Chapitre 16 : Quand le chat dort

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De tout le trajet, nous n’avons presque pas parlé. Épuisée, je l’ai installé sur le canapé pour la nuit, avant de monter me coucher. Je pensais que le sommeil m’emporterait vite, mais mes yeux papillonnent dans le noir. Aucune position ne soulage mon corps tendu. J’ai chaud puis froid dès que j’écarte la couette, et mes jambes s’agitent seules, comme celles des vieilles. La petite diode de mon portable clignote mais je m’échine à l’ignorer. Qui que ce soit, je n’ai aucune envie de parler. Comment annoncer à Markus que sa copie est devenue humaine ? Comment rassurer mes parents alors qu’ils pensent sans doute que j’ai perdu la boule ? Comment endurer une nouvelle crise avec Greg ? Non, je ne suis vraiment pas en état.

Les suées et les larmes m’ont déshydratée, ma gorge en feu me pousse hors du lit. J’ai sans doute dormi un peu, une heure ou deux. Mon téléphone indique huit heures vingt-trois, cinq messages reçus, deux appels en absences. Un seul mail, de Markus. En réponse, j’explique maladroitement la situation, le corps récupéré et le transfert, la disparition de John. Puis je lui demande s’il souhaite que je retienne Alan pour les éventuelles poursuites. Le corps en preuve. Si seulement Markus pouvait me guider, prendre ces décisions à ma place, j’obéirais sans discuter.

L’escalier craque sous mes pas lourds ; j’espère que le sommeil de l’autre n’est pas trop léger. Je me déplace dans le salon à tâtons jusqu’à trouver le plan de travail de la cuisine. Dehors, l’aube tarde à pointer. J’ouvre le frigo à la recherche d’une bouteille fraîche qui apaiserait ma gorge et la lumière crue me force à plisser les yeux. Éblouie, je me détourne vers le canapé et j’aperçois la silhouette d’Alan qui se détache sur le mur blanc. Il est assis, tourné vers moi.

— Tiens, tu ne dors pas non plus ? Ce n’est pas moi qui t’ai réveillé, j’espère ?

— Gaby ?

— Tu veux un thé ? Un petit déj, peut-être ?

J’allume l’applique de la cuisine et sors deux tasses du placard.

— Gaby !

Les tasses explosent au sol, évitant de peu mes orteils nus. L’air s’est engouffré dans mes poumons avec un sifflement de baudruche étirée.

— John ?

Il sourit, ce con ! Mes yeux sont déjà plein de larmes et lui sourit ! Il me fixe avec son air de benêt et sa bonne mine, il se redresse, le dos raide, les bras ballants dans sa combinaison gris d’Eterni’tech, et moi je suffoque.

— C’est bien toi ?

Le sourire s’élargit et dévoile la rangée de dents parfaites qui m’avait tant manquée. La vue ondoyante derrière le voile de larmes, j’enjambe la faïence brisée en reniflant, renverse la table basse et me jette sur lui pour finir ma course le nez dans son cou. Quand il n’est pas couvert par mes sanglots, son vrombissement est la plus douce des musiques à mes oreilles.

— Ferme tes bras sur moi, idiot !

Il sert terriblement fort, mais je m’en moque, le plaisir de le retrouver est bien plus grand. Je sens qu’il triture les quelques mèches qui s’échappent de mon chignon et les pleurs enflent malgré ma volonté de rester digne.

— Gaby est triste ?

— Non, pas du tout. Ce sont des larmes de joie ! Je pensais ne jamais te revoir, John ! Mais… comment ? Attends, laisse-moi sortir de là, que je te regarde.

Il écarte ses bras, je me dégage. Rien n’a changé. Son visage paisible, ses yeux curieux, sa peau parfaite. Il est lui, tout simplement.

— De quoi te souviens-tu ? Non, d’abord, comment tu te sens ?

— Comment ?

— Oui… Tu te sens bien ?

— Oui.

— Il n’y a rien de… bizarre ? De changé ?

— Pfft.

À mon tour de sourire bêtement en essuyant mon nez dans la manche de mon pyjama – je sais, c’est ignoble, mais on s’en fiche, non ?

— Tu te souviens de quelque chose ?

— Les hommes ont touché John. Gaby était partie.

— Pardonne-moi, John, je n’aurais jamais dû te laisser seul ici. Et après ?

Il me fixe en silence. J’ignore s’il réfléchit ou s’il a renoncé à formuler une réponse. Je décide que je m’en fous, il est là, en pleine forme, et je suis infiniment soulagée. Même si l’ombre d’Alan plane sur mes pensées. Où est-il, lui ?

— Manger ?

— Manger !

— Installe-toi. Attention, ne marche pas dans les débris.

À l’aide du couvercle de la poubelle, je les pousse dans un coin. Le ménage attendra. Je charge la table de toute la nourriture que je trouve et prépare même une casserole de chocolat chaud ; l’appétit est à la hauteur du soulagement ! Entre deux bouchées, je ne peux m’empêcher de le reluquer. Il est si beau, tout à coup ! Et bon sang, j’avais faim ! Je profite de ma bonne humeur pour appeler mes parents – enfin, les réveiller –, les rassurer sur la porte d’entrée fracturée et mon état de santé, promettre de prendre soin de moi, et de m’excuser auprès de Greg pour mon comportement du réveillon. Une promesse que je ne compte pas honorer, mais aujourd’hui, j’ai très envie de faire plaisir. Par la fenêtre, je constate que l’aube s’est ramenée avec un beau soleil, les dernières poches de neige scintillent, les oiseaux picorent les sachets de graines chez les Grubert : quelle journée de rêve ! Quelle journ…

— John ? Ça va ?

Il fait une sale tête. Du genre « je vais cracher une boulette sur le premier qui passe devant moi ».

— Qu’est-ce que je fais là ?

— Quoi ?

— Assis à table. Pourquoi je ne suis plus couché ?

— Que… Alan ?

Pitié. Pas ça. Pas encore !

— Eh bien, oui ! me répond-il en toute évidence. Par contre, je… Gabrielle ? Vous vous sentez bien ? Vous êtes toute pâle.

Tu m’étonnes. Mes jambes flageolent et mon cœur s’affole. Me faire le coup du grand ressuscité alors que je baignais dans l’allégresse, voilà bien une vacherie digne de Belette.

— Oui, oui, ça va. Euh… Je te sers un thé, Alan ?

Il me fixe, aussi ahuri qu’un ado surpris avec une chaussette à la main, et je comprends. Il dormait. Il dormait, putain ! Et pendant qu’il dormait, John vivait. C’est ça, j’en suis certaine ! Je remplis la bouilloire en essayant de reprendre mes esprits et de ne surtout pas me trahir : il ne doit pas savoir, en aucun cas.

— Tu as passé une bonne nuit ?

— Oui… je crois. Mais je ne me souviens pas m’être levé.

— Tu étais à table quand je suis descendue. Tu ne devais pas être bien réveillé, ce sont des choses qui arrivent.

— Sans doute.

Il hausse les épaules avant de se détourner de moi pour doser son thé. Le voilà de retour, lui aussi. Ils sont donc deux, dans ce corps ! Il remplit sa tasse à sa façon – un tiers d’eau froide, deux tiers d’eau bouillante – puis pioche dans le paquet de cookies et croque.

— Ça n’a aucun goût.

— Pardon ?

— Le biscuit, il est affreusement fade. Tenez, goûtez.

— Hmm, je le trouve bon. Enfin, comme d’habitude. Il n’est pas fade, en tout cas.

Il fait la moue, reprend une bouchée, grogne. Je crois deviner le fond de ses pensées : après le somnambulisme, l’agueusie… Commencerait-il à douter de ce corps ? En fille sympa, je lui tends un bout de pain qu’il grignote avec une grimace dégoûtée, puis un quartier d’orange, un carré de chocolat, une brioche à la cannelle, une banane et même un cornichon. Rien n’a de goût. Pour rire – parce qu’il vaut mieux rire, ici, franchement – je finis par le convaincre de goûter une cuillère à café de moutarde, avalée sans sourciller.

— C’est impossible ! Ils sont conçus pour percevoir les saveurs ! On… On n’a jamais eu de retour client sur cette question ! Ah, ça vous amuse, hein ! Vous vous dites sûrement qu’un bien mal acquis ne profite jamais ; que ce n’est que justice !

Sa tête dépitée et son intonation rageuse devraient me couper toute envie de rire, mais je suis bien incapable de me retenir. Le timide ricanement du départ se mue vite en éclats débridés. Entre deux hoquets, je jure que c’est un rire nerveux, je ne me moque pas, je compatis, je ne suis pas un monstre, enfin ! Mais bon sang, quelle ironie !

— Du coup… le thé va te… Ahah, excuse-moi, non, vraiment… pardon, Alan. Mais déjà que ça n’a presque pas de goût… LE THÉ ! Oh mon dieu, je vais me pisser dessus !

En sautillant, je me rue vers la salle de bains – il était temps. J’essaie tant bien que mal de me calmer, je passe sous la douche dans l’espoir de laver mon mauvais esprit et ressors fraîche, enjouée, mais pas trop. Après tout, ce pauvre mec se retrouve piégé dans un corps artificiel et vient de dire adieu à ce qui était sans doute son plus grand plaisir. Je me dois de le rassurer. Il est avachi sur la table, tête renfrognée posée sur l’avant-bras et tortille mollement une boulette de mie de pain.

— Ça va s’arranger, Alan. C’est ta toute première journée, il faut le temps d’apprivoiser tes nouvelles sensations.

— Je ne sais pas, j’ai l’impression que quelque chose ne colle pas. Comme si je n’étais pas entièrement là. Gabrielle, est-ce que vous accepteriez de me toucher, s’il vous plaît ? demande-t-il en se redressant.

— Euh…

— Simplement la main.

Sa mine déprimée a fini par m’apitoyer, j’obtempère sans trop réfléchir à l’incongruité de cette demande.

— C’est censé faire quelque chose ?

— Oui… Sans entrer dans les détails, disons que le toucher était très complexe à paramétrer, comme tous les sens, naturellement, mais dans son cas, on a dû l’amputer de tout un pan de sa fonction, de l’aspect « douleur », si vous voulez. Tout en préservant la capacité d’autoprotection et surtout les sensations de plaisir. Et… Enfin, ce n’est pas très intéressant pour vous, d’autant plus que je schématise beaucoup, mais le contact humain doit éveiller des sensations uniques. Là…

— Tu ne sens rien ?

— Une pression, à peine.

— Et là ?

Je promène ma main sur son bras, jusqu’à son épaule, son cou, puis son visage, de plus en plus défait.

— Non, rien. Rien, parbleu ! I-il faut que je rentre chez moi. Je dois fouiller dans le soft, trouver ce qui cloche.

Ce qui cloche ? J’ai ma petite idée sur la question, et il est hors de question que tu corriges ce « bug ». Il se lève, s’époussète et se dirige à pas hésitants vers la porte d’entrée. Enfin, de sortie, du coup. Je m’interpose, l’esprit illuminé.

— Et si on méditait ?

Voilà. C’était mon idée.

— Méditer ?

— Oui. Tu sais, tu as dormi cette nuit. Et, bon… tu es dans un corps qui n’a pas besoin de dormir, donc ça veut dire que c’est ton esprit qui en a besoin. Il y a peut-être un moyen de résoudre ce petit soucis sans passer par l’informatique. La force, Alan ! La force de l’esprit ! Il n’est peut-être tout simplement pas bien connecté à ce corps, il va devoir… je sais pas. Créer le lien ? Se l’approprier ?

Et accessoirement, peut-être qu’un état méditatif permettra à John de refaire surface.

— Alors, on essaie ?

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