3 — Piégé

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 Dra9on se lance sur la piste des tueurs sans un regard en arrière pour sa concession. Il pousse la manette des gaz dans les coins et la grav-bike bondit à l’assaut de la plaine grise et blanche. Piloter dans cette météo détestable exige une concentration de tous les instants. Le relief se confond avec le ciel et de gros flocons sales adhèrent à son masque. Il s’arrête souvent pour nettoyer sa visière et soulager ses bras ainsi que son dos. Pauses au cours desquelles il inspecte l’étendue uniforme qui l’entoure. La neige fraîche cache de nombreux pièges. Des escarpements invisibles contre lesquels se fracasser en volant trop vite. Ou pire, tomber dans l’une des immenses crevasses qui fracturent cette partie du glacier.

 Il a baissé son masque. L’air raréfié lui mord les joues et son souffle gèle en un filet blanc. Il avale une gorgée goulue d’une mixture énergétique tiède. Contrairement à la chaleur, le froid vous dispense de la sensation de soif. Sa mémop gère ses constantes. La routine inscrite dans sa puce corticale lui suggère de boire via une notification dans son champ de vision. De fait, il s’hydrate sans en éprouver le besoin. Il rebouche le thermos et recouvre le bas de son visage avant que ses lèvres se soudent entre elles. L’après-midi est bien avancée et le véhicule des tueurs demeure introuvable. Or, dormir à la belle étoile sur Naos est une option qu’il veut éviter.

 — Nous avons survécu à des situations plus défavorables, susurre Et1Cell qui se tient sur la selle passager.

 La Radiante a passé ses bras autour de sa taille et posé sa tête sur son épaule gauche. Dra9on déteste qu’elle fasse comme si elle lisait dans ses pensées. Même si cela s’avère un peu le cas puisqu’elle se trouve dans sa mémop.

 — Et je t’ai connu plus efficace ! lâche-t-il, cinglant.

 Il regrette presque aussitôt ses paroles. Les mercenaires ont volé sous la couverture radar et Et1Cell n’accède qu’à un réseau satellite limité. Elle ne peut qu’extrapoler sur la position de leur appareil. Un engin sûrement bloqué dans la neige à l’heure qu’il est.

 — Si tu avais sélectionné un monde moins archaïque, mes compétences s’en trouveraient optimisées !

 « Pas faux, mais tu nous aurais mis en danger. » songe-t-il en rangeant sa gourde dans une sacoche.

 Il sait très bien pourquoi il a choisi Naos. À part quelques bactéries exotiques, cette planète n’est qu’un désert de glace au sous-sol tout juste assez riche pour qu’une poignée de mineurs s’échinent à le gratter. Et avec une infosphère aussi peu peuplée que sa surface, il pensait contenir la curiosité insatiable d’Et1Cell. Mais concernant ce sujet, il s’est fourré le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate.

 — D’après le GPS de la grav-bike, le véhicule des tueurs se trouve à trois kilomètres de notre position, mais je ne vois toujours rien sur les relevés du satellite.

 Il lance la bécane sur le tracé qui s’affiche dans son champ de vision.


 On marchait vers un immeuble circulaire criblé d’impacts. Une dizaine d’étages qui dépassaient du sable jaune dans lequel il était enseveli. Sous le couvert d’un ciel orange chimique, on se faufila entre des pans entiers de sa façade éparpillés à la surface du désert. Des tags et des graffitis décoraient la plupart d’entre eux. Après un parcours sinueux destiné à décourager les imposteurs, on atteignait le campement. Un quadrillage de containers aux allées sableuses dont la principale menait à la tour penchée. Des bâches de camouflage tendues au-dessus de ce souk claquaient dans le vent. Un souffle fétide qui soulevait une poussière toxique. Ce qui n’empêchait pas une foule hétéroclite d’envahir ce marché au parfum d’interdit. Bienvenue dans le Digicode — la virtualité la plus sulfureuse qu’on ait trouvée sur cette grille.

 On avait sélectionné notre apparence parmi une galerie de personnages célèbres. Notre avatar portait une combinaison de motard bleu nuit sous un blouson coupe-vent siglé dans le dos d’un idéogramme. Une casquette servait à retenir ses cheveux châtains en queue de cheval. D’autres Genesys arpentaient le Digicode. On déclinait plusieurs invitations à rejoindre des équipes de e-sport. On cherchait à pénétrer dans le building estropié. C’était là, protégés derrière plusieurs couches de glace, que la crème des hackers négociait des Q-bits de premier choix. Et on voulait en être.

 Une pénombre poisseuse régnait dans la tour penchée. La structure instable formait un vaste mikado. Des trous, des escaliers branlants et des pièges plus sophistiqués comme des mines antipersonnel pouvaient, dans le meilleur des cas, vous livrer à la merci de leurs créateurs, ou vous griller les neurones. On décryptait sans mal les lignes de code qui sous-tendaient les textures perverses. Les rares avatars que nous croisions résultaient de customisations uniques. Ces derniers affichaient ouvertement le mépris que notre enveloppe précalculée leur inspirait.

 On hésitait entre plusieurs accès au-dessus desquels flottaient des enseignes qui imitaient des néons. Ses portes protégées par des molosses d’ombre pure aux mâchoires étincelantes s’imbriquaient dans l’architecture labyrinthique du Digicode.

 — Qu’est-ce qu’une Genesys version 2.6.1 fiche ici ?

 On se retourna pour faire face au propriétaire de la voix. Le hacker portait un trois-quarts cintré gris-anthracite au col relevé. Ses mains plongeaient dans les poches latérales de son manteau. Un chapeau de la même teinte couvrait sa tête et un foulard rouge sang dissimulait le bas de son visage. Seule touche de couleur avec le curieux symbole qui flottait devant ses iris sombres.

 On fouilla dans la base de répliques préenregistrées de Genesys pour lui répondre.

 — Je cherche du travail.

 — C’est ça et moi je suis Lalo Krispinn !

 On trouva une image de ce Lalo Krispinn dans l’infosphère. Notre interlocuteur ne ressemblait pas au dirigeant d’Omnital® — Les alliages d’un univers durable.

 — Vous n’êtes pas lui, rétorqua-t-on d’un ton monocorde.

 Il éclata de rire.

 — Putain, mais t’es qui toi ? Personne ne parle comme ça !

 On bloqua les programmes-espions du hacker.

 — T’es quoi au juste ? Le dernier modèle de bot de la Brigade Anti-Cybercriminalité ?

 — Genesys. Spécialiste en infiltration et tir de précision à longue distance, débita-t-on en singeant le mode-écran de présentation du jeu.

 — Te fatigue pas…

 L'avatar n’avait pas fini sa phrase que notre environnement spiralait sur lui-même.

 On récupérait notre équilibre sur un train lancé à pleine vitesse dans une cité qui s’étendait à perte de vue. Des balles nous traversèrent et on observa sans comprendre les blessures qui se résorbaient. Face à nous, le hacker, armé d’un pistolet dans chaque main, se jeta à plat ventre. On heurta le portique sur le parcours et notre visage s’écrasa contre le toit, mais on se releva comme monté sur ressorts. Notre adversaire avait franchi d’un bond prodigieux la distance qui nous séparait. Sa réception provoqua une onde de choc, qui se figea un court instant avant de froisser le wagon. L’impact nous propulsa dans les airs et on percutait un château d’eau. La construction vacilla et bascula en fracassant l’étage sur lequel elle reposait. Aspiré dans l’immeuble éventré, on surnageait au milieu d’un torrent furieux. On reprenait pied dans une pièce dont les murs volaient en éclats sous les tirs du hacker.

Vilain glitcheur !

 On décampa, tandis que notre poursuivant traversait les cloisons qui nous séparaient sans que cela le ralentisse. Emporté par notre élan, on plongea à travers une fenêtre. Notre corps tendu comme une fusée qui évitait les balles en tournant sur lui-même. Constellation de débris de verre et de bois suspendue dans notre sillage. On ramenait les pieds pour défoncer une porte. Roulade pour se réceptionner et on jetait un coup d’œil en arrière. Le hacker vidait ses flingues par l’ouverture dans laquelle on venait de sauter. Chaque projectile laissait des trous gros de la taille d’un poing dans le plancher qu’on désertait.

 Nouveau couloir avec son enfilade de paliers et une fenêtre qui volait en éclat alors qu’on bondissait à travers. On se rétablissait sur une échelle incendie sous une pluie de balles explosives. Le hacker franchissait l’espace qui séparait les immeubles en crachant son venin de plomb. On parvenait malgré tout sur le toit au moment où les derniers barreaux se décrochaient et tombaient dans le vide. Courbé en deux, on slalomait droit devant nous, mais notre adversaire nous coupait la route. Son atterrissage provoquait une succession de vagues concentriques qui nous jetaient au sol. Notre opposant en profitait pour casser la distance entre nous. Un poignard remplaçait l’un de ses pistolets. On bondissait sur nos pieds à temps pour bloquer son assaut, mais son enchaînement semblait sans fin. Nos semelles dérapaient et nous nous retrouvions acculés au bord du toit, blessé à deux reprises. La logique floue du hacker le rendait presque aussi rapide que nous. Maintenir ce niveau de performances nous obligeait à puiser dans des ressources limitées. On faiblissait.

 L’ouverture, décalage infime qui gelait une attaque dévastatrice. On ripostait d’un atémi au plexus qui propulsait notre adversaire à trois blocs de distance. On avait déjà bondi et on retombait sur lui, bras écartés et jambes repliées. L’impact de notre genou l’enfonçait dans le sol qui se lézardait autour de nous. Tout en le dominant de notre superbe, on l’attrapait par le col, poing droit ramené à hauteur de notre épaule. L’avatar du programmeur tremblotait, lignes de codes brisées.

 — Attends ! implora-t-il dans un souffle, les mains en l’air. Je m’appelle 1dden et j’ai du boulot pour toi.

 On lâchait l’enveloppe au bord de la fragmentation qui retombait lourdement dans son empreinte.


 Dra9on reprend connaissance le visage à moitié enfoui dans la neige, mâchoires crispées et des échardes dans la nuque. Des soubresauts épileptiques secouent son bras gauche. Il roule sur le dos. Se mord la main pour atténuer les crampes. Il devrait consulter un rebooteux, mais pas l’un de ces charcu-docs qui officient en ville. Quelque chose cloche chez lui et il a besoin d’un pro pour déboguer ses implants. Alors en attendant, il gère le truc à sa manière. Après plusieurs inspirations, son cœur retrouve un rythme normal et les symptômes s’estompent.

 Il se trouve sur un versant glacé. La grav-bike est parquée au pied de la congère et l’appareil des tueurs se situe quelque part de l’autre côté d’après le GPS. Il se remet à quatre pattes. L’ascension s’avère plus difficile que prévu. Le vent a accumulé la neige sur ce relief. L’amas ressemble à une immense vague figée par le gel et Dra9on escalade son dos verglacé. Il manque de dévisser à deux ou trois reprises. Et1Cell se tient accroupie sur la crête. Il se hisse à sa gauche, le souffle court et les bras tremblants. La Radiante lui adresse l’un de ses sourires moqueurs dont elle a le secret. Il sait très bien à quoi elle pense. Elle le juge trop vieux pour ces conneries. Un peu plus de deux cent cinquante ans au compteur, dont un tiers en cryo, ça ne signifie rien dans l’Interplan où les immortels pullulent sur le dos de travailleurs esclaves de leur condition. Il a juste besoin d’une révision complète de son augmentique et qu’elle arrête de lui mettre la pression.

 Et1Cell pointe une direction avec son index. Il attrape son fusil. L’intelligence de l’AR-41 identifie une forme sous la neige. Un rectangle long et plat aux profils furtifs. Du céracier assemblé en absorption d’ondes qui accentue l’impression de dangerosité. Les schémas techniques et les caractéristiques du Sasquash défilent dans un coin de son envirosim. Il connaît bien l’aéroptère de chez Armacorp® — Toujours là en dernier recours pour être grimpé à son bord un nombre incalculable de fois. Du matériel militaire, même déclassé, qui coûte trop cher pour de simples pillards.

 Il bascule sur le dos et glisse de quelques mètres sous le sommet avant de s’immobiliser les jambes repliées et les fesses dans la neige. Et1Cell a raison. Il a merdé. Depuis qu’il se trouve sur Naos, il relâche sa vigilance. Il a cessé de se maintenir en forme et il néglige l’entretien de ses implants. Pire, en privant Et1Cell d’un accès à une infosphère correcte, il a amputé la Radiante des capacités qui font l’efficacité de leur symbiose. Il réalise que son attitude les a mis en danger. Sa rage nourrit le dragon et ses crocs se plantent dans la crosse de l’AR-41.

 Pourquoi le Sasquash se trouve-t-il toujours ici ?

 Depuis le temps, le pilote aurait dû décoller. Soit pour apporter un soutien aérien aux tueurs ou pour rentrer au bercail. Il serre les dents en imaginant sa concession bombardée par l’aéroptère. Un souffle de haine pure balaie ses dernières réserves. Il se coule par-dessus la crête et glisse dans le creux de la vague de glace. Arme à l’épaule, il épie le moindre frémissement de l’amas neigeux. Il s’approche, les nerfs tendus à la limite de la rupture, toutes les options de ses optiques en alerte. Quand il se trouve face à la porte latérale, il bascule son fusil sur son dos pour déneiger l’accès. La carlingue noir mat se dévoile et Et1Cell traverse le blindage. Le vantail rectangulaire coulisse au bout de quelques minutes interminables.

 — Vide, déclare la Radiante qui se tient dans l’encadrement.

 Il grimpe à bord sans lâcher son arme. Bien que d’une taille inférieure à la moyenne, il se courbe dans l’habitacle occupé par deux rangées de cinq sièges fixés dos à dos. Une mitrailleuse lourde blaster repose sur un bras manipulateur replié près de chaque porte latérale. La zone de cargo qui se trouve à l’arrière est déserte à l’exception d’une caisse ouverte. Il entre dans le cockpit.

 — Tu peux le piloter ?

 Et1Cell passe la tête par-dessus son épaule droite.

 — Sans problème, confirme la Radiante qui s’installe dans le siège du pilote.

 Il parvient à loger son physique de lutteur né sous trois atmosphères dans le baquet voisin. Un affichage holographique tête haute apparaît au-dessus de la console. La vibration des propulseurs se transmet dans ses pieds et le Sasquash s’arrache à la gangue de glace qui le dissimulait.

 — Je n’ai rien fait, déclare Et1Cell en le dévisageant de ses yeux sombres.

 — Tu plaisantes ?

 — Pas le moins du monde.

 Derrière la verrière, le sol gelé de Naos défile de plus en plus vite sous le ventre de l’aéroptère. Le dragon fouette l’air et sa gueule frappe le tableau de bord à plusieurs reprises. Piégé comme un rat, la créature cherche à se débattre et il a un mal fou à la contrôler.

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