Mariage

4 minutes de lecture

Un chapitre / Une musique

Steve Moore - Information Superhighway

https://www.youtube.com/watch?v=AZW5y1dBwvQ

*

Samedi 8 août 1981.

Je mets la cafetière en route, fis griller du pain et sors du frigo le beurre et la confiture. Mon père sort de la salle de bain, rasé de près.

— Tu veux un café ?

— Oui, rapide, alors, il faut que je file, ils ont encore besoin de moi ce matin. On n’a pas fini d’installer la décoration de la salle des fêtes. Hier soir, Aurélien était dans tous ses états, il courait partout, tu l’aurais vu ! Et dire qu’il se marie aujourd’hui ! Je l’ai presque vu grandir ce gosse !

Merde ! J’avais complètement zappé qu’Aurélien Picard se mariait ce week-end !

— T’aurais pas oublié par hasard ? dit-il, en s’allumant une clope.

— Et toi, t’aurais pas oublié hier soir qu'on devait avoir une discussion toi et moi !

Mon père baisse les yeux.

— Ils avaient besoin de moi pour le maria…

— Alors comme ça, Philippe est revenu ?

Pris au dépourvu, mon père me regarde, les yeux comme deux ronds de flan, la clope au bec.

— Vu la tête que tu fais, je dois considérer que c’est vrai.

— Philippe qui ?

— Arrête, papa. Tu sais très bien de qui on parle.

— Tu l’as vu ?

— Non, mais j’ai entendu dire...

— Écoute-moi bien, Lucas, cette fois je suis sérieux. Si tu répètes à quiconque que Philippe est revenu au village, je te jure que…

— Mais puisque je viens de te dire que je ne l'ai pas vu.

— Personne ne doit être au courant ! s’emporte mon père.

— Sauf toi, bien sûr.

— Arrête Lucas, tu n’es pas drôle. J’aurais préféré ne pas être tombé sur lui.

Je le vois tout à coup le plus sérieux du monde.

— Pourquoi est-il revenu à Saint-Amant ?

— J’en sais rien.

— C’est pour ça qu’ils t’ont interrogé à la gendarmerie ? Pour savoir si Philippe avait l’intention d’aider Colombani à se cacher ?

Je vois mon père s’affaler sur sa chaise. Il tire comme un malade sur sa cigarette.

— Écoute-moi bien, espèce de tête de nœud. Ce n’est pas un jeu. Dis-moi comment tu sais tout ça.

Au point où j'en suis, autant lui dire la vérité.

— Hier, on a vu Jacques et François dans la forêt des cascades. Jacques avait un fusil et François était mort de trouille.

— Qui ça “on” ?

Merde, ça m’a échappé.

— Alexandre Dumont et moi.

— Tu traînes avec le fils du docteur, maintenant ? Tu crois quoi ? Qu'il est mieux que les gars du village, c'est ça ?

— Putain, arrête papa, tu ne le connais même pas.

Mon père se retient.

— Vous en avez parlé à quelqu’un ?

— Mais non, qu’est-ce que tu crois.

Mon père réfléchit. Il écrase sa clope dans le cendrier. Il a l’air grave, effrayé, même.

— Et qui me dit que ton copain, il ne va pas moucharder à ses parents ?

— Si je te dis qu’il ne dira rien, c'est qu'il ne dira rien. Alors tu leur a dit aux gendarmes que t’avais vu Philippe ?

— Non.

— Tu ne peux pas le piffrer, t’aurais pu t’en donner à cœur joie !

— Petit con, va. Il a déjà fait de la taule et purgé sa peine, ça suffit comme ça, non ? Et puis de toute manière, ce ne sont pas mes oignons.

— Il ne t'aurait pas donné du fric par hasard, pour que tu la boucles ?

Mon père me regarde, ahuri.

— Non, mais ça va pas la tête ? Qu’est-ce-que tu vas imaginer ?

Je me sens con tout à coup.

— D’après toi, j’aurais dû dénoncer Philippe, comme ça, rien que pour me venger d’avoir piqué ma femme ? C’est ça que tu veux que je sois, une balance ? T’as pensé à Jacques et François ? Ces gosses ont droit à une seconde chance avec leur père, tu ne crois pas ? Grandir tout seul avec un seul parent, ça ne devrait pas exister.

Je me sens doublement con.

— C’est vrai qu’il vaut mieux deux parents qui s'engueulent et se tapent dessus !

— Lucas, grandis un peu, bordel ! Je ne peux pas revenir en arrière. Tu vas me le faire payer encore combien de temps ? J’ai fait ce que j’ai pu !

Je sens la rage monter en moi. Les larmes ne sont pas loin.

— Ouais, bah, c'est pas assez, papa !

— Ouais, ça aussi, je le sais. Alors vas-y, casse-toi si tu veux, puisque c’est si facile pour toi d’imaginer une vie meilleure sans moi. On verra bien le résultat plus tard.

Cette fois-ci, il m’a cloué le bec.

— Quand je t’ai dit que j’allais changer, ce n’était pas des paroles en l’air. C’est dur pour moi d’arrêter de boire, même si tu ne le vois pas, je fais de gros efforts. Tiens, ce soir, au mariage, tu crois que ça va être facile pour moi ? Quand tout le monde voudra trinquer avec Etienne, le boit-sans-soif ?

— Je…je voulais pas…

— Quoi, tu voulais pas quoi, Lucas ?

Il faudrait que je m’excuse. Mais je n’y arrive pas.

— J'irai avec toi au mariage, si tu y tiens. Je passerrai faire un tour.

— Non, tu viens avec moi à tout le mariage, cérémonie à l'église incluse !

— Mais je n'ai rien à me mettre sur le dos, je vais avoir l’air ridicule.

— Ah ça, je savais que tu n’y penserais pas. Heureusement que ton père est là, hein ? dit-il en me souriant, se moquant par la même occasion de lui-même.

Je suis bien obligé de lui décrocher un sourire. Par contre, ça veut dire que je ne vais pas voir Alex aujourd’hui. Il faut que je le prévienne au plus vite par téléphone.

Annotations

Vous aimez lire Tom Ripley ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0