Feu d'artifice

8 minutes de lecture

Un chapitre / Une musique

The road - Kölsch

https://www.youtube.com/watch?v=RI_fthnSl8Y

*

Mardi 14 juillet 1981.

Je suis un vrai gosse. J'adore les feux d'artifice. Ça pète de partout, on s’en prend plein les yeux. Je sais que mon père est, avec ses collègues, au fond du stade de foot où se déroulent le lancement des fusées. Ils doivent trembler à l’idée d’avoir oublié un détail dans toutes les installations techniques. Vu l’étonnement et l’enthousiasme du public, il peut, comme moi, être fier de lui. Je suis passé le voir cet après-midi, alors qu’il pestait contre un gars qui s'était planté dans un branchement. Il gueulait comme pas possible, mais je voyais aussi qu’il était heureux de ce travail qui lui tient à cœur chaque année. Offrir un spectacle de qualité et des étincelles de magie aux habitants. Je regarde autour de moi. Tout le monde est heureux, la tête en l’air, dans les étoiles. Mathias, aussi. Il est assis à mes côtés, comme chaque année. Un grand gaillard aux cheveux frisés qui profite de la soirée avec son ami d'enfance. Le bouquet final est vraiment exceptionnel. J’aimerais qu’il ne s’arrête jamais. Rester dans cette bulle féerique qui me raccroche à mes jeunes années, lorsque ma mère me portait dans ses bras, et que je me bouchais les oreilles, à la fois craintif et époustouflé par toutes ces couleurs. Avec Mathias, on applaudit tous les deux. C’était encore mieux que l’année dernière ! Je siffle bien fort en criant un bravo qui est repris en écho par les habitants autour de nous.

Le feu d’artifice est bel et bien terminé. Les gens commencent à se lever. J’aperçois un peu plus loin Alexandre et ses parents. Je les ai vus tout à l'heure, sur la place de l'église. Je n’ai pas osé leur dire bonjour, car les Leduc sont avec eux. Ils leur ont mis le grappin dessus, ça ne m'étonne pas. Étant pharmaciens, ils vont être aux petits soins avec le nouveau docteur. Et leur fille Juliette qui fait sa gentille avec Alexandre. Elle ne changera jamais celle-là.

Mathias me tape sur l’épaule, regarde les gens remonter vers le village.

— Dépêche, Lucas, prenons le raccourci !

Ni une, ni deux, nous fendons à contre-courant la foule qui s’écarte, avec quelques protestations. Nous voilà à dévaler une rue pour disparaître dans un virage. Nous nous retrouvons rapidement dans une ruelle déserte, faiblement éclairée.

— Les gens sont vraiment des moutons, à tous aller dans la même direction. Regarde, ici, il y a personne ! s’exclame Mathias.

Mais il a peut-être parlé un peu trop vite.

— Alors, les filles, on se promène ? résonne une voix derrière nous.

Je la reconnais aussitôt.

— T’as un problème ? je dégaine.

Jacques est là devant moi, avec François, son empoté de frère.

— Ouais, j’ai un problème, Mercier. Ça pue par ici.

Mathias ne dit rien. Je sais qu’il n’est pas très rassuré. Mais il sait aussi que je le défendrai, comme toujours.

— Allez, arrête de faire le con. C’est pas parce que je vous ai mis une raclée au baby-foot que tu vas faire la gueule ! dis-je, en lui tendant la main, en signe d'apaisement.

À mon grand étonnement, Jacques joue le jeu. Mais au moment où je lui serre la main, il en profite pour tirer mon bras d'un coup sec. Je bascule aussitôt en avant. Je sens que je vais tomber, mais après un rapide volte face, je lui saisis fermement le bras, et en un éclair, j’enchaîne une prise de judo. Il n’a pas le temps de réaliser ce qui lui arrive. Je l'envoie valser au sol, tout en ralentissant habilement sa chute sur le bitume, afin qu’il ne se fasse pas mal. Il est sidéré, sur le dos, le souffle coupé, mais en un seul morceau. Il se relève lentement. Son frère l’observe, médusé. J’aperçois le sourire en coin de Mathias. Jacques me regarde, encore un peu étourdi.

— Bah alors, Jacques, ça pue par ici, j’ai comme l’impression que t’as fait dans ton froc, je dis en explosant de rire.

Jacques serre les poings, il est rouge pivoine.

— Allez, on se casse, François. Fais le malin Lucas, on se retrouvera, tu peux être sûr. Et au fait, t'es au courant ? dit Jacques.

Qu’est-ce qu’il va inventer encore une fois pour me faire chier. Je préfère rester silencieux.

— Ta mère, elle s’est fait jeter par l’autre couillon ! Elle fait la pute à ce qu’il paraît.

Mathias me retient.

— Laisse tomber Lucas, il dit n’importe quoi !

Jacques nous tourne le dos en se marrant, suivi par son frère.

— Lucas, tu vas pas croire ce qu’il raconte ! Il ferait n’importe quoi pour te provoquer.

— Je sais, je sais…

— Comment tu lui as foutu la honte !

— Pourtant, il sait de quoi je suis capable. Il est vraiment trop con.

— T’aurais pas dû te retenir. J’aurais bien aimé le voir se viander sur le béton.

— On n’a peut-être autre chose à faire de plus intéressant, tu ne crois pas ?

— Un vrai gentleman ma parole ! Ouais, t’as raison. Allons fêter ça. Je te paye un verre.

Nous remontons tranquillement plusieurs rues. Nous arrivons sur la place du village. Le bal a déjà commencé. C’est la cohue. Direction la buvette. Mathias nous prend deux bières.

— Santé à toi, Jackie Chan !

Nous trinquons. La bière est fraîche. Ça désaltère ! Après avoir fini notre verre, nous nous approchons de l’estrade et regardons les couples danser au son de l’orchestre. Je ne sais pas combien de temps nous restons ici, mais je me sens bien. J’aperçois soudain monsieur et madame Dumont danser. Autant elle, on voit qu’elle s’éclate, autant lui, il a plus de mal à la guider et à suivre le rythme de la musique. À leur côté, les Leduc bien entendu. Juliette et Alexandre font leur apparition.

— Regarde comment elle se jette à son cou ! me dit Mathias.

— Ouais, c’est clair. Elle a trouvé une nouvelle proie, dis-je en pouffant.

À cet instant, mes yeux croisent ceux d'Alexandre, qui a l’air bien embêté de l’attitude très démonstrative de Juliette. Je me sens mal à l’aise pour lui.

— Et lui qui la touche à peine. Trop drôle. Perso, même si c’est une allumeuse, je dirais pas non pour danser avec elle et lui passer la main sous la robe ! glousse tout bas Mathias.

Je lui mets un coup de coude dans les côtes.

— Ouais, c’est ça, j'aimerais t'y voir. Tu prendrais une baffe, direct ! lui dis-je.

— Oh ta gueule toi, le branleur ! me dit-il en rigolant.

Je souris, mais au fond, je ne suis pas très fier de moi. Personne n'est au courant. Même lui ne sait pas que, l’année dernière, elle m’a jeté. Il ne saura jamais pourquoi. Je préfère ne pas y repenser. Mon amour-propre en a pris un coup.

Au loin, je vois Jacques et son frère sur un banc. Je savoure notre victoire. Une chose est certaine, ils ne viendront pas nous faire chier de la soirée. Je vais nous chercher une deuxième bière. Soudain, j’entends une voix éraillée m'appeler. C’est pas vrai. Comment j’ai pu l’oublier celui-là. Je grimace. Je me retourne. La grande masse qui me sert de père est avachie contre le poteau de la buvette. Il est complètement saoul. Je me demande comment il tient encore debout.

— Bah alors fiston, comment ça va ? Je t’ai vu reluquer les Dumont ! Fais gaffe à ces gens-là, ils…

— Tais-toi papa, regarde dans quel état t’es encore. Allez, viens, je te ramène à la maison, avant que tu ne gâches la soirée à tout le monde.

Ce soir, il n’a pas ses yeux méchants. C’est toujours ça. Il s’affale sur moi. J’ai de la peine à le porter tellement il est lourd. Heureusement, Mathias vient me porter secours, en le prenant d’un côté sous son bras. Mon père n’a pas l’air de s’en offusquer, habitué à ce traitement. On le traîne péniblement à l’écart de la buvette. Je vois le gros Frédo, lui aussi titubant dangereusement. Sa femme, Marie, porte leur fils Louis dans ses bras. Elle a l’air furieuse. Nos regards se croisent.

— T’inquiète, dans un quart d’heure, Frédo ronflera dans son lit ! je dis.

— Je crois bien qu’Etienne aussi, dit-elle en ne pouvant éviter le baiser maladroit de son mari sur sa joue. Elle se dégage et lui dit d’avancer. On se regarde avec Mathias, amusés de voir ce gros Frédo baisser la tête sans moufter.

Arrivés à la maison, nous calons du mieux possible mon père contre le mur sans qu’il se casse la gueule, le temps de sortir mes clefs pour ouvrir. Nous l’apportons péniblement jusque dans son lit. Je lui enlève ses chaussures et le recouvre d’un plaid. Mission accomplie. Je remercie Mathias pour son aide. Il me répond que c’est normal. Pour une fois que mon père n’a pas fait d’histoire, je ne vais pas m’en plaindre.

Nous repartons aussitôt sur la place. Il commence à se faire tard, il y a un peu moins de monde qui danse sur l’estrade. À l’inverse, la buvette ne désemplit pas. Je n’ai plus une seule thune. Mathias non plus. Il essaye de taper ses parents, assis sur un banc, un peu plus loin devant nous. Il revient vers moi. Rien qu’à sa tête, je connais la réponse.

— Rien à faire. Et en plus, ils veulent rentrer. On se lève tôt demain. À moi le Jura !

— Comme chaque année. Fais pas la gueule, toi au moins, tu vois du pays. Moi, je vais me retrouver tout seul à regarder passer les trains !

Il me gratifie d’une poignée de main avant d’aller rejoindre ses parents, l’air maussade. À croire qu’il va au bagne. Vraiment, il ne se rend pas compte de la chance qu’il a. Je donnerai tout pour me casser de ce bled, ne serait-ce qu’une semaine. Je reste planté là, à réfléchir à aller me pieuter moi aussi. Je regarde autour de moi, si je vois d’autres têtes familières de mon âge, mais je réalise assez vite que mes copains du village, enfin ceux que j'apprécie, se sont déjà tous cassé en vacances. Les frères Dubois sont toujours sur leur banc à bonne distance. Pas possible, mais que fait Juliette avec eux ? Ça veut dire que son cavalier est parti ? Effectivement, je ne vois ni Alexandre, ni ses parents. Je remarque en revanche le père Le leduc, se tenant maladroitement à sa femme. Trop drôle d’être témoin de ça, lui qui paraît à la pharmacie si coincé et complexé devant sa femme. Et la mère Leduc qui remet son chandail sur ses épaules, comme si de rien était. C’est vrai que ça commence à cailler sévère. Sur ce, je décide finalement de rentrer me coucher.

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