Chapitre 11 : Parbleu !

8 minutes de lecture

Le vélo dans la neige… Comment dire ?

En plus, ça fait bien dix ans que je ne m’en suis pas servie de ce machin, et le dérailleur doit être coincé, ou le câble distendu, parce qu’il m’est impossible de changer de pignon. Je me retrouve à mouliner dans des flaques de glace molle, sous un grésil piquant, les jambes tremblantes de jeûne, de froid et d’anxiété.

Et si Belette était fou ? S’il me trucidait, m’enterrait dans la gadoue et que mon corps soit retrouvé six mois plus tard par le chien d’un cueilleur de champignons, décomposé et méconnaissable ? J’aurais dû mettre un décolleté… et me pomponner un peu. Aucune chance de le charmer avec mon pull hideux et mes cheveux en bataille ! Il va me trouver moche, et idiote, et finira par m’étrangler avec la chaîne de mon VTT… ce qui, au moins, règlera le problème de dérailleur.

Et puis, pourquoi ne voulait-il pas parler au téléphone ? Il a peur d’être sur écoute ? Putain ! À tous les coups, John est un robot de l’armée ! Ou des services secrets ! Une arme révolutionnaire conçue pour… pour… Honnêtement, je n’ai toujours pas bien compris à quoi il servait, hormis bouffer et « animer » les repas de famille. À moins qu’il ne tue les gens à coups de boulettes ? Mais je suis à peu près certaine qu’il existe des armes plus efficaces…

Mon cœur est remonté dans ma gorge, mes jambes sont en feu, et tout s’est mis à tourner autour de moi — c’est assez joli, d’ailleurs. Le couvert de la forêt m’offre un terrain plus stable, je mets la gomme ! Enfin, toujours en moulinant comme un hamster maniaque dans sa roue en plastique.

Brrr... Brrr...

Arrivée à la clairière, je jette le vélo dans un talus et traverse la neige à pied jusqu’en son centre. L’heure prévue est dépassée de dix minutes et pas de belette en vue.

— MONSIEUR KLEIN ?

— Chut ! Taisez-vous, parbleu !

Parbleu ? La voix provient d’un fourré, où je retrouve la belette, accroupie et sur les nerfs. Ses petits yeux furètent partout quand il marmonne, sec comme une coup de trique :

— Vous n’avez pas été suivie ?

— Euh, non, je ne pense pas.

— Où est-il ?

— Chez moi.

— Vous l’avez laissé seul ?!

— Non, avec mon frère. Vous voudriez pas vous lever ? J’ai l’impression de taper la discute à un nain de jardin.

Il se redresse, rougi par l’affront, les lèvres pincées et le regard glacé.

Brrr... Brrr...

— Suivez-moi, on ne peut pas rester ici.

— Euh, j’aime mieux pas, non. On est très bien, là.

Et puis, si tu me zigouilles, Raphaël aura un bon point de départ pour les recherches.

— Mettez-vous à couvert, au moins ! lance-t-il en me tirant vers la lisière. Que s’est-il passé ? Pourquoi ne l’avez-vous pas amené ? Et pourquoi m’avez-vous appelé ? Vous l’avez vraiment laissé sécher ? Mais vous êtes complètement inconsciente, ma pauvre fille !

Ma pauvre fille ? Sérieux ? Non mais il s’est bien regardé le balai-brosse ?

— Pour votre gouverne, je ne l’ai pas laissé sécher… Du moins, pas volontairement. Je… ne pensais pas qu’il devait boire, c’est tout !

— Bien évidemment qu’il a besoin de boire ! Comme tout le monde !

— Oh, je vous en prie… John est loin d’être comme tout le monde !

— John ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous lui avait donné un nom ?

— Il fallait bien ! J’ai bien tenté de l’appeler Ducon, mais ça lui plaisait pas…

— Quoi ? Comment vous savez que ça ne lui plaisait pas ?

— Ben, parce qu’il me l’a dit… Enfin…

— Il vous l’a dit ? IL PARLE ?

— Oui, il parle, pas la peine de gueuler comme un putois !

Belette se met à faire les cent pas autour d’un buisson, sa main grattant frénétiquement son crâne déplumé.

Brrr... Brrr...

— Ah non, mais ce n’est pas possible, pas possible du tout. Crénom de nom.

Qu’est-ce que c’est que ces jurons à deux balles ? Il peut pas dire « putain », comme tout le monde ? Et puis, cette façon de tournicoter comme un lion en cage… Enfin, plutôt un chaton dans son panier…

— Bon, ça suffit ! Dites-moi ce qu’il est, qu’on en finisse !

— Non. Non, ce n’est pas possible. I-Il faut que je le récupère.

— Hop-hop-hop ! Où vous allez comme ça ?!

Il s’enfuit le bougre ! D’un bond, je jette mon corps en travers de sa route… Enfin, c’était sans compter la branche qui gisait en travers de ma route.

— Aïe ! Put…

— Diable ! Vous vous êtes fait mal, mademoiselle ?

— Gabrielle… dis-je en prenant appui sur son bras pour me relever.

— Écoutez… euh, Gabrielle. Je suis désolé, mais je dois le récupérer. Il… Vous ne pouvez pas le garder.

— Le récupérer ? C’est vous qui l’avez laissé ici ? Dans cette clairière.

— Oui… C’est… Ça ne s’est pas passé comme prévu, bafouille-t-il en prenant ses distances.

Attends un peu, mon coco…L'affront ne permet jamais d'arriver à ses fins ; alors que...

— Monsieur Klein… Vous… Vous ne m’avez pas donné votre prénom…

— Alan.

— Alan ? C’est très joli, souris-je. Et original.

Il se détourne avec un rictus de dégoût et je comprends que ma maladroite tentative d’apaisement par la séduction tombe à plat.

— Écoutez, Alan. Je suis navrée, mais je ne vous confierai pas John. En tout cas, pas avant que vous ne m’ayez dit ce que vous comptez en faire.

— Et vous ? Que comptez-vous en faire ? me demande-t-il en s’éloignant.

Ce retournement de question me prend au dépourvu. Depuis que John est entré dans ma vie, je fonctionne au jour le jour. Mais dans à peine plus d’une semaine, je devrai retourner à mon quotidien, trouver un nouveau logement, reprendre le travail ; et que ferai-je de lui le moment venu ?

Mais c’est qu’il avance vite ce petit fumier ! Je dois trottiner pour ne pas me laisser distancer.

— Je-Je l’ignore… L’héberger jusqu’à ce qu’il soit autonome, je suppose…

— Autonome ? Mais il ne le sera jamais ! Il est même déjà plus qu’étonnant qu’il communique.

— Pourquoi ?

Il hausse les épaules sans prendre la peine de voiler son mépris.

— Au moins, dites-moi ce qu’il est… haleté-je en relevant mon vélo.

— C’est compliqué.

— C’est un robot.

— Si l’on veut.

— Un robot de l’armée ?

La belette lâche un rire comme un grand aboiement, et je me sens idiote ; une impression détestable. Me faire prendre de haut par cette tête de nœud, quel comble !

— Quoi, alors ?!

— C’est plus un… véhicule.

Un véhicule ? Mais qu’est-ce qu’il bave, ce con ? Genre, on grimpe sur son dos, et « hue, cocotte ! » ?

— Un véhicule à quinze millions d'euros.

— Hé ! Vous voulez pas ralentir ?!

— Non… Il faut se hâter. Il n’est pas en sécurité, chez vous.

— C’est pour ça que vous tenez tant à le récupérer ? Pour le pognon, je veux dire.

— Pas du tout.

Je ne comprends rien, et j'ai bien l'impression que ce pignouf n'a pas l'intention de lâcher la moindre info.

— Pourquoi l’avoir fait si canon, si c’est juste un véhicule ? Pourquoi l’avoir copié sur Markus ? En plus, mal copié…

— Mal copié ?

— Vous vous êtes trompé dans le nombre d’orteils.

Le mec me regarde comme si je venais de pondre un œuf. Ses lèvres s'affaissent en une grimace moqueuse, et il me demande soudain, ses yeux vrillés dans les miens :

— Vous le trouvez canon ?

— Ben… Disons, largement plus que ma voiture…

Il ricane, mais pas de ma vanne. Il se fout de moi, encore, et fait éclore dans ma tête une furieuse envie de lui griffer sa sale tronche de belette. Rageuse, j’enfourche mon vélo et le dépasse sans un regard.

— GABRIELLE ! ATTENDEZ !

— C’est ça… Tu peux courir, Alan.

Mes jambes crient à l’aide, mais ma fierté est plus forte, je sème rapidement la belette et il est hors de vue lorsque j’atteins mon portail. Quel petit enfoiré ! Non seulement, il veut me piquer John, mais en plus il se paye ma tronche ! Il perd rien pour…

— Raph ?

— Gaby ! Mais pourquoi tu répondais pas ?

— Répondre ?

— Je t’ai laissé au moins dix messages…

— Qu’est-ce qui s’est passé ici ?!

— C’était comme ça quand je suis arrivé…

Ma porte a été enfoncée, on retrouve des éclats du chambranle jusqu’aux pieds de la table, le parquet est maculé de coulures de neige fondue et de boue, mais les meubles sont intacts et en place.

— John ? JOHN ?!

— Je n’ai pas retrouvé ton ami, je suis désolé. Il est peut-être sorti avant… C’est tout de même très étrange, ils n’ont rien volé, souffle Raphaël.

— Si… Quinze millions.

— Comment ? De... Gaby?

Nous faisons le tour de la maison et du quartier ensemble. Je tente de repérer des traces de pas, mais tout n’est que bouillasse ; j’appelle John, si fort que Jocelyne Grubert finit par présenter sa curiosité à la fenêtre.

— Ah ! Madame Grubert ! Vous n’auriez pas vu un grand blond, dans les parages ?

— Qu’est-ce qui est arrivé à vot’porte ?

— Elle a été fracturée… Mais surtout, mon ami a disparu. Il fait à peu près cette taille…

— Fracturée ? Vous voulez dire comme un cambriolage ?

— OUI ! Mais je vous dis que mon ami a disparu ! On s’en fout du cambriolage !

— Madame Grubert, vous n’avez rien vu ? intervient Raphaël, pour m’empêcher de péter une durite.

— Bah… Y avait bien une voiture devant le portail, tout à l'heure. Enfin, une camionnette.

— Quelle camionnette ? bondis-je.

— J’sais pas bien. Une blanche. Mais j’ai rien vu des gens qui y avait d’dans.

— Vous ne sauriez pas dans quelle direction elle est partie ? demande poliment mon frère.

— Bah non.

Furibonde, je m’éloigne pendant que Raphaël tente de lui tirer les vers du nez. Putain, John… Mais où est-il ? Pourvu qu’il ne lui arrive rien…

Au loin, j’aperçois la calvitie précoce de la belette qui s’avance et je me rue sur lui.

— Où l’avez-vous embarqué ? Vous aviez un complice, c’est ça ? C’était un piège !

— Embarqué ? Vous voulez dire…

— IL A DISPARU ! Oui, il a disparu ! Comme par hasard… Au moment précis où je pars vous rencontrer !

Il porte la main à sa bouche et se met à tirer sur ses commissures, ses yeux fous papillonnant autour de moi.

— Tout est de votre faute, lâche-t-il après quelques secondes.

— De ma faute ?! Non mais vous êtes gonflé ! Et regardez-moi quand je vous parle ! Où est-il ?

— C’est trop tard. On ne peut plus rien faire pour lui, souffle-t-il dans une secousse de tête.

— Bien sûr que si ! Il faut juste… le retrouver, le sauver ! Vous savez où il est, n’est-ce pas ?

— Non. Non, je ne sais rien ; et il vaudrait mieux pour vous que vous laissiez tomber cette affaire. Je… Je dois…

— Laisser tomber ? Mais que va-t-il lui arriver ? Dites-moi où il se trouve ! Qui l’a emmené ?!

— Vous ne le retrouverez jamais. Faites une croix sur lui ; on doit tous les deux faire une croix sur lui…

— Qui ? Bon sang… QUI ?!

Il me dévisage, ses bajoues toutes tremblotantes ; cracher le morceau semble lui demander un effort incommensurable :

— Eterni’tech.

Annotations

Vous aimez lire AudreyLD ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0