Déceptions

6 minutes de lecture

Un chapitre / Une musique

Mischa Blanos - Mrs. And Mr. Smith

https://www.youtube.com/watch?v=qDtL86xCXHw

*

Samedi 25 juillet 1981.

Ma mère apporte le fraisier sur la table. Les dix-sept bougies sont allumées. Je prends la pose devant l’appareil photo que mon père règle, il me fait signe de la tête et je souffle, en essayant d’être joyeux. Mais le cœur n’y est plus. D’habitude, c’est Gaspard qui prend cette traditionnelle photo. Une première, tout seul avec les bougies. Une deuxième avec mes parents et une dernière avec lui. C’est donc la première fois qu’il ne sera pas là, le jour même, pour fêter mon anniversaire. Je sais, c’est un peu ridicule de lui en vouloir, mais c’est plus fort que moi. Je suis déçu. Vraiment. Mes parents le voient à mon regard. Je tente tout de même de me réjouir en ouvrant leur cadeau. C’est une montre.

— Celle-ci va sous l’eau ! Le bijoutier m’a assuré qu’elle était très résistante aux chocs, s’empresse de préciser mon père, tout content de lui.

J’avoue être un peu perplexe, car une seule montre me suffisait bien. Mais la perspective de retourner avec elle aux Cascades me fait voir les choses différemment. J’ai l’air donc très convaincant lorsque je les remercie. Ils ont l’air satisfaits.

— Tiens, ça c’est de la part de ton professeur de piano, me dit ma mère, en me donnant un autre paquet.

Je déchire l’emballage en toute hâte. C’est un recueil de partitions de Gabriel Fauré. Je l’ouvre, ému, le parcours et tombe sur le morceau que nous devions étudier avant que je lui annonce notre départ : Romance sans paroles, opus 17, numéro 3. Il me l’avait fait écouter sur une cassette. Je suis si content d’un seul coup.

Ma mère nous sert le gâteau. Le fraisier est délicieux. Gourmand, je ne peux pas refuser une deuxième part. Le repas se termine simplement.

— Un café ? demande ma mère.

Je réponds que non. Je vois mon père s’impatienter de rester à table.

— Oui, je veux bien, merci. Je retournerai cet après-midi téléphoner à Gaspard. Il aurait quand même pu nous prévenir.

— Tu l’as déjà dit ! Il a dû avoir un empêchement, ce n’est pas son genre, lui répond ma mère.

— Je sais, je sais, dit-il, en tapant nerveusement des doigts sur la table.

J’aide ma mère à débarrasser la table, mon père est déjà monté dans son bureau à l’étage. Elle se retient de lui faire une remarque sur son départ et me propose une partie de dominos. Cela ne m’enchante guère, mais j’ai envie de lui faire plaisir. Car c’est aussi la tradition, après un repas d’anniversaire en famille, de faire un jeux de société. Ce ne sera pas le Scrabble dont nous avons l’habitude. Je n’aurais pas pu me concentrer à vrai dire, cela tombe plutôt bien.

*

L’après-midi s’écoule lentement. Ma mère est partie faire une petite sieste. Mon père s’est définitivement enfermé dans son bureau. La tristesse me gagne et vient se loger dans mon ventre. Je me retrouve ainsi seul, dans le salon. Je passe en revue les livres de la bibliothèque, sans les regarder vraiment. Je prends quelques livres au hasard, regarde leur couverture, tous ces noms d’écrivains me paraissent d’un ennui mortel. Je finis par prendre le recueil de partition de Fauré et m'assois au piano. En l’ouvrant, une feuille glisse au sol. C’est un message de monsieur Neveu. Il me donne quelques conseils en fonction des morceaux et notamment de cette romance que je commence à déchiffrer avec attention. Au bout d'une heure, j'arrive à la jouer très lentement. Je souris en reconnaissant la mélodie.

*

La fin d’après-midi est déjà arrivée. Je monte les escaliers pour aller dans ma chambre. Je passe devant celle qui aurait dû accueillir mon cousin. Mon père a de nouveau tenté de le joindre dans l’après-midi, mais sans succès. Je suis toujours en colère contre lui. Je m’allonge sur mon lit, avec mon livre de Rimbaud. Quelques poèmes que je relis pour le plaisir. Je m’arrête sur l’un d’entre eux, et pose le livre ouvert sur mon ventre. Je soupire. Je vais passer une soirée seul avec mes parents. Ma mère va faire son rôti dont elle est si fière. Et ses légumes verts en accompagnement. Si mon ventre a encore de la place, je mangerai une autre part de fraisier. Mon père finira par se poser devant la télévision. Ma mère viendra le rejoindre après avoir fait la vaisselle. Et moi, je m’en retournerai dans ma chambre, pour digérer ces plats trop copieux.

*

Il est presque vingt trois heures. Je suis allé dire bonne nuit à mes parents qui s’étaient à moitié endormis devant la télévision. Je monte dans l’escalier en montant à quatre pattes, et rate une marche. Aïe ! Je ris tout seul de ma bêtise. Dans le lavabo de ma chambre, je me brosse les dents. Devant le miroir, je fais des grimaces en laissant couler du dentifrice sur mon menton. Je me gargarise la gorge, en faisant des sons horriblement débiles. J’enlève ma chemise et je manque ma cible en voulant la jeter sur mon porte-vêtements en bois. Soudain j’entends le hululement d’une chouette. Je m’approche de la fenêtre. Ce sont bientôt uniquement des petits sons aigus très rapprochés qui se font entendre. Je m’empresse de prendre mon appeau sur mon secrétaire, j’ouvre la fenêtre, et du balcon, je siffle à mon tour, trois fois de suite. J’attends et entend en retour le même sifflement. Je le répète une nouvelle fois. Quand soudain, je vois se découper la silhouette de Lucas qui sort de derrière un arbre. Je suis si content de le voir. C’est inespéré !

— Bon anniversaire mon vieux ! me chuchote-t-il, alors qu’il se tient dans le coin de la maison.

— Merci Lucas ! C’est gentil d’y avoir pensé !

— C’est l’heure de faire le mur !

Je lui souris. Mais il voit que j’hésite, comme les fois précédentes.

— Tu vas pas te dégonfler tout de même. On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans, je te rappelle ! Arthur Rimbaud le savait lui !

Mon cœur bat soudain très fort. J’en ai des frissons.

— Attends, j’arrive !

Cette fois, j’ai pris ma décision. C’est pour ce soir. Je mets un t-shirt et un sweat à capuche, prends mon sac à dos, avec une lampe de poche. Je ferme à double tour la porte de ma chambre, en essayant d’être le plus discret possible. J’attends quelques minutes pour vérifier que je n’entends pas mes parents. J’espère qu’il sont déjà dans leur chambre en train de dormir. Je retourne au balcon, referme la fenêtre et les volets derrière moi. Je vois Lucas lever les pouces. Mon sac sur le dos, je souffle un bon coup. Puis j'enjambe le balcon et m’accroche à la gouttière à peine quelques secondes avant que mes pieds ne touchent le toit de la cuve à fioul. Je suis debout en équilibre. Je m’abaisse prudemment et réussis à m’asseoir. Je n’ai plus qu’à sauter par terre. Ce que je fais sans même tomber. Ce n’était pas si compliqué que ça finalement ! Lucas me félicite, en me donnant une tape dans la main, en signe de victoire. Je récupère mon vélo dans le garage. Ce soir, la lune est pleine et nous éclaire. Nous sommes tous les deux sur la route, il n’y a absolument personne. Lucas se met à crier.

— Samedi 25 juillet 1981, pour ses 17 ans, Alexandre Dumont a fait le mur pour la première fois de sa vie. Yeaaah !

Je ris tout ce que je peux, pédale à toute vitesse, au rythme de mon coeur qui lui aussi, bat à tout allure. Je me sens enfin heureux !

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