Bonne nouvelle ?

9 minutes de lecture

Un chapitre / Une musique

George Benson - Sunny

https://www.youtube.com/watch?v=9sFUiBT-mYQ&feature=youtu.be

*

Samedi 11 juillet 1981.

Bam, bam, bam !!! Je me réveille en sursaut. Le temps que mes yeux s'habituent au soleil diffusé dans les interstices des volets, que mon cerveau se mette en route, je réalise que c’est bien à la porte que l’on tambourine. Je regarde mon radio réveil. Déjà onze heures du matin !

— J’arrive, j’arrive ! je crie pour faire patienter celle ou celui qui fait tout ce vacarme.

Je réalise que je bande comme un âne. Mon caleçon flottant ne pourra rien cacher du tout si je vais ouvrir dans cette tenue. J’enfile vite fait un t-shirt et un short qui traînent sur la moquette. Je dévale l’escalier de meunier en évitant de me casser la gueule. Un dernier coup d'œil à mon short. La bosse a quasi disparu, ça devrait le faire. J’ouvre la porte en grand. Patrick, avec ses lunettes rondes et son sourire bêta, me remet une lettre.

— Salut Lucas ! excuse-moi de frapper comme ça, mais votre sonnette est toujours en panne. Je viens de te réveiller à ce que je vois ! Et je ne parle pas des traces d’oreiller sur ta joue ! dit-il en apercevant mon short.

— Ah ah ah, toujours aussi drôle, je dis le plus décontracté possible pour cacher ma gêne, en tirant inutilement sur mon t-shirt. Avec lui, pas la peine de se formaliser. Ce qui sort de sa bouche est en général direct et pas toujours réfléchi. Pas bien méchant non plus.

— C'est un recommandé pour Etienne, il faudrait qu’il signe lui-même.

Tout de suite, je vois à sa tête son embarras.

— C’est que mon père dort encore. Et hier soir…

— Oui, bon… On va faire comme l’autre fois alors. Ça reste entre nous.

J'opine du chef et attrape le stylo bic qu’il me tend et imite la signature de mon paternel.

— Nickel, merci. Oh là là, mais c’est que je suis à la bourre, moi ! Je file, sinon la mère Langlois va encore dire que la Poste emploie uniquement des fainéants ! Si elle n’a pas son courrier à la même heure, elle me pique une crise. Allez savoir pourquoi ? Allez, bonne journée, et bon réveil ! dit-il avec un sourire salace en chevauchant son vélo.

Il zigzague et s’arrête chez le vieux Dufour. Mon voisin vient d’ouvrir la porte. Je m’empresse de fermer la mienne. Pas envie que le vieux me voie dans cette tenue. Je crois qu’il est pire que la mère Langlois pour inventer le moindre ragot à mon sujet ou me rappeler que mon père est un alcoolique. Alors non merci.

Le pire, c’est que, certains jours, je ne pourrais pas lui donner tort. Je ne sais pas encore comment ils font à la mairie pour garder mon père aux espaces verts, quand il arrive certains matins où il a déjà sérieusement picolé. Hier, j’ai encore croisé le maire de notre village, Jean Latour, sur la place de l’église. Il m’a pris à part pour me demander comment ça se passait à la maison. Je lui ai répondu comme j’ai pu, que ça allait. J’étais pressé de le quitter, car je savais ce qu’il allait me dire. Je n’ai pas pu éviter son sermon à propos du bac de l'an prochain. Il a essayé de me convaincre de m’accrocher, sans y croire vraiment. Car tout le monde le sait ici. Dès que je suis majeur, je me casse de ce trou. Encore six mois. J’ai hâte. Je sais au fond de moi que ce n’est pas avec le fric que je vais gagner et économiser cet été au marché, que je réussirai à partir. Mais je ne vois pas d’autre solution pour le moment. Mon copain Mathias me demande parfois comment je fais pour tenir. Peut-être parce que c’est devenu mon quotidien, et que j’aime mon père malgré tout ça. À chaque jour, suffit sa peine.

Passons pour ce matin. Hors de question de m'apitoyer. Je préfère m’accrocher à la vie. Tout n’est pas pourri. Sur ce, je vais à la porte de la chambre de mon père. Je l’entends ronfler. Laissons le dormir, au risque de le mettre de mauvaise humeur. Je décide d’ouvrir la lettre que je tiens toujours à la main. Elle est officielle, tapée à la machine. Je la parcours rapidement et lâche un juron. Je saute de joie. J’ai qu’une envie, c’est de réveiller mon père pour lui annoncer la bonne nouvelle. Maman a enfin signé les papiers du divorce. Elle en aura mis du temps ! J’espère qu’avec ça, mon père aura définitivement compris qu’il n’y a plus d’espoir entre eux. Il va enfin tourner la page, après cinq ans. Et arrêter de boire. Et arrêter de se défouler sur moi par la même occasion. Il serait temps que cela change.

*

Je décide de prendre mon vélo pour aller faire un tour, histoire de profiter un peu de cette matinée déjà bien entamée. Mais au moment de mettre ma deuxième chaussure, je m’aperçois que je ne peux pas sortir avec les fringues que j’ai sur le dos. Il y a quand même un minimum. Commençons par un bon café et une douche rapide pour me réveiller complètement.

*

Quinze minutes plus tard, me voilà sur mon vélo à la sortie du village. Au stop, j’hésite entre prendre à gauche en direction de la rivière ou bien emprunter la route qui longe la voie ferrée. Je me dis que la rivière à l’ombre des arbres, ça sera plus sympa cet après-midi. Je prends donc à droite avec entrain. Je commence déjà à imaginer le prochain train qui passe. Je suis assis dedans, peu importe la destination, je m'en fiche, pourvu qu'il m'emmène loin d'ici. La route est bordée de grands platanes disposés à intervalles réguliers. Je pédale à un rythme soutenu, et profite du vent rafraîchissant. J’aime l’été lorsque mon corps profite de chaque rayon de soleil, de cette chaleur qui me remplit d’énergie. À vélo, j’ai la sensation d’être libre dans l’effort physique. Je me donne à fond quand je décide d’aller vite, et apprécie le ralentissement de mon rythme cardiaque quand je diminue la vitesse.

Déjà une petite heure que je me promène. Les itinéraires habituels me font transpirer. J’aperçois un camion qui arrive dans ma direction. Plus il se rapproche, plus il semble ralentir. Alors qu’il s’apprête à me dépasser, celui-ci freine brusquement. Coup de klaxon. Je me retourne. Je vois un conducteur moustachu, le coude posé sur la vitre baissée. Je viens à sa rencontre.

— Hé, gamin, je cherche la rue des cascades. La famille Dumont. Tu ne saurais pas où elle habite par hasard ?

Ma cervelle se met en branle. La famille Dumont… Non, comme ça, ça ne me dit rien. Rue des cascades… À moins que ce soit….

— Mais oui bien sûr ! C'est la famille du nouveau médecin qui doit arriver dans le village. Vous avez dépassé l’embranchement à droite. C’est un chemin étroit. Ça devrait le faire avec le camion, ne vous inquiétez pas. C’est la maison avec un grand portail en fer, vous ne pouvez pas la rater. De toute façon, il n'y a plus que celle-ci dans cette rue et celle de la vieille Augustine.

— Ok, merci ! me dit le moustachu qui a déjà disparu dans son camion.

Il roule encore deux cents mètres avant de pouvoir faire demi-tour. Ni une, ni deux, je décide de le suivre. Comment j’ai pu oublier ! C’est le maire lui-même qui me l’a dit hier, excité comme jamais. Il a des raisons d’être content et il n’est pas le seul. Notre bon vieux docteur Fournier a eu l’idée de casser sa pipe il y a six mois. Soixante-dix ans. Un matin, crise cardiaque chez lui en buvant son café. Le pauvre. Ça nous a tous fait un choc au village. On l’aimait bien le docteur Fournier. Toujours disponible, gentil avec ses patients. Résultat, il faut se taper trente kilomètres pour aller en ville chez le docteur Gaillard. Mais lui, personne ne l’aime au village. Tout ça pour dire que lorsque Jean Latour a annoncé au café, qu’un médecin avait bien voulu venir s’enterrer chez nous, tout le monde l’a applaudi et a bu un coup à sa santé. La mère Langlois prétend qu’il est bel homme, un vrai bourgeois comme on en fait plus. Elle l’aurait vu lorsque celui-ci est venu visiter le mois dernier le cabinet dans la rue principale du bourg. Dans sa grande bonté, le testament du docteur Fournier stipulait qu’il léguait sa maison à la commune. Le maire s’est empressé de proposer au médecin de quoi se loger. C’est donc là que lui, sa femme et son fils habiteront. Toujours selon la mère Langlois, il aurait été enchanté de venir le plus vite possible. Moi, je demande à voir. Parce que bon, il faut le dire. Le cabinet du docteur n’est plus de première fraîcheur. Et sa maison, je n'en parle même pas. Pourtant, une grande demeure comme celle-ci, elle a dû être super belle autrefois. Aujourd’hui, elle ressemble davantage à une maison laissée à l’abandon.

Lorsque j’arrive en haut de la côte du chemin, je reprends mon souffle. Je m’aperçois que le camion de déménagement est bien là. La 4L bleue du maire aussi. Je vois Jean Latour en pleine discussion avec le chauffeur, une casquette à l'arrière de la tête, les manches retroussées. Soudain, un klaxon derrière moi. Juste le temps de me mettre de côté pour laisser passer une grosse voiture noire, roulant au pas. À son bord, un couple et un garçon de mon âge à première vue. À leurs têtes fatiguées, on devine que la route a été longue. J’observe le maire leur faire de grands signes avant que la voiture ne franchisse le portail ouvert et emprunte l’allée qui les mène à leur nouvelle demeure. Je remonte sur mon vélo, passe devant la grille, m’arrête. La famille Dumont descend de leur voiture. La personne que je devine être le docteur serre la main de monsieur le maire avec un grand sourire. Effectivement, c’est un grand blond, belle allure, belle gueule, le genre qui plaît aux femmes. Habillé d’un pantalon droit, d’une chemise blanche et d’un petit veston à carreaux. Sa femme à ses côtés. Une grande brune, frange sur le côté, rouge à lèvres impeccable. Jupe droite, petit chemisier rouge, collier de perles discret. Le garçon resté dans la voiture décide enfin d’en sortir. Habillé d’un pantalon beige bien repassé et d’un polo vert, il recoiffe sa frange blonde. Il est aussi grand que moi, a la même carrure sportive que son père, le même sourire. Et porte lui aussi une montre élégante qui brille, comme celles que j’admire en vitrine, les fois où j’ai l’occasion d’aller en ville. Ce sont donc eux, les Dumont ! J’ai l’air un peu con, là, à les regarder comme ça. Je décide donc de repartir quand soudain, j’entends le maire qui m’appelle. Je n’ai pas d’autre choix que de venir à leur rencontre. Je laisse par terre mon vélo avant de faire les quelques mètres qui me séparent d’eux. Je me sens minable à côté d’eux, avec mon t-shirt à rayures froissé, mon short en jean délavé et mes cheveux courts que je n’ai pas lavés depuis trois jours. Mais leur sourire me rassure un peu.

— Lucas, je te présente notre nouveau médecin du village : Charles Dumont, son épouse Françoise et leur fils, Alexandre. Docteur, voici Lucas Mercier. Vous ne manquerez pas de le croiser souvent dans le bourg de Saint-Amant-La-Rivière. Il est aussi au marché, le mercredi matin, au stand des fruits et des légumes. Si vous avez besoin de n’importe quoi, n'hésitez pas à faire appel à lui ! N’est-ce-pas Lucas ?

— Mais bien sûr monsieur le maire. Enchanté de faire votre connaissance messieurs dames, je dis avec toute la politesse que l’on m’a apprise.

Je leur offre moi aussi mon plus grand sourire. Celui d’Alexandre est timide mais franc. Il a l’air d’avoir très chaud. Il vient me donner une poignée de main énergique. Je le regarde bien droit dans les yeux. Je sais que cela ne se fait pas, mais s’il y a une chose que mon père m’a appris, c’est de se méfier des yeux des gens. Surtout les premières fois où on fait leur connaissance. Savoir à qui on a affaire. Examiner si leur regard est sombre ou lumineux, fuyant ou avenant, honnête ou fourbe. Alors que j’essaye de déchirer celui du jeune garçon qui ne semble pas vouloir me lâcher la main, voire me la serrer un peu trop fermement, je réalise que je n’ai jamais vu des yeux marrons clairs, aussi beaux et expressifs que les siens. Je suis littéralement traversé par leur incroyable intensité. Des yeux renfermant un feu de bois qui crépite, qui explose. Au point d’en être vraiment déconcerté. Non, si je veux être honnête, le mot exact est troublé.

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