La rivière

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Un chapitre / Une musique

Requiem For The Static King Part One - A Winged Victory for the Sullen

https://www.youtube.com/watch?v=kadYdAG4EfY

*

Dimanche 19 juillet 1981.

Je ne sais pas trop depuis combien de temps je suis allongé sur le carrelage. J’ai dû m’évanouir quelques secondes seulement. Je dis ça pour me rassurer. J’ouvre péniblement les yeux. Je vois flou. La lumière crue de l’ampoule du salon m’aveugle. Je cligne des yeux. Je vois presque net à présent, seuls les bords de mon champ de vision sont voilés d’un halo. Je distingue la table de la cuisine, une chaise au sol, du café renversé et une tasse cassée en morceaux. J’agite mes mains, essaye de me lever. Une douleur aiguë surgit dans mes cotes. Dans un premier temps, je peux seulement rester assis. J’entends des ronflements. Je ne sais absolument pas quelle heure il est. Je réussis à me lever péniblement, en prenant appui sur le mur. Je fais quelques pas, relève la chaise et m'assois de nouveau. Je regarde mon flanc gauche. Un gros hématome rougeâtre. Putain, il ne m’a pas loupé. J’ai envie de pleurer, mais c’est comme si je n'en avais pas la force. Ou peut-être plus de larmes. Oui, c’est ça, plus de larmes. Je réalise que mon père a complètement pété un câble. Pourtant, ce n'est pas la première fois. Mais ce soir, ses yeux m’ont fait réellement peur. Je ne suis même plus certain que c’est à cause de l’alcool. Je suis complètement abattu. Je me relève et vais chercher le balai. Je ne sais pas combien de temps il me faut pour tout ranger, monter les escaliers et me glisser dans mon lit. Une chose est sûre, c’est que plus jamais je ne me laisserai taper comme ça par mon paternel. La prochaine fois, c’est moi qui donnerai les coups.

*

Le soleil brûle. Il fait déjà chaud, à en juger par le bleu vif du ciel. La terrasse du gros Frédo est remplie de vacanciers, à l’ombre des parasols rayés d’un vert et rouge délavés, sirotant leur verre. Je ne vois aucun habitués. Ils se plaisent davantage à profiter de la fraîcheur de l’intérieur du café. Quant à moi, je suis sur mon vélo, à l’arrêt, à attendre la fin de la messe. Même si mon corps me fait souffrir, je préfère être n’importe où, plutôt que me farcir la tronche de mon père. J’ai trop de haine contre lui. Une fois de plus, je me persuade de ne pas me laisser abattre. La vie peut, aussi, être belle. C’est pour cette raison que je tiens absolument à être ici ce matin, sous le marronnier de la place de l’église. Je suis venu pour lui.

La messe ne devrait pas tarder à se terminer. J’espère avoir l’occasion de lui dire simplement bonjour ! Le pauvre, il doit bien se faire chier. Au moins, il est au frais, lui. Ah ! Les portes de l’église s’ouvrent. Je surveille la sortie. Et là, c’est plus fort que moi, je pouffe en le voyant. Il porte une cravate ! N’empêche, ça lui va très bien. Il me voit, me sourit et se met à rougir. Je relève le cou et lève le pouce pour le féliciter pour sa cravate. À côté de lui, Juliette, cette peste. Et ses parents avec ceux d’Alexandre. J’ai bien envie d’aller leur dire bonjour, mais je ne sais pas trop ce qui me retient. Les Leduc sans doute. Je ne serais pas surpris que Juliette ait crahé sur moi. Elle est comme sa mère. Elles m’ont vu, mais font semblant du contraire. Alexandre discute avec eux. Puis il se décide à venir à ma rencontre.

— Mais c’est qu’il s’est fait tout beau ce matin !

— Je te jure que c’est ma mère qui m’a obligé à en mettre une ! dit-il exaspéré, en lissant sa cravate.

— J’espère pour toi ! Et bah, on dirait que ta mère ne te lâche pas d’une semelle ! Je crois qu’elle te fait des signes ! Allez, file !

Il se retourne pour vérifier.

— On se voit bientôt, promis ! me dit-il avec un empressement timide.

On dirait qu’il est gêné quand il me dit ça. Je le vois revenir vers ses vieux. Ils s’en vont. Seulement quelques secondes volées avec lui, et je vais déjà mieux.

Je reviens chez moi à contre-cœur. La maison est vide. Je ne sais pas où est mon père. Je m’en fous royalement. J’ai terriblement faim. Pas envie de cuisiner. J’ouvre le réfrigérateur et sors du beurre et du jambon. Je me fais un sandwich. Sors du placard un paquet de choco-BN entamé que je dévore. Un café pour faire couler tout ça. Et je repars à vélo.

*

En début d’après-midi, j’arrive à la rivière, essoufflé. La douleur de mon flanc me lance encore. Je retourne à la cascade, dans le petit bassin, où je suis sûr de ne rencontrer personne. J’aime retrouver la chaleur humide des lieux. Je pose ma serviette de bain sur un gros rocher plat, retire avec difficulté mon t-shirt. Mes côtes me font un mal de chien. Je vire mon short et mon slip.

L’eau froide me saisit. Progressivement, je m’enfonce un peu plus, au-delà de la taille. Je ressens comme une brûlure quand l’eau recouvre mon hématome. J’étouffe un cri, mais je sais que c’est pour mon bien. J’ai la chair de poule, je sens ma peau se contracter. Je prends de grandes respirations, avant de mettre la tête sous l’eau. Je reste une trentaine de secondes en apnée, avant de ressortir la tête. Je reprends de grands bols d’air pur. Je replonge comme ça, trois fois de suite.

Doucement, je flotte sur le dos, et essaye de me détendre. L’eau, autour de moi brille, et prend des couleurs d’un bleu phosphorescent. La douleur s'apaise très lentement. Je reste comme ça, longtemps, à me laisser porter. Mes pensées passent les unes après les autres. Je ne m’accroche à aucune d’entre elles, comme les quelques nuages du ciel qui défilent devant moi. J'apprécie le silence de la nature qui m’enveloppe. À chacune de mes baignades, je réalise que j’ai autant besoin de lui que j’ai besoin d’air. J’ai envie de croire que ma colère contre mon père disparaît par petites touches. À cet instant, j'éprouve une quiétude bien méritée, l’esprit clairvoyant. La haine chasse l’amour et l’amour chasse la haine. Voici mon petit mantra, celui qui m’aide à supporter mon paternel, même s’il laisse une nouvelle blessure incrustée dans mon cœur.

Je finis par me refroidir. Je sors de l’eau en grelottant. Je me sèche consciencieusement tout le corps. Je m’allonge sur le rocher et profite de la chaleur de la pierre et du soleil. Le contraste avec ma baignade est saisissant. Lorsque je rouvre les yeux, je m’aperçois que je me suis endormi. Je ne sais pas combien de temps. Peu importe. Je me sens mieux, beaucoup mieux. Je regarde mon hématome. Il a complètement disparu. Je touche mon flanc pour vérifier si je ressens la moindre douleur. Rien du tout. Je suis toujours impressionné par les vertus miraculeuses de l’eau de cette cascade.

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