Le Cataclysme.

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L’homme se tenait debout sur le rebord du toit d’un immeuble, une quarantaine de mètres de vide sous lui. Il les contemplait avec chagrin. Ka était derrière lui.

« Je suis longtemps resté seul, débuta-t-il, monotone. Des milliards d’années de solitude entre quatre murs d’acier. » Il se tut un moment pour profiter de ses souvenirs. « Je suis né d’une machine. Mes créateurs avaient de grands projets pour moi. J’étais le prototype d’un nouvel univers, plus grand et plus intelligent. Ils comptaient me mettre en gestation dans celui-ci, le temps de me développer. » Il serra le poing. « J’ai brisé la glace qui me séparait d’eux, et je les ai dévorés ; eux, et tous leurs rêves, leurs familles, leurs vies… Il n’y avait plus rien dans ce grand vaisseau, plus que moi et quelques machines muettes ou endormies. À cette époque, je n’étais pas plus gros qu’une puce. Puis, il est arrivé. » Il posa la paume de sa main sur son cœur. « Quelques milliards d’années plus tard, l’intelligence artificielle du vaisseau a téléporté une créature, un humain, dans ses boyaux. Jeune, innocent, effrayé, il était fragile et blanc comme la lumière des néons. À notre rencontre, je faisais la taille de son poing. Je n’ai pas eu envie de le tuer. La solitude m’avait dévorée. Sa présence égarait mon mal ; elle m’amusait. J’ai acquis sa confiance, et l’intelligence artificielle lui a appris à piloter, et nous sommes partis dans les étoiles, pour une longue, très longue aventure.

» Plus le temps passait à ses côtés, plus j’apprenais à l’aimer ; son rire, son sourire, son énergie, son enthousiasme. Il était une boule de bonheur ; tendre et agréable. Nous sommes devenus les meilleurs amis qui puissent exister. Mais, la vie la trahit. Elle l’a lâchement abandonnée. Cette garce ! » cria-t-il. Il inspira profondément et se pencha en avant. « Ces sentiments qui me brûlent… Je l’aimai ; oui, j’éprouvai un amour indéfinissable, inconditionnel, infini… Ce qui est étrange, puisque je suis asexué, rit-il nerveusement. Dans son dernier râle, il m’a dit : “J’ai vu des splendeurs que tout humain rêverait d’admirer une fois dans sa vie, mais, en cet instant, je n’aspire au désir que de revoir une dernière fois la Terre, l’herbe verte et les arbres, le parfum des fleurs, la caresse du vent…” J’ai voulu exaucer son souhait, j’ai fendu l’espace plus vite que le vaisseau ; je l’ai porté en moi pour m’écraser sur votre planète. Je lui ai montré le ciel bleu, les arbres qu’il voulait tant voir, l’herbe que j’avais abîmée. “Regarde ! Tout est là ! Comme tu l’avais dit !” m’étais-je exclamé. Mais, mon ami était déjà mort, sans avoir pu admirer une dernière fois son monde. Je me suis senti brisé. Détruit. La colère m’a inondé. Je n’ai pas voulu le quitter. Je n’en avais pas la force. Alors, je me suis scindé. J’ai donné naissance à une fille. Une extension de moi-même pendant que je me réfugiai à l’intérieur du corps de mon ami ; que je le possédai pour lui donner une seconde vie. Or, ma fille avait hérité de ma rancœur, de mon chagrin et de ma peur. Elle est devenue le Cataclysme. Je me contrefichai de la douleur qu’elle pouvait semer parmi vous. Elle a fini par comprendre que tuer ne servait à rien ; elle a décidé de transformer le visage des hommes afin de les éloigner de l’apparence de mon ami. Aujourd’hui, je ne la contrôle plus. Je l’ai perdu. Je suis devenu faible.

— Je n’ai rien compris ! lança une Ka désinvolte. Je m’en contrefiche de savoir qui tu es et qui est le Cataclysme. Ton histoire m’indiffère ! Je sais seulement qu’un monstre nous a attaqué, Lily et moi. Une bête hideuse et rapide, elle a attrapé Lily avant même que je ne puisse l’en empêcher. Si cette masse noire n’était pas intervenue, elle serait morte. Elle a tué la bête. Alors que toi, tu essayais de l’en empêcher. J’ai comme l’impression que ton Cataclysme aime plus Lily que toi, finalement.

» J’ai manqué de prudence à cause de la tranquillité dans laquelle ta présence nous a plongées. Tu n’as pas à partir pour ça. Puis, Ninil t’aime pour de vraie. Je ne sais pas à quoi tu ressembles vraiment, mais tu m’as tout l’air d’un homme sexué, là, tout de suite. Je me trompe ? Tu ne penses pas qu’un enfant – un vrai – avec ce corps que tu affectionnes tant serait comme donner naissance à ton ami une nouvelle fois ?

— Ne dis pas de sottises. Je l’apprécie pour m’avoir diverti ; je remercie aussi les araignées. C’est tout. Vous n’êtes pas vraiment importantes à mes yeux. J’ai seulement compris comment arriver à mes fins.

— Eh bien, saute ! Qu’est-ce que tu attends ? Je peux aussi te tuer. Tu ne m’es utile que pour rendre Ninil heureuse. Son bonheur passe bien avant tes crises de conscience incompréhensible. Tu n’arrêtes pas de te contredire ! Tu es comme un enfant immature qui chouine parce qu’on lui a enlevé son donut !

— Un enfant. Oui.

— Un enfant, en effet, comme Lily, mais en moins beau et en plus puant ! »

L’homme porta une main à son masque et le retira ; il leva un regard gris sur les ténèbres grouillantes du plafond, sa peau pâle tirée par des rides anciennes. « Ma fille, souffla-t-il. Comme je suis désolé de t’avoir ignoré tout ce temps. J’ai fui la réalité. Je t’ai imaginée humaine et morte. J’ai été égoïste. Tu as pris ton indépendance, c’est ça ? Tu es devenue adulte pendant que je me perdais dans mon chagrin. Tu as arrêté de haïr la vie, contrairement à moi. Tu penses par toi-même, à présent. » Sur ces mots, un amas d’ombre fondit sur eux, et créa sur le toit une forme féminine à la silhouette humaine. Elle le regarda, impassible ; ses traits s’affinèrent jusqu’à donner naissance à un visage d’adolescente rondelette aux longs cheveux noirs. Il s’attendait à subir des remontrances, une tempête de colère à l’encontre de sa stupidité. Il ferma les yeux pour en accuser le choc.

« Je veux voir à quoi tu ressembles vraiment, papa », lui demanda-t-elle calmement.

« Tu n’es pas fâchée ? s’étonna-t-il en rouvrant les yeux.

— Je suis devenue adulte, comme tu le dis. J’ai patiemment attendu que tu t’éveilles de ton état végétatif. J’ai voulu te parler à plusieurs reprises, seulement, une petite peste m’a empêchée de t’approcher », lança-t-elle un regard courroucé à Ka. Cette dernière émit un son dédaigneux.

« J’aurais une autre question, papa. Avais-tu un nom à l’esprit, lorsque tu m’as créé ?

— Aucun. Pardonne-moi.

— Alors, appelle-moi Nial. Cataclysme, c’est moche. Je n’aime pas.

— Très bien, Nial.

— Je peux venir vivre avec toi et Lily, maintenant ? demanda-t-elle timidement. Je me sens un peu seule. Je n’ai pas envie de partir avec toi dans un endroit lointain que je ne connais pas. Moi, je suis passée à autre chose. Tu devrais en faire de même. Ah, et veille un peu mieux sur Lily. Elle est trop jeune pour aller explorer avec seulement une incompétente comme gardienne. Puis, Ninil ferait une bonne maman. Elle est en train de lui faire plein de papouilles pendant qu’on parle. Elle a toujours rêvé d’avoir un enfant à elle. Moi, je l’aime bien.

— Et le poison, demanda Ka. Il ne te blesse pas ?

— Quel poison ? haussa-t-elle les sourcils. Il n’y a que toi qui m’empoisonnes la vie. Je mange la lumière, ce n’est pas avec ça que les humains parviendront à m’abattre ! Ils ont créé Lily en pensant me blesser, elle est devenue ma petite sœur ; quelle ironie ! D’ailleurs, la prochaine fois, c’est moi qui choisis le nom de l’enfant. Vous êtes beaucoup trop nul pour nommer les gens. Je pensais à “Aol”, dans une vieille langue d’un autre monde, ça veut dire : “reine du vide”. Tu comprends ? Comme tu es un univers…

— Aujourd’hui, je ne suis plus un univers, rétorqua son père. Je suis un homme. » La culpabilité empoigna son cœur. Il l’avait abandonné, seule et ignorante dans ce monde. Il était le pire des pères. Et, ce n’était maintenant qu’il allait devenir meilleur. Il enferma ses émotions, et descendit du rebord de l’immeuble. Il creusa l’écart qui les séparait en deux enjambées et l’étreignit de toutes ses forces.

« Je t’aime, ma fille.

— Arrête papa, tu me fais mal, feignit-elle de souffrir. Papa ?

— Je suis désolé, mon enfant.

— Que… Arrête ! Qu’est-ce que tu fais ?! » paniqua-t-elle.

Il la serra plus fort.

« Pardonne-moi. Je te promets de ne jamais t’oublier, Nial. Je donnerai ton nom à l’un de mes vrais enfants. » Il commença à fusionner avec elle. « Ma fille, couvra-t-il ses hurlements et ses appels à l’aide, tu n’as plus le droit d’exister. » Il avala les ténèbres toutes entières, jusqu’à ce qui ne resta plus rien de son enfant.

Ka s’était reculée, apeuré par ce qui se produisait devant ses yeux. L’homme, après avoir dévoré sa fille, se redressa brutalement et inspira profondément, satisfait.

« Voilà la fin de l’ère sombre du Cataclysme, dit-il à mi-voix. Je garderai cette tristesse en moi pour ne pas t’oublier, Nial. Maintenant, je vais pouvoir dévorer l’existence et enfin détruire la vie. » Il lança un regard embué de folie à Ka, recroquevillé sur elle-même, ses yeux stellaires éteints, terrifiés par son expression tordue de haine. « Toi et ta maîtresse, vous êtes désormais miennes, gronda-t-il. Je vous protégerais contre la vie. N’ayez crainte. »

Un rictus malsain étira ses lèvres sèches.

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