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Un chapitre / Une musique

Johann Sebastian Bach - "Toccata in E Minor BWV 914"

https://www.youtube.com/watch?v=NyzYA7gpmRA

*

Mercredi 29 juillet 1981.

À l’heure du déjeuner, j’appelle Lucas au téléphone, mais personne ne répond. Je suis bête, nous sommes mercredi, à cette heure-ci, il doit encore travailler au marché ! Je réessayerai plus tard. Je me prépare un plateau repas que je mange devant la télévision. Il y a un reportage sur le prince Charles et Lady Diana. Je me laisse tenter.

Je somnole dans le canapé. Quand soudain, on sonne à la porte. Je regarde ma montre. Quatorze heures ? Je me plais à imaginer que c’est Lucas. Je vais ouvrir. Dommage pour moi, c’est Juliette ! Elle se tient droite dans sa robe blanche d’été qui contraste avec le ciel bleu gris. Aujourd’hui, le soleil a du mal à percer à travers les nuages. Pourtant, l’air est toujours aussi chaud. Elle porte, malgré tout, un petit gilet gris perle sur ses épaules.

— Bonjour, Alexandre.

— Bonjour, Juliette. Ça va ?

— Oui, ça va. Ton père m’a dit que je pouvais passer cet après-midi. Je ne savais pas que tu jouais du piano ! Je serais ravi de t’écouter en jouer un morceau.

J’accuse le coup. Décidément, mes parents ont tout prévu pour que je reste coincé là. Je les déteste deux fois plus.

— Heu, oui, pourquoi pas. Vas-y entre.

Je l’emmène au salon. Je m’empresse d’enlever mon plateau repas que j’ai laissé sur le canapé.

— Pardon pour le désordre. Vas-y installe toi, j’en ai pour deux secondes, j’arrive tout de suite.

Je disparais en cuisine pour faire rapidement ma vaisselle et ranger le plateau, car si j’oublie, ma mère va immanquablement me le reprocher. Elle déteste que sa cuisine soit en désordre. Lorsque je reviens, Juliette a disparu. Je regarde sur la terrasse. Personne. Serait-elle montée ? Je grimpe les escaliers quatre à quatre. Je la retrouve dans la chambre de Gaspard, penchée sur son sac de voyage.

— Juliette ?

Surprise, elle se retourne.

— Ah, Alexandre. Excuse-moi, je cherchais les toilettes.

Elle m’énerve à faire son innocente. J’ai trop envie de la mettre à la porte.

— Viens, je vais te montrer où elles sont.

Nous redescendons. Je lui indique les commodités du rez-de-chaussée, situées dans le hall, dans le renfoncement du grand escalier. Elle me remercie. Je n’en reviens pas. Quelle fouineuse ! Je sens que l’après-midi va être longue en sa compagnie. Très longue.

*

Je termine avec élégance l’impromptu n°3 de Schubert qui me bouleverse à chaque fois. Je suis assez fier de moi. Je me retourne, visiblement, Juliette n’est pas du tout sensible à la mélancolie du compositeur. Je la sens perdue. Elle est dans ses pensées, mais revient tout de suite à elle quand elle s’aperçoit que je la regarde. Ses yeux de biche ne laissent aucun doute quant à ses intentions envers moi. Elle risque d’être déçue.

— C’est très beau. Tu joues vraiment bien. Ton père ne m’avait pas menti.

— Merci.

— Tu me montres ta chambre ?

— Heu…Si tu y tiens.

Je n’ai pas du tout envie, mais elle me prend au dépourvu.

— Oh là là, la tapisserie aurait besoin d’être changée ! Ça fait vieillot, dis-moi, dit-elle en enlevant son gilet qu’elle dépose sur le lit.

En plus d’être curieuse, elle est sans gêne !

— Je suis bête, vous venez d’arriver, c’est normal !

— Ma mère et mon cousin sont partis acheter le matériel pour tapisser la cuisine.

— Ah, cool !

Je ne vois pas ce qu’il y a de cool. Elle commence à m’agacer sérieusement. J’ai l’air bête à rester debout devant elle. Son regard m’invite à m’asseoir à ses côtés. Voyant que je reste de marbre, elle finit par se lever et sans prévenir vient m’embrasser. Surpris, je me laisse faire, avant de la repousser gentiment.

— Qu’est-ce-que tu fais Juliette !

Soudain, son visage se referme. Elle a l’air terriblement triste.

— Je pensais que…

— Je suis désolé.

Elle me repousse et sort de la chambre. Je l’entends dévaler les escaliers.

— Juliette ! Que fais-tu là ?

Mais c’est la voix de ma mère ! Je me dépêche de descendre à mon tour.

— Ah, vous êtes déjà rentrés ? dis-je.

Ma mère regarde sa montre.

— Je ne savais pas que tu avais invité ton amie.

— J’allais partir, madame.

— Mais non, reste Juliette. Tu ne nous déranges pas. Au contraire. Je vais nous préparer un petit thé. Qu’en pensez-vous ?

Gaspard me regarde avec un grand sourire, en me faisant un clin d'œil. Ah non ! Il ne va pas s’y mettre lui aussi ! Je n’ai vraiment pas envie d’imaginer ce à quoi il pense.

Le thé nous est servi au salon. Juliette se comporte comme une jeune fille bien élevée. On dirait moi. Je la déteste aussi pour ça. Gaspard reste un peu absent de la conversation qui reste banale et convenue. Il finit par s’éclipser, sans en donner la raison. Quant à ma mère, elle nous propose une seconde tasse. Juliette accepte volontiers. Ma mère quitte le salon, jugeant utile de nous laisser seuls. Ce qui ne va pas tarder à m'embarrasser de nouveau si Juliette ne se décide pas à partir.

— Il a l’air très sympa ton cousin. Il a quel âge ?

— 27 ans.

— Il ne les fait pas, je lui en aurais donné 23.

Elle exagère et elle le sait.

— Et il fait quoi dans la vie ?

— À la rentrée, il reprend le cabinet de notaire de son père.

Ses yeux s’illuminent. J’ai envie de lui mettre une claque. Je regarde ma montre. Déjà 18h. Juliette a compris d’elle-même.

— Oh, mais il est déjà tard, il faut que j’y aille, dit-elle le plus naturellement du monde, en regardant sa montre. Mince, j’ai oublié mon gilet dans ta chambre. Ne bouge pas, je monte le chercher et je m’en vais !

Bientôt débarrassé ! Je réunis les tasses et la théière sur le plateau que j’emmène dans la cuisine. Soudain, j’entends un claquement de porte, des pas dévaler l’escalier. Je vois passer Juliette qui sort de la maison en courant, son gilet à la main, sans même avoir pris la peine de venir me saluer. Je sors à mon tour. Je la vois courir récupérer son vélo. Arrive Gaspard derrière moi, qui me bouscule avant de courir après elle.

— Juliette, attends !! crie-t-il.

Mais elle disparaît déjà sur la route.

Je vois mon cousin revenir, désemparé et furieux en même temps.

— Qu’est-ce qui se passe Gaspard ?

— Je… Ta petite copine…

— Ce n’est pas ma petite copine.

— Et bien, j’espère. Figure-toi qu’elle a essayé de m’embrasser !

— Quoi ?

— Oui, tu m’as bien entendu. Je ne sais pas ce qui lui a pris.

— Moi non plus.

— Menteur !

— Mais enfin Gaspard, pourquoi tu dis ça ?

— Oh, laisse tomber Alex. Excuse-moi. C’est cette fille. Décidément, tu n’es pas doué pour choisir tes fréquentations, dit-il en me laissant planté là, préférant rentrer dans la maison.

Je regarde le ciel. Les nuages gris sont toujours là, comme s’ils nous menaçaient d’un orage à venir, mais qui se fait attendre. Je rentre à mon tour. Ma mère a fini la vaisselle du thé. Elle a les yeux rouges et gonflés.

— Maman, qu’est-ce qui t’arrive ? Ça ne va pas ?

— Oh, ce n’est rien mon chéri. Je suis un peu fatiguée, c’est tout. Et ce temps lourd, il m’oppresse.

Elle me cache de nouveau quelque chose, mais je sais que je n’en saurai pas plus. Je préfère remonter dans ma chambre. Un parfum de vanille bon marché flotte dans la pièce. Celui de Juliette. Je grimace. J’ouvre grand la porte-fenêtre. Ma mère a raison. Ce temps est détestable. Il m’oppresse aussi. Accoudé au balcon, je réfléchis. Juliette. Cette fille est bizarre. D’un côté, c’est tout ce que je déteste chez une fille, et d’un autre côté, je ne peux pas m’empêcher d’avoir de la peine pour elle. Comme si elle cherchait de l’aide. Je soupire d’impuissance. Lucas est revenu dans un coin de ma tête. Il faut à tout prix que je le revoie. Je n’aime pas ce qui s’est passé entre nous hier.

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