Chapitre 20 : Panique et téléphone

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— John ? Oh bon sang, c’est toi ? Mais qu’est-ce que tu fous là ?

— Gaby !

Il me fixe, son casque ridicule bringuebalant sur sa tête, le visage illuminé par un de ces sourires niais dont il a le secret. Moi, je commence à paniquer. Juste un peu.

— Non, non, non ! Tu ne peux pas rester ici ! On ne peut rien faire sans Alan !

— Mais Gaby a appelé John.

— Comment ça, je t’ai appelé ?

Il hausse les épaules d’un air de benêt en fourrant sa main dans le paquet de biscottes. Visiblement, toutes ces aventures ne lui ont pas coupé l’appétit.

— J’ai dit ton nom ? C’est pour cette raison que tu es venu ? Ça alors… Est-ce que c’est toi qui provoques les défaillances d’Alan ? Est-ce que… tu essaies de sortir ? De te réveiller ?

— Te réveiller ?

Oui, en même temps, je ne sais pas ce que j’espérais.

— Bon, John, écoute-moi bien. Tu ne dois plus le faire, tu ne dois pas venir quand je t’appelle, quand tu entends ton nom. Pas pour le moment. Je sais que la situation est compliquée, mais… il faut que tu te tiennes sage, OK ?

— OK.

— Tu as vraiment compris ?

— Pfft.

Une pluie de miettes s’abat sur le clavier impeccable de Belette. Il va me tuer. Quand il reviendra. S’il revient. Quelle galère ! J’éloigne la nourriture, secoue rapidement le clavier au-dessus de la corbeille et pose mes mains sur les épaules de l’autre idiot.

— John, rendors-toi.

Après tout, si je parviens à le faire venir à moi sans même le vouloir, il est possible que je réussisse à le chasser par ma seule parole.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il le faut. On a des choses à faire, pour toi, et on a besoin d’Alan. Tu dois te sentir bizarre, non ?

— Bizarre ?

— Pas comme d’habitude… Tu te souviens d’hier ? Quand les hommes t’ont emmené. Attends, c’était hier ? Bon, tu étais… Tu étais toi, tout seul ! Et maintenant, il y a des moments où tu n’es plus toi, tu n’es plus John ! Tu comprends ? Comment je pourrais t’expl…

La vibration du portable dans ma poche met un coup d’arrêt à mon laïus foireux. D’une main tremblotante, je sors l’appareil. L’écran indique « Jérôme Carlin » : j’ai déjà entendu ce nom. C’est le patron, non ? Merde de merde ! Cette fois, c’est bon, je panique.

— Alan ! Alan, j’ai besoin de toi, sors de là ! John, je t’en supplie, rendors-toi, il faut que je parle à l’autre… Alan ?

— Alan ? Alan ? appelle-t-il dans le vide.

S’il y a un truc que cette semaine m’aura appris, c’est que l’on ne peut jamais compter sur un homme. Encore une fois, je vais devoir me débrouiller seule. Alors, la grippe, la fatigue, l’affolement, je vais devoir tout foutre en vrac au grenier pour faire place nette à l’esprit guerrier. Bien, concentre-toi. Le plan, tu le connais ; cette conversation, tu l’as déjà fait tourner des dizaines de fois dans ta tête. Oui, c’est bon : j’inspire un grand coup, souffle à John de tenir sa langue, et décroche.

— Allô ?

— Madame Couturier ? C’est vous ?

— Oui.

— Klein est avec vous ?

— Je n’ai aucune intention de répondre à vos questions.

Mes mains tremblent mais ma voix est étonnamment ferme. Le grand dadais a attrapé sa langue entre le pouce et l’index, pas mal. Au moins, ça l’occupe.

Ne jouez pas à la plus maligne avec moi, Madame Couturier. Vous n’êtes pas en position de fixer vos conditions.

— Évidemment que si. C’est bien pour cette raison que vous appelez.

— Passez-moi Klein.

— Non. Et avant que vous ne vous emballiez niveau menaces, sachez que toute ma famille est au courant de cette affaire. Si je venais à disparaître mystérieusement, on saurait où chercher.

Sa respiration est sourde et je me demande si lui aussi est un artificiel. Est-ce que l’on peut condamner une machine à de la prison ? S’il décidait de m’éliminer… que signifie « perpétuité » pour un immortel ?

Voyons… nous n’avions aucune intention d’en arriver là, ne soyez pas ridicule.

John s’agite sur sa chaise, les deux mains dans la bouche. Agacée comme une mère de famille en plein burn-out, j’empoigne son épaule et y plante mes ongles dans l’espoir de le faire tenir tranquille. Je le regrette aussitôt :

— Gabrielle ? Que se…

— Oh merde… Alan ? C’est toi ?

— Que s’est-il passé, Gabrielle ? Encore un bug ?

— Je…

Madame Couturier ? Vous êtes toujours là ?

Oui, deux petites secondes.

De ma main, je couvre le micro, ordonne à Belette de ne pas bouger et me réfugie dans la salle de bain, bien consciente du risque que je prends à le laisser seul. Pourvu qu’il n’efface pas John… Mais pour l’instant, je dois ferrer Eterni’tech et mon unique neurone valide ne peut pas se permettre de se disperser.

Madame Couturier ?

Euh, oui. Oui, je suis là. Bon, on va faire simple. Nous souhaitons tous deux trouver au plus vite un arrangement, n’est-ce pas ? Alors voici mes conditions : vous nous versez un million d’euros – une broutille pour vous – et vous nous livrez un nouveau corps avec les papiers en règle.

Un nouveau corps ?

— Par ailleurs, M. Friegler exige que vous vous engagiez par écrit à ne plus jamais employer son image sans son consentement. Et moi, je vous demande de renoncer à toute poursuite à mon encontre. En échange… Eh bien, je tourne une vidéo expliquant que toute cette histoire n’était qu’une farce, un poisson d’avril avant l’heure. Et Markus ne portera pas plainte.

Attendez, attendez ! Quel nouveau corps ? Pour quoi faire ? Klein s’est transféré dans celui du blond, que lui faut-il de plus ? C’est pour vous ?

— Nous voulons un nouveau corps, le reste ne vous regarde pas.

Non mais vous déconnez ! Je ne vais pas foutre en l’air trente millions pour votre seul plaisir !

Sa voix s’est perdue dans les aigus, je sens que je le tiens presque. Compte tenu des circonstances, je pense que l’on peut parler de miracle. J’étouffe dans l’œuf une furieuse envie de tousser et glisse dans ma voix la candeur exaspérante qui l’achèvera.

— Je comprends, monsieur Carlin. Vous avez entièrement raison. C’est très dommage, bien sûr, mais le bon côté de la chose, c’est que vous allez faire des heureux. Tous ces journalistes ravis d’avoir enfin un sujet croustillant à se mettre sous la dent…

Allons, soyons sérieux deux minutes ! Personne ne vous croirait.

— Me croire ? Mais il suffit d’analyser les preuves. Et j’en ai un paquet ! Klein, pour commencer : l’homme qui ne saigne pas. Je me demande que diront les médecins qui l’ausculteront. Et puis, on pourrait aussi tenter de bidouiller son programme, pour s’amuser, lui faire cracher des boulettes de bouche, par exemple ! Sans compter que j’ai déjà une magistrale vidéo d’endoscopie, le film de la petite visite de vos gorilles, notre conversation actuelle…

Que…Vous m’enregistrez ?

— Évidemment.

Il jure, soupire, jure à nouveau. Je l’imagine remonter le fil de la conversation à la recherche d’aveux ou d’éléments compromettants. Le pauvre, il est foutu.

— Un nouveau corps, un million, des papiers. Non négociable.

Bon, je vous rappelle.

Il raccroche et moi j’inspire comme si je remontais d’une longue plongée en apnée. C’est dans la poche, non ? Il a paniqué, n’a pas tenté de négocier ; je le tenais et il le savait.

— Gabrielle ?

Bon sang ! Ça n’en finit donc jamais ?

— Gabrielle ?

Je sors de ma cachette, prête à en découdre, mais je me dégonfle aussitôt. Alan semble encore plus au bout du rouleau que moi. Ses yeux fixent un point invisible au-dessus de mon épaule, ses lèvres grimacent, ses jambes tressautent. Si le corps ne fatigue pas, il n’en va pas de même pour l’esprit. Sous les traits de John, je retrouve ma belette déplumée et pleine de tics, si pathétique qu’elle en devient agaçante.

— Alors, qu’est-ce qui se passe ?

— Je l’ai identifié.

— Identifié quoi ?

— Le… Votre… Vous savez, Joh…

— Chut ! Ne dis surtout pas son nom, c’est ça qui te fait planter !

— Vous êtes sûre ? Remarquez, ce serait assez logique…

— Ouais, peu importe. Du coup, tu as pu séparer vos personnalités, c’est ce que tu voulais m’annoncer ?

— Oui. J’ai analysé les fichiers de la dernière…

— Donc c’est faisable ? Notre plan.

— Je crois, oui.

C’était il y a une heure, ou deux. Plus ? Attendez… J’ai commandé des pizzas, rempli la bouilloire, rédigé le courrier de Markus ; pouce, index, majeur… Déjà quatre heures ! Et ils n’ont toujours pas rappelé. C’est mauvais signe, non ?

— Tu es sûr qu’ils en ont en stock ?

— Pour la dernière fois, oui. Presque une dizaine : le carnet de commandes est plein.

Il grignote sans plaisir quelques croûtes de pizza, droit sur sa chaise. Dehors, une nuit brumeuse est tombée, trouée çà et là par les halos des rares décorations de Noël pendues aux façades.

— Pourquoi tu as choisi ce corps, alors ? Parce qu’il était beau ?

— Non, pas du tout. Simplement, les autres sont copiés sur les clients. Enfin… Copiés mais légèrement améliorés, plus jeunes, plus… parfaits. Il était moins risqué pour moi de voler celui d’un anonyme qui n’était au courant de rien.

— Oui, logique. Je peux te poser une question ? Y a vraiment un truc qui me taraude… Qui a eu l’idée de la boulette ? Et surtout, pourquoi ? Je veux dire, on a un orifice prévu pour…

— Ah, ça ! C’était une demande d’un de nos premiers clients, qui trouvait cela plus pratique de ne pas avoir à se rendre aux toilettes. Vous savez, ce n’est pas sale. C’est même totalement stérile. Initialement, on les faisait sortir par le nombr…

Toc, toc.

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