Baby-foot

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Un chapitre / Une musique

Maple Syrup - Yellow

https://www.youtube.com/watch?v=GuzUsW-65yE

*

Dimanche 12 juillet 1981.

Même à deux contre un, je vais les exploser les frangins. Tous les jeunes de notre âge ou presque ont déserté Saint-Amant pour l’été. Alors ils n’ont que ça à faire, accepter de jouer avec moi. Pour une fois que l’on ne se frite pas, j’en profite.

— Buuuut ! Deux à zéro les gars !

Jacques et François enragent. On dirait deux gros boeufs qui beuglent. Je relance aussitôt la balle dans le baby-foot en cramponnant mes manettes face à mes deux adversaires.

— Les gars, faut se réveiller !

Ils maugréent et tentent une tactique que je connais par coeur. J’esquive facilement. Je lève les yeux deux secondes pour apercevoir la personne qui vient d’entrer. C’est Alexandre ! Je ne m'attendais pas à le revoir de si tôt celui-là. Il ne m’a pas encore vu. Je l’entends s’adresser au gros Frédo.

— Bonjour, le journal du jour s’il vous plaît monsieur.

Frédo le regarde de la tête aux pieds. Il attrape un journal et le dépose sur le comptoir.

— Buuuut ! crient en chœur les frères Desbois en se tapant la main en signe de victoire.

Et merde, je viens de me faire avoir. Ils me regardent avec leur tête de bienheureux.

— Mais les gars, vous abusez…

— Y’a pas de mais ! Faut se réveiller Lucas !

Je vois Alexandre se retourner à l’annonce de mon prénom. Il me salue, son journal à la main.

— C’est que tu le connais le petit bourge ? me lance Jacques, d’un air suspicieux.

— Mais ta gueule. C’est le fils du nouveau docteur qui vient d’arriver.

— Alexandre, viens jouer, il nous manque un joueur !

Comme hier, il rougit. Mais qu’est-ce qu’il a bon sang à être coincé comme ça. Je le vois qui hésite. Il finit par nous rejoindre.

— Alexandre, je te présente Jacques et François, les plus mauvais joueurs de baby-foot et de foot de Saint-Amant, je dis, espérant lui décrocher un sourire.

— Bonjour, répond-il placidement.

Je lui serre la main. Mes adversaires se regardent, hésitent à faire de même, mais se ravisent au dernier moment. Je leur lance un regard noir.

— Une partie, ça te dit ?

— C’est gentil, mais non merci. Je suis juste venu chercher le journal et acheter du pain. Mon père attend à la maison.

— T’as bien cinq minutes pour une partie...

— Mais puisqu’il te dit que son petit papa l’attend ! dit Jacques en me coupant la parole.

— Une prochaine fois avec plaisir.

— Comme tu veux. Bon bah à plus alors !

— C’est ça, à plus tard, dit-il d’un hochement de la tête avant de partir.

— Vous faites chier les mecs. Vous auriez pu lui serrer la main !

— Pas question. Il risque de se salir le petit bourge, dit Jacques.

— Putain, vous êtes trop cons.

— Oh, mais c’est qu’il s’énerve notre petit Lucas. Ah, mais j’ai compris, c’est son petit cul qui t’intéresse, hein ?

— Allez vous faire foutre, bande de nazes.

Je pars énervé du bar. Je sors une clope de mon paquet, l’allume et m’adosse au mur, le temps de me calmer. Encore une raison de les détester ces deux-là. Ce n’est pas la première fois qu’ils me font ce genre de blague de mauvais goût. Ça me fout en rogne. Pour une fois qu’il y a un nouveau garçon de notre âge dans le village ! C’est trop leur demander de se comporter autrement ?

Je remarque un splendide vélo rouge contre le mur. Je siffle d’admiration. Au vu des trois plateaux de vitesse que j’observe en me baissant, je le considère déjà comme un bolide de compétition. Enfin du moins face à mon vélo pourri.

— Je te laisserai faire un tour avec si tu veux ! me répond une voix derrière moi.

Je me retourne : Alexandre avec une baguette de pain à la main.

— Il est à toi ?

— Mes parents viennent de me l’offrir ce matin.

— Et bah, t’as une sacrée veine !

— C’est bientôt mon anniversaire.

— T’as quel âge ?

— 17.

— Comme moi ! Mais je suis de début de l’année. Et bah, ils savent faire plaisir eux au moins. C’est pas mon père qui pourrait se le permettre.

Je viens de le mettre dans l’embarras. Merde. Il pose la baguette de pain et le journal dans le panier du vélo.

— Faut que j'y aille.

Je ne sais pas trop pourquoi, mais j’ai envie de le retenir encore un peu.

— Tu fais quoi cet après-midi ? Ça te dirait d’aller à la rivière ?

— Heu…je sais pas…

— Tu ne trouveras pas meilleur guide en cette saison, crois-moi.

— C’est que nous avons encore plein de cartons à déballer. Je ne suis pas certain que mon père m'autorise.

— Oui, bien sûr, je suis bête. Un autre jour alors.

— Avec plaisir…, dit-il avec le sourire.

On dirait qu’il se retient. Je n’arrive pas à lire dans ses yeux. Est-il sincère ou me répond-il juste par politesse ? Il monte sur son vélo, fait quelques mètres avant de me faire un signe de la main. Je fais de même, la fin de ma clope à la main.

— Ciao !

Ce mec a quelque chose qui m’est sympathique. J’écrase ma cigarette par terre et enfourne mon vélo pour rentrer chez moi.

*

À midi, mon père me fait enfin part de la lettre de ma mère. Il la traite de tous les noms pendant une demi-heure. On dirait un ours qui gronde. Mon père est un homme de forte carrure avec des bras brunies par le soleil jusqu’à la hauteur du t-shirt. À bientôt quarante ans, il a encore tous ses cheveux, des cheveux bruns qui commencent juste à grisonner au niveau des tempes. Je me rends compte en le regardant s'époumoner que j’ai parfois les mêmes attitudes que lui. Le même regard de celui qui est capable de se mettre en colère, sans pour autant dire ce qu’il a sur le cœur, préférant se refermer comme une huître si on cherche à l'interroger. Il dit rarement ce qu’il pense. Ses yeux parlent pour lui.

Je laisse passer l'orage, préférant m’abstenir de tout commentaire. Énervé, je prépare le déjeuner, mais sans envie de faire le moindre effort pour cuisiner. Il m’a coupé l’appétit. Salade de tomates, saucisson et yaourt. Il faudra qu’il se contente de ça. Il l’a bien senti. Aussi, il ne fait aucune remarque quand nous passons à table. Il est là devant son assiette à attendre que je le serve. Pour se rattraper, il me demande si madame Fouanec est toujours d’accord pour que je l’aide sur le marché du mercredi. Je lui réponds sèchement que c’est ce qui était prévu depuis le début et que je ne vois pas pourquoi cela aurait changé. Je dois être chez elle à six heures du matin. Retour à quatorze heures à la maison. Il ne moufte pas. Il regarde la nappe de la table, cherche à se faire tout petit. Je ne peux pas m’empêcher de me sentir honteux à mon tour. Alors, je dépose ma main sur son bras et lui demande s’il veut un café. Il me répond aussitôt que ça lui ferait plaisir. Je lance une cafetière et attrape deux tasses sur l’évier. J’avale le café et me tire pour l’après-midi.

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