Confidences

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Un chapitre / Une musique

The Sheltering Sky · Ryuichi Sakamoto

https://www.youtube.com/watch?v=ArTXaXnOzqw&list=PLeVELEOydTI7WezMkeHYFp_GMsek9qkdC&index=10

*

Samedi 25 juillet 1981.

Alexandre me suit en vélo. Je suis si content de passer la soirée avec lui, surtout que ce soir, c’est son anniversaire ! Dix-sept ans, ça se fête ! Nous longeons la voie de chemin de fer. Au bout d’une dizaine de minutes, nous arrivons à une aire de repos. Enfin, si on peut appeler ça comme ça. Plutôt un terrain vague abandonné, où les voitures stationnent pour faire une pause. Nous laissons nos vélos par terre, avant de nous asseoir sur un vieux banc en pierre poussiéreux. Je sors de mon sac à dos les quelques bières et un paquet de chips que j’ai pu trouver chez moi. C’est pas grand chose, mais j’espère qu’il appréciera. Je le vois sourire. J'ouvre une première bière. Elle se met à déborder, en moussant abondamment.

— Putain, je suis trop con. J’aurais dû attendre un peu avant de l’ouvrir !

— Vas-y, donne quand même !

Alexandre m’arrache la canette des mains, aspire le reste de mousse et avale une première gorgée. Il me la redonne pour que je puisse boire à mon tour.

— Bon anniversaire Alex ! Alors cette journée ?

Je vois sa tête s’assombrir.

— Mon cousin Gaspard devait arriver par le train ce matin pour que l’on le fête ensemble…mais il n’y était pas…

— Ah merde, je suis désolé pour toi. Il a ton âge ?

— Ah non, pas du tout, il a dix ans de plus. Je l’aime beaucoup. C'est comme un frère pour moi.

— Il fait quoi dans la vie ?

— Il vient d'avoir son diplôme de notaire. Il doit reprendre le cabinet de son père.

— Ah ouais, la classe. Il doit se faire un max de blé, non ?

Alex me sourit timidement.

— Mon oncle s'est suicidé l'année dernière.

Je me sens soudain très con.

—Je suis désolé, vraiment.

Il baisse les yeux. Il a l'air si fragile d'un coup. Je cherche quelque chose à dire pour me rattraper.

—J’ai bien fait de venir alors ! Au moins tu restes pas seul avec tes vieux !

— Ah ça, tu l’as dit !

Ouf, il me sourit, comme s’il avait comme moi envie de changer de sujet. Je sors mon paquet de clopes.

— T’en veux une ?

— Non merci. Je ne fume pas.

— Une autre bière alors !

— Ouais, avec plaisir.

Cette fois-ci, j’en décapsule deux, sans en mettre partout. Nous trinquons. J’ouvre le paquet de chips. Avec le poids des bières, je m’aperçois qu’une bonne partie s’est écrasée. Décidément ! Alexandre se marre.

— Qu’est-ce qu'ils t’ont offert tes vieux ?

— Une montre étanche.

— Wouah, génial. Il faudra que tu la testes quand on ira se baigner à la cascade !

— Oui, c’est ce que je me suis dit !

Alexandre me raconte qu’il a passé son après-midi à jouer du piano. Lorsqu’il en parle, c’est avec de grands gestes et avec passion. J’ai la chair de poule rien que de l’imaginer jouer.

— Faudra que tu me fasses écouter ce Gabriel Fauré !

Il a l’air surpris que je sois réellement intéressé et pas du genre à me foutre de sa gueule.

— Heu, oui si tu y tiens. Mais seulement quand mon père sera absent.

— Ah bon pourquoi ?

— Non, rien, désolé…

J’insiste pour savoir. Mais il a l’air vraiment embêté. Il tente d'esquiver, en me disant que c’est la bière qui lui fait dire n’importe quoi. Mais il sait à ma tête que je ne le crois pas. Il finit par cracher le morceau. Il est au courant pour l'alcoolisme de mon père. Et le sien ne veut pas qu’il me fréquente. Il est furieux.

— Je suis désolé pour ton père, Lucas. Mon père est un gros con.

Je sens bien qu’il se retient, malgré tout, d’en dire plus sur son paternel.

— Ce n’est pas un secret, Tout le monde est au courant ici. Et pour ton père, il n’aura pas eu gain de cause, la preuve, tu es là avec moi, dis-je en levant ma bière.

À cet instant, je m'aperçois qu'il ne ressemble pas à l'image que je me fais du petit Parisien bon chic, bon genre, hautain et friqué. Il n'est pas non plus comme les garçons d'ici. Il est différent. Je ne sais pas encore en quoi.

Je m’allume une clope, souffle une première bouffée en le fixant. Il y a un truc chez lui qui me plaît.

Un truc que je ne saurais définir. Je perçois une colère identique à la mienne, intense, rentrée. Une colère qui est là depuis longtemps, prête à sortir, à exploser dans tous les sens, sans prévenir. À moins que je me plante complètement. Il y a aussi cette petite étincelle sensible, fragile qui m'attire. Je réalise que j’ai besoin d’avoir un nouvel ami. Une amitié différente de celle que je partage avec Mathias. Je ne me l'explique pas.

— Ma mère s'est barrée il y a cinq ans.

C'est sorti comme ça. Tout simplement. Il me fixe, attendant la suite. Sa fragilité a disparu dans ses yeux. C’est à son tour d’être à l'écoute.

— Ça n'allait pas fort avec mon père. Ils n’arrêtaient pas de s'engueuler. Un beau matin, elle a eu le courage de claquer la porte. Et tant pis pour son fils. La nouvelle de leur séparation s'est vite répandue ici.

Alexandre ne dit rien, sans que ça provoque en moi la moindre gêne. Après tout, c'est sûrement plus facile de raconter sa vie à un étranger. Je tire une taffe, souffle la fumée devant moi, avant de continuer.

— Surtout qu'elle n'est pas partie seule. Mais avec Philippe Desbois, le père de Jacques et François. Je te fais pas un dessin. Au village, ça a fait le tour à vitesse grand V. Mon cocu de père s'est mis à picoler. Quant à la mère Desbois, du jour au lendemain, l’église est devenue sa deuxième maison. Elle qui était déjà branchée cureton, elle ne s’est mise à jurer que par son Jésus adoré. Jacques et François ont commencé à flipper le jour où elle leur a affirmé que Jésus lui parlait, et qu’elle avait des visions de la Vierge Marie. Une vraie hystérique. Même le curé a du mal à supporter sa dévotion. Il est bien emmerdé. Il ne sait pas trop comment se comporter avec elle. Autant te dire qu'entre les frères Desbois et moi c'est un peu compliqué. Un jour, on est pote et un autre jour, ils me regardent comme leur pire ennemi. T’as bien vu comment ils se sont comportés avec toi ! C’est pour me faire chier, j’en suis sûr. Même au bout de cinq ans, les histoires de nos parents nous pourrissent la vie. Alors qu'on y est clairement pour rien.

— Et ta mère tu la vois ?

— En toutes ces années, j’ai dû la voir, quoi, à peine le nombre de doigts de ma main. Je ne sais même pas où elle habite. Et mon père refuse de me le dire. À ce que m’a dit récemment Jacques, elle ne serait plus avec leur père. D’ailleurs, lui, on raconte qu’il aurait fait de la prison, il y a deux ans. Mais je ne sais pas si c’est vrai.

Je termine ma clope, avant de l’écraser.

Un silence s’installe entre nous, mais je ne le trouve toujours pas plombant.

— Tu sais, Lucas, je ne l'ai jamais dit à personne, mais si on est venus s' installer ici, c'est pas pour l’air frais de la campagne.

Je souris.

— Mon père est accusé d' attouchements sexuels sur une patiente mineure. La réputation de son cabinet est catastrophique. Ma mère vient de me l’apprendre cette semaine.

Je suis bouche bée.

— Ma mère est dans tous ses états. Pour elle, c' est la douche froide d'atterrir ici.

— Et ton père, il le prend comment ?

— J’en sais rien, et je m’en fous, si tu veux tout savoir.

Mais je vois à sa tête que ce n’est pas tout à fait vrai.

— Tout va bien se passer, je dis pour le rassurer.

— Mais bien sûr que non, putain !! Rien ne ne se passe bien, au contraire ! Si tu savais comme j’en ai marre !

Le ton de sa voix est devenu grave. Il a l’air vraiment énervé. Je ne sais pas quoi dire.

— Je hais mon père. Et ma mère ne vaut pas mieux. Ils me mentent tous les deux depuis des mois. Je te jure, il y a des jours où j' ai envie de partir le plus loin possible d’ici.

C'est une véritable décharge électrique qui se produit en moi. La voie ferrée est devant nous. Je m' imagine déjà avec lui, à bord d'un train, pour aller loin, très loin d'ici.

Alexandre me sourit. L’envie et l’excitation dans ses yeux ont remplacé sa colère subite. Je le vois trembler. Je frémis à mon tour. La nuit est devenue froide sans que nous nous en soyons aperçus.

— Ça caille !

— La bière nous réchauffe, non ? T'en aurais pas une autre ? me demande-t-il.

Je prends la dernière dans mon sac et lui décapsule.

Nos mains se frôlent lorsque nous nous la partageons. Assis l' un à côté de l’autre, nos épaules se touchent. Alexandre met sa capuche sur la tête. Je remonte le col de ma veste en jean. La chaleur qui se dégage de nos corps est agréable. Je me détends. Je suis juste bien. Très bien même. Le silence autour de nous. Le parfum doux d'Alexandre mélangé à l’odeur de bière emplit mes narines. Ça aussi, c'est agréable. Putain, qu est ce qui m'arrive ? Je me mets à bander…Je place aussitôt mes mains sur mon entrejambe. Heureusement qu’il fait nuit. Seule la lune nous éclaire. Je me sens hyper gêné. Il n’a pas l’air d’avoir remarqué quoi que ce soit, heureusement. Je n'ose même plus le regarder. Je dois être rouge cramoisi. Je sens juste sa jambe me frôler à plusieurs reprises. Ses épaules s'affaissent et lentement je sens le poids de son corps contre moi. Il s’endort ou quoi ? Je finis par tourner la tête vers lui en même temps que lui. Nos yeux se fixent. Les siens brillent dans la nuit. Ils sont très beaux. Je me sens tout bizarre. Je déglutis. Je ne sais pas combien de temps on reste comme ça, comme deux imbéciles.

— Lucas, je voulais te dire…

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