Rue des cascades

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Un chapitre / Une musique

Rue des cascades - Yann Tiersen

https://youtu.be/A1dQEjXKimw

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Samedi 11 juillet 1981.

Nous sommes sur le point d’arriver. Mon père nous explique que notre maison se situe dans les hauteurs de Saint-Amant-La-Rivière. Nous y accédons en sortant du village, par la route qui longe la voie ferrée. Nous tournons à droite à un petit embranchement, et gravissons un chemin étroit. Impossible pour deux voitures de se croiser. Mon père ralentit en apercevant un garçon sur son vélo. Il le klaxonne pour lui faire comprendre de se mettre sur le bas-côté. J’ai le temps d’apercevoir un jeune homme brun qui nous regarde.

— Bonne nouvelle, le camion de déménagement est déjà-là. Regardez, à côté du chauffeur, c’est monsieur le maire avec sa 4L ! Attention, il est plutôt bavard, je préfère vous prévenir. Je compte sur toi Alexandre, pour être poli et bien élevé. Tu m’as compris ? dit mon père.

Il m'énerve quand il dit ça.

— Comme si notre fils ne savait pas se comporter en société ! lui répond ma mère.

Merci maman !

— Il nous fait signe d’avancer, allons-y.

J’ai à peine le temps de découvrir la grande maison que je vois le visage de ma mère se tourner vers celui de mon père. Elle est décomposée.

— C’est une plaisanterie Charles ! Tu as dû te tromper, c’est impossible. Ce n’est absolument pas ce que tu nous as promis !

— Tais-toi, le maire arrive nous saluer.

Je vois mes parents descendre et arborer leur sourire de façade. Quant à moi, je prends le temps de contempler ce qui va devenir à présent notre résidence. Elle ne ressemble en rien à la photographie que mon père nous a montrée. Celle-ci date d’il y a au moins vingt ans. La jolie glycine a disparu, les volets ont perdu de leur éclat, des fissures sont visibles au coin des murs, et la blancheur de la façade a définitivement disparu. En revanche, l’escalier en pierre et l’imposante porte d’entrée en chêne massif sont toujours en bon état, malgré l’usure du temps. De chaque côté, deux grandes fenêtres. À l’étage, une rangée de trois fenêtres, elles aussi grandes ouvertes. Le toit en tuiles ocre semble résister tout comme la cheminée que j'entrevois sur le côté droit. Sans savoir pourquoi, cette maison me plaît déjà malgré son état. Contrairement à notre appartement, j’ai envie d’imaginer qu’elle renferme de belles et joyeuses histoires, qui ont marqué chacune des pièces. Que la vie a pris le pas sur l’ennui et la frustration. Je décide de descendre de voiture pour aller saluer nos hôtes.

Je donne une poignée de main au chauffeur et à monsieur le maire. Il s’essuie le crâne avec un mouchoir, tant il transpire. Il a l’air essoufflé. Cela n’entache en rien la jovialité qui se lit sur sa moustache. Dans son pantalon large rempli par un ventre proéminent, retenu par des bretelles noires, il sautille sur place, heureux de nous accueillir. Il me paraît aussitôt sympathique. À peine lui ai-je lâché la main, qu’il appelle le jeune homme à vélo que nous venons de croiser, à nous rejoindre. Il est aussi grand que moi. Il a un visage arrondi et harmonieux. Sa peau mate resplendit au soleil. Son t-shirt à rayures épouse un corps sec et musclé, tout comme ses cuisses et ses mollets. Sans prévenir, mon cœur accélère. Son charme naturel et son sourire me troublent. Je me sens aussitôt rougir.

— Lucas, je te présente notre nouveau médecin du village : Charles Dumont, son épouse Françoise et leur fils, Alexandre. Docteur, voici Lucas Mercier. Vous ne manquerez pas de le croiser souvent dans le bourg de Saint-Amant-La-Rivière. Il est aussi au marché, le mercredi matin, au stand des fruits et légumes. Si vous avez besoin de n’importe quoi, n'hésitez pas à faire appel à lui ! N’est-ce-pas Lucas ?

— Mais bien sûr, avec plaisir Monsieur le Maire. Enchanté de faire votre connaissance messieurs dames.

Après qu’il ait donné une poignée de main à mes parents, je viens à mon tour la lui serrer. Je remarque ses yeux gris-bleu, vifs et déterminés qui me fixent. Je soutiens du mieux possible son regard. Je réalise trop tard que je suis en train de lui broyer la main. Aussitôt, je la lâche. Je réussis à articuler un bonjour que j’espère naturel.

— Lucas, va donc faire faire un tour de la propriété à Alexandre, le temps que je règle les papiers avec monsieur et madame Dumont.

— Entendu monsieur de maire.

Ma mère passe sa main dans mes cheveux et me fait son petit signe si familier. Celui qui m'autorisait, enfant, à me soustraire quelques instants à leur surveillance. La honte s'empare de moi. Mais ce jeune homme ne semble pas y faire attention. Je le suis sans plus attendre. Des gouttes de sueur glissent le long de sa nuque pour disparaître sous son t-shirt déjà auréolé de transpiration. Ses fesses rebondies, sa démarche tranquille, provoquent en moi une certaine excitation qui n'est pas pour me déplaire. Mais qu'est-ce qui m'arrive ?

Nous voici derrière la maison. La propriété est encerclée de grands murs de pierre d’au moins deux mètres de haut. Un vaste jardin à perte de vue s’étend devant nous. Un tilleul majestueux offre une ombre immense sur la façade de la maison. Au rez-de-chaussée, une double porte-fenêtre donnant sur la terrasse où nous sommes. À l'étage, trois autres portes-fenêtres. Devant celle de droite, un petit balcon en fer forgé, et dessous, une grande cuve de fuel sous un abri en bois. Lucas m’explique que le maire l’a fait réparer, il menaçait de s'effondrer. Il s’est aussi chargé de faire remplir la cuve, au cas-où nous aurions besoin de réchauffer la maison qui n’a pas été habitée depuis des mois. À côté de la maison, un garage. La porte est entrouverte. J’y jette un œil. Il y fait sombre et cela sent la moisissure. À première vue, il pourra accueillir notre voiture. Lucas tente de refermer la porte, mais en vain. Le battant en tôle grince fortement. Impuissant, il hausse les épaules et m’invite à le suivre au-delà des arbres fruitiers visibles d'ici. Ne souhaitant pas abîmer mes souliers, je fais attention où je mets les pieds, évitant çà et là de petits trous et branches mortes qui jonchent le sol. Patient, Lucas attend sagement mon arrivée sans se moquer de moi, même si je devine qu’il en a très envie. En arrivant tout au fond de la propriété, j’aperçois un trou béant dans le mur. Je passe ma tête à travers. La route devant moi est déserte. Les arbres qui la borde offrent une incroyable fraîcheur.

— L’aventure s’arrête ici ! Ne t’inquiète pas, le maire a aussi prévu de faire reconstruire le mur, mais ce n’est pas pour tout de suite. C’est le camion Fréniaux qui est rentré dedans l’hiver dernier à cause de la neige. Et là, après la route, c’est la forêt. Ça descend à pic jusqu’à la rivière et aux cascades. Je pourrais t’y emmener si tu veux.

— Avec plaisir. Mais dis-moi, depuis la maison, il faut combien de temps pour descendre au village ?

— A pied, je dirais une vingtaine de minutes. Mais moins bien sûr si tu as un vélo, dit-il joyeusement.

Il voit à ma tête que je n’en possède pas.

— Je devrais pouvoir t’en trouver un cette semaine si tu veux.

Je suis agréablement surpris par sa proposition.

— C’est très gentil à toi, mais je demanderai à mes parents.

— Comme tu veux. Alors ça te plaît ?

— Oui, très. Il faudrait être difficile pour dire le contraire. Le parc est grand, c’est impressionnant. Je te propose de remonter. J’ai envie de visiter la maison.

— Évidemment ! J’espère que vous ne serez pas trop déçus. Je devrais peut-être pas te le dire, mais elle aurait besoin d’un grand rafraîchissement. Avec ses vieux jours, le docteur Fournier n’occupait plus que le rez-de-chaussée.

— Je ne savais pas. Mon père m’a dit pour votre docteur. Je suis désolé de ce qui lui est arrivé. Mon père est très content de venir ici, malgré ces circonstances particulières.

— Vous venez de Paris, c’est bien ça ?

Il semble déjà savoir plein de choses sur nous.

— On ne peut rien te cacher. Mon père avait envie d'air pur et de tranquillité. Saint-Amant-La-Rivière lui paraissait l’endroit rêvé.

Il me sourit de nouveau, sans rien ajouter, mais continue de me fixer. Qu’est-ce-qu’il attend ? Je détourne le regard, au risque de rougir davantage. Il m’est impossible de me concentrer en avançant normalement tant je suis troublé. Je manque de tomber, ce qui finit par faire sourire Lucas qui a la bonne idée de venir à mon secours lorsque je trébuche bêtement sur une grosse racine. Je sens immédiatement la chaleur de sa main me saisir le bras. Je bafouille un remerciement sans arriver à le regarder vraiment. Je me sens affreusement ridicule. Lorsque nous arrivons dans l’allée principale, nous constatons la présence d’un deuxième camion de déménagement dont la porte arrière est grande ouverte.

— Vous avez besoin d'aide ? demande Lucas.

Mon père qui vient de sortir de la maison le remercie poliment, mais lui indique que les deux chauffeurs sont là pour faire ce travail. Il peut disposer. Je serre les dents, méprisant le ton condescendant avec lequel il vient de répondre. Je devine un petit air déçu chez Lucas qui finit par nous saluer tous les deux avant de s’en retourner retrouver son vélo.

— Alexandre, viens voir à l’intérieur. Tu vas pouvoir choisir ta chambre, continue mon père comme si de rien n’était.

Je crie dans ma tête tout en le suivant docilement, jetant un dernier regard à Lucas qui a malheureusement déjà disparu.

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