie, toi, John, tu ne dois pas embrasser sans demander. Compris ?

— Oui.

Je coupe la télé. De toute façon, c’est joué d’avance : Samantha découvrira qu’il y a plus important que le travail dans la vie et se mettra à la colle avec Franklin. Il est même probable qu’ils échangent un baiser sous la neige, sous l’œil ému du papa malade et de la vilaine frangine.

Pour être honnête, son résumé m’épate. Mais je ne suis pas certaine qu’il suffise à épater les autres convives, le soir du réveillon.

— John, demain, nous irons chez mes parents. Ils organisent un repas pour célébrer Noël. Il y a aura mon père — tu te souviens ? — ma mère, mon frère Raphaël et sa femme Leslie, leurs deux enfants. Et… Ah oui, ma tante Christine, la sœur de ma mère, avec son mari et sa fille.

Sur mes doigts, je vérifie : onze convives, le compte est bon.

— Donc, quand on arrive, quelle est la première chose que tu dois dire aux gens ?

— Joyeux Noël !

— Pourquoi pas… C’est plutôt cool, festif, passe-partout. Tu peux varier avec « bonjour », ou « enchanté ». Tu utilises un peu les trois. Mais tu ne le dis qu’une seule fois à chaque personne. Ne va pas lancer un « bonjour » au milieu du repas.

Le coaching dure une bonne heure. J’essaie de déterminer les questions classiques et de lui constituer une boîte à outils de réponses.

— Allez, on essaie ! Imagine qu’on vient juste de se rencontrer, on ne se connait pas.

Je lui tends la main, il la saisit et serre.

— Moins fort, John. Lâche, bon sang ! On réessaye, mais ne bouge pas ta main. Je te montre comment tu dois serrer.

Pas mal. C’est toujours un poil trop dynamique, mais au moins, il ne brisera pas les os des femmes ménopausées.

— Bonjour, enchantée.

— Joyeux Noël ! Je m’appelle John.

— Moi, c’est Gabrielle. Alors John, qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

— Je suis coiffeur.

— Ah oui ? C’est intéressant. Et où se trouve votre salon ?

— À Tokyo, je suis ici pour les vacances.

— À Tokyo ? Vous vivez au Japon depuis longtemps ?

— Oui, depuis toujours.

Bon, j’aurais bien tenté de le faire passer pour un Suédois ou un Danois, mais j’ai dit à mon père qu’il venait d’un pays dans lequel on ne célébrait pas Noël. J’aurais mieux fait de prétendre qu’il était juif…

— Bien, c’est pas mal. Et depuis combien de temps connaissez-vous Gaby ?

— Euh… On vient juste de se rencontrer.

— Non ! Dis que tu connais Gaby depuis quelques mois.

— Je connais Gaby depuis quelques mois.

— Et que ma société a été engagée pour commercialiser tes produits capillaires en France. C’est comme ça que l’on s’est rencontrés !

— Mais Gaby a dit « imagine qu’on vient juste de se rencontrer, on ne se connait pas » !

— Pff… Je jouais un rôle, John. Mais si quelqu’un te demande depuis combien de temps on se connait, tu dis « quelques mois ». Compris ? Bon, on passe au repas. Assieds-toi. Alors, tu te souviens ? On ne mange que ce qui est dans l’assiette. Pas les bougies, les fleurs, les décorations, les serviettes ou que sais-je ? Seulement ce qui est dans ton assiette. Quand on te tend un plat, tu te sers, mais tu ne prends pas tout. Un dixième, maximum.

— Un dixième ?

Le temps de la leçon de mathématiques est-il venu ? Nope.

— Tu prends… À peu près l’équivalent de la boulette.

Oui, elle est toujours là, au milieu de la table. Stoïque dans son rôle de répugnant ornement.

— On essaie.

Je verse des macaronis crus dans un saladier et le laisse galérer avec la cuillère.

— Voilà, stop ! Pas plus, ma mère prépare toujours au moins une dizaine de plats. Non, ne la lèche pas !

Quelques notions d’hygiène s’imposent : la cuillère du plat ne doit pas aller dans la bouche. Il comprend ; du moins, je l’espère.

— Quand tu as goûté, tu dis à ma mère : « c’est délicieux ». Tu le fais pour la première bouchée, et encore une fois, pour le dessert. Ça devrait suffire. Si on te propose à boire, tu dis : « non merci, je ne bois pas d’alcool ». Je ne sais pas de quoi tu serais capable, ivre… Pendant le repas, observe ce que font les gens, mange au même rythme qu’eux. Compris ?

— Oui.

Je ne me fais pas d’illusions, le repas risque fort de tourner à la catastrophe. Ce qui, dans le fond, ne détonnerait pas des années passées.

Croumf. Croumf.

— Elles ne sont pas cuites, John ! Attends, je vais te faire chauffer un truc.

— Gaby mange ?

— Non, je n’ai pas faim.

Pendant que John abandonne les macaronis secs au profit de la fameuse ratatouille de Maman Couturier, je jette un coup d’œil à mes mails. Greg n’a pas répondu… Le soulagement et l’anxiété se disputent l’empire de mon cœur. L’anxiété l’emporte : j’aurais préféré qu’il reçoive le message avant demain, j’ai honte de mon cadeau de Noël, même s’il est mérité. En parlant de cadeau… Il semblerait que ce léger détail me soit sorti de la tête.

Au grenier, je trouve un vieux Docteur Maboul et la collection de Pogs de Raphaël, ça devrait plaire à mes neveux. J’ai de la chance, ils ne sont vraiment pas difficiles ! Pour les adultes… C’est la crise, que voulez-vous que je vous dise ?

— John, tu peux mettre ton assiette et tes couverts dans le lave-vaisselle ? Tu m’as déjà vue faire…

— C’est quoi ?

— Un jeu… Tu veux essayer ?

— Pfft.

— Débarrasse, d’abord. De toute manière, je dois trouver des piles…

Mon portable vibre sur la table basse alors que je farfouille dans le panier fourre-tout posé sur le guéridon de l’entrée, à la recherche d’un mini miracle de Noël. Zut ! J’étais persuadée d’en avoir en stock ! Le tiroir est plus en bazar encore, des boutons, des clés, des élastiques, des bouts de papier, des punaises — aïe ! — des merdouillettes en veux-tu en voilà ! Ah ! Victoire ! J’espère qu’elles sont pleines !

Les piles en main, anxieuse, j’attrape mon portable. Faites que ce ne soit pas Greg !

« Votre colis sera livré le 23/12 entre 08 h et 19 h. »

Euh… Le vingt-trois, c’est aujourd’hui, et il est déjà presque dix-huit heures. Puis, j’ai passé la commande hier ! Ils se sont trompés, je le recevrai demain.

Les piles fonctionnent, et les bips de souffrance du malheureux patient ne tardent pas à se faire entendre. Il manque l’os de vœux, Raphaël l’avait avalé un jour et personne ne s’était dévoué pour le récupérer. John s’avère plus doué que moi, il a vite compris le principe et, à chacun de mes échecs, ses rires joyeux claironnent en écho aux sifflements stridents du patient.

— Est-ce que tu t’amuses ? Hmm… Jouer, c’est bien ?

— Oui, sourit-il. Drôle.

Mais qui es-tu, John ? Il interrompt son geste, aux aguets. Je l’entends aussi : un nouveau bruit de moteur dans l’allée.

Le livreur.

Déjà ? Avec la neige, et tout ? Je déballe l’engin. La vache, ça en fait du câble ! Bon, au moins, l’embout n’est pas trop gros.

John fouille le carton avec moi, explose les coussins d’air et m’aide à détortiller l’endoscope. C’est très simple d’utilisation, il suffit de le brancher en USB sur le portable ou la tablette, de télécharger l’application, et l’aventure intérieure peut débuter.

J’ai comme un doute : c’est de la pure folie, non ?

Le truc est étanche, on est censé pouvoir l’utiliser dans les canalisations. Mais il n’est pas prévu pour explorer un corps « humain ». D’ailleurs, c’est clairement indiqué dans la notice : « cet appareil n’est pas destiné à un usage médical ».

— John, ça risque de ne pas être agréable… Mais j’aimerais voir ce qu’il y a dans ta gorge.

Il ouvre la bouche, bien grand.

— Non, écoute-moi. J’aimerais voir ce qu’il y a plus loin.

Je pose une main sur sa poitrine, lui montre l’endoscope et il esquisse un mouvement de recul. Il a compris.

— Mais si tu as peur, je ne le fais pas.

— Peur ?

— La peur… Comme dans Bambi, quand il y a l’incendie, tu te souviens ? L’incendie est dangereux, Bambi a peur. De mourir, d’être blessé, de perdre… sa mère. Tu comprends, la peur ?

— Oui.

— Est-ce que tu as peur quand je dis que je vais faire entrer ce tube dans ta bouche ?

— Non. Gaby gentille.

— Oh, John…

Je nettoie la caméra au savon et la badigeonne d’huile d’olive. Ne me jugez pas.

— Bon, surtout, si tu as mal, tu tapes ma main.

— Mal ?

— Si ça devient « pas bien ». D’accord ?

Il ouvre la bouche, l’application est lancée. La sensation est stupéfiante, on voit tout en très gros plan, les lèvres, les dents, la langue. J’ai installé la tablette sur la table, et John regarde en même temps que moi. La gorge. Il faut descendre. Zut ! Je retire la caméra et lui donne une forme de crochet, le cheminement n’en sera que plus aisé.

Rebelote. Mes mains tremblent, l’image est saccadée, mais nette. La caméra est entourée de petites LED qui éclairent les « chairs ». Jusque là, hormis l’absence de luette, rien à signaler. Bon, d’un autre côté, c’est ma première endoscopie... Je descends la gorge avec un regard inquiet vers John, mais il ne bronche pas.

Je ne suis pas très calée en anatomie, mais je suis presque sûre qu’un pharynx gris, ce n’est pas très courant, chez l’humain. D’ailleurs, est-ce bien le pharynx, ici ? En tout cas, la cavité a deux issues : une pour l’air, je suppose, une autre pour la nourriture. Oups. Un clapet vient de se refermer devant la caméra. Il n’y a plus qu’une issue. Qu’est-ce que c’est que ce trafic ?

— John, fais comme si tu mangeais.

Il tente de répondre, et c’est Hiroshima sur l’écran.

— Imagine que tu manges. Mmm, de bons biscuits…

Le clapet s’ouvre. Bingo !

— Ne bouge plus, on va passer. Regarde, je prends le chemin du bas, on devrait tomber dans ton estomac.

« Je prends le chemin du bas » : genre je contrôle quelque chose ? Je fonce à l’aveuglette, tu veux dire ! Allez, je pousse un peu… Après tout, j’ai dû rentrer à peine vingt centimètres de tube.

— Voilà, on y est. Alors, qu’est-ce que…

Chkrriung.

— Putain ! C’est quoi ce bordel ?!

John sursaute à mon cri, l’image est totalement brouillée, un magnifique « contact rompu » clignote en plein milieu, je tire comme je peux l’endoscope, mais rien ne vient ! John me regarde, presque aussi affolé que moi.

— Ouvre la bouche, John ! Ne le mâche pas !

Il obtempère et je tire comme une forcenée sur le tuyau qui se libère enfin de la mystérieuse pression et ressort, intégralement broyé. De la caméra, il ne reste que quelques fils électriques pendant et des lambeaux de plastique.

— Merde, mais c’était quoi, ce truc ?

Voilà quarante euros bien dépensés !

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