Chapitre 9 - Hypothèse

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K : Comment ça, grave !?

Ma mère se met à paniquer, son visage est marqué par la peur. Mon père, lui, tente de rester stoïque, mais je sens quand même l’inquiétude grandir en lui. Aleksy regretterait presque ce qu’il a dit, ne préférant même pas savoir ce que le médecin a conjecturé. Moi aussi je suis effrayé, mais je le suis encore plus d’être dans le brouillard. Il faut que je sache, sinon je vais me mettre à psychoter.

Dr. Beaudry : Ce que je vais vous dire ne va sûrement pas vous plaire, mais ce n’est qu’une hypothèse alors ne le prenez pas au pied de la lettre. Il se peut que... votre fils ait été empoisonné.

Aucune réaction de vive voix. Tout le monde a le souffle coupé. Ma mère est à deux doigts de la syncope, Aleksy regarde dans le vide et semble coupé de la réalité. De mon côté, j’ai du mal à encaisser la nouvelle. Bien sûr, ce n’est peut-être pas ça, mais ça reste une possibilité. Et ça me fait froid dans le dos. Mon père prend son courage à deux mains pour briser ce silence pesant.

J : Vous voulez dire que… quelqu’un a essayé de le tuer ?

Dr. Beaudry : Pas obligatoirement, cela peut venir de son alimentation ou à des expositions chroniques. Votre fils consomme-t-il beaucoup de manioc, de fruits à noyaux ou d’amandes amères, par exemple ?

K : Je… Non, ce ne sont pas des choses que l’on mange souvent. Et pas en grande quantité.

Le docteur se tourne vers moi et me repose muettement la question. Je lui réponds que non, d’un mouvement de tête. Il aurait sûrement préféré que ce soit le cas, moi aussi d’ailleurs.

Dr. Beaudry : Ces aliments contiennent du cyanure. S’ils sont mal préparés, comme le manioc, ou consommés en très grande quantité, alors la dose peut être mortelle pour un être humain. Vous êtes sûrs que ce n’est pas le cas de votre fils ?

K : Nous n’avons jamais mangé de manioc et Niels n’est pas très fruit, alors je le vois mal en manger autant…

Dr. Beaudry : Je vois… Alors votre fils fume-t-il ?

K : Non ! Enfin, non, je ne pense pas…

Le docteur se tourne de nouveau vers moi et je réponds frénétiquement que non de la tête pour dissiper tous les doutes. Ce petit interrogatoire commence à agacer mon père.

J : Mais vous pouvez bien savoir s’il a été empoisonné avec ses échantillons sanguins, non ?

Dr. Beaudry : Malheureusement non, on ne peut plus. Le cyanure est détectable seulement quelques heures après ingestion et est éliminé dans le sang au fil des heures. Là, aujourd’hui, il est impossible de le détecter dans l’organisme de Niels.

J : C’est pas vrai…

Dr. Beaudry : Mais, si on ne peut pas le détecter chez Niels, peut-être pourrons-nous le détecter à la source…

J : Vous voulez dire…

Dr. Beaudry : Quelles sont les habitudes alimentaires de Niels ? Où mange-t-il habituellement ?

K : Eh bien… déjà, tous les soirs et les week-ends à la maison. Sinon, il mange au self du lycée. La seule fois où il n’a pas mangé à la maison, c’était il y a deux semaines, quand il est allé manger chez Alek…

Ma mère coupe sa phrase au beau milieu et fixe Aleksy. Celui-ci se met alors à paniquer. Il essaye de se défendre mais les mots n’arrivent pas à sortir de sa bouche. Mais je ne crois pas un seul instant à cette accusation, Aleksy ne me ferait jamais ça, et le docteur n’y croit pas non plus.

Dr. Beaudry : Je vous arrête, ça ne peut pas venir de là.

K : Pourquoi ?

Dr. Beaudry : Si c’était le cas, il serait mort dans les minutes qui suivent. Soit il a été empoisonné quelques minutes avant son évanouissement, soit quelqu’un l’empoisonne à petites doses depuis plusieurs semaines. Mais dans ce dernier cas, il aurait eu des symptômes comme des maux de tête et une grande fatigue plusieurs jours auparavant. S’en est-il plaint ?

K : Non, il ne m’en a jamais parlé.

Les paroles du médecin résonnent dans mon esprit. Des maux de tête et une grande fatigue… oui, c’est ce que je ressentais depuis plusieurs jours déjà, et ça ne faisait qu’empirer. Mais alors… ça voudrait dire qu’on m’empoisonne régulièrement depuis plusieurs semaines ? J’ai du mal à y croire mais je dois me rendre à l’évidence. J’essaye de leur dire que c’est le cas, mais aucun son ne sort de ma bouche. Aleksy se retourne au même moment, comme s’il sentait que j’avais besoin d’aide, et remarque que j’essaie de communiquer.

A : Attendez, Niels a l’air de vouloir dire quelque chose.

Il ramasse l’ardoise et la tient juste devant moi. Cet acte, pourtant banal et vide de sens, remue beaucoup de choses en moi sans que je ne sache vraiment pourquoi. Peut-être est-ce le fait qu'il réussisse à me comprendre aussi facilement, sans que je n'ai besoin d'émettre le moindre son. Je lui affiche un grand sourire auquel il répond par le même geste. Je prends le crayon et j’écris en étant le plus concis possible « je les ai eu ».

Dr. Beaudry : Tu les as eu… les maux de tête et la fatigue ?

Je lui réponds que oui de la tête. Ma mère et Aleksy ne peuvent s’empêcher d’afficher leur désarroi. Ils doivent être déçus que je ne leur en ai pas parlé, mais ils ne veulent pas m’accabler pour autant.

Dr. Beaudry : Donc, il s’agirait bien d’une ingestion chronique d’une faible dose de cyanure. Donc, si ce n’est pas chez vous, il ne reste plus qu’un seul endroit…

K : Le lycée !?

Dr. Beaudry : J’en ai bien peur.

A : Mais c’est impossible ! Je mange avec lui tous les midis au self et je n’ai jamais vu personne toucher à sa nourriture ! Et si les cuisinières en mettaient dans les plats, on serait tous à l’hosto !

Dr. Beaudry : Ecoutez... Normalement, ce n’est plus dans mon domaine d’activité, je devrais donner le dossier à la police pour qu’ils mènent l’enquête. Mais, d’après ce que vous me dites, vous seriez à coup sûr les premiers suspects.

A : Mais on n’y est pour rien !

Dr. Beaudry : Je te crois Aleksy, je suis aussi persuadé que ce n’est pas vous. Je vois à quel point cette situation vous affecte et à quel point vous êtes tous attachés à Niels. Mais pourtant, si nous sommes sur la bonne piste, Niels a bien dû ingurgiter le poison quotidiennement, d’une façon ou d’une autre.

A : J’arrive pas à voir comment…

Dr. Beaudry : Nous arriverons bien à trouver. Et puis, comme je vous l’ai dit, ce n’est peut-être pas le cyanure. Nous allons continuer de chercher avec mes collègues, mais je garde l’idée de l’empoisonnement entre vous et moi.

J : Nous vous remercions Docteur Beaudry.

Dr. Beaudry : Je vous en prie. Je vais vous laisser entre vous, j’ai du travail qui m’attend. Bonne journée à vous.

Le docteur s’en va et nous laisse, plongés dans nos doutes. Mes parents et Aleksy échangent pendant plusieurs minutes, plusieurs heures même peut-être. Je ne les écoute qu’à moitié, frustré de ne pas être en mesure de pouvoir m’exprimer aussi. Ils cherchent les façons les plus farfelues et les plus improbables qu’on aurait pu utiliser pour m’empoisonner. Mais aucun résultat concluant, tout paraît trop gros pour que personne ne l’ait remarqué.

Je constate que ma mère continue de suspecter secrètement Aleksy. Elle enchaîne les regards inquisiteurs et les sous-entendus. Elle essaye de piéger Aleksy, elle attend un faux-pas pour lui sauter dessus à la moindre faille. Et je n’aime pas du tout ça, j’ai totalement confiance en Aleksy et je supporte difficilement qu’elle puisse le soupçonner pour quelque chose d’aussi atroce.

Voyant que la discussion est à sens unique et qu’elle n’aboutit plus à rien de rationnel, je prends les devants pour sauver mon ami. Je fais en sorte que l’on comprenne que je souhaite m’exprimer. Aleksy prend alors l’ardoise et j’écris mot pour mot « j'aimerais être seul avec Aleksy ». Ma mère me regarde, surprise et inquiète par ma requête.

K : Mais mon chéri, tu es réveillé depuis peu de temps et on a encore pleins de choses à se dire.

J’efface ce que j’ai écrit auparavant et je remplace par un « STP » en lettres majuscules. Mon père comprend que je souhaite être seul avec Aleksy pour parler d’autre chose que mon possible empoisonnement.

J : Allez, viens Karen, ce sont des ados et ils souhaitent sûrement parler librement sans adultes autour d’eux. Tu auras tout le temps de lui parler plus tard.

K : Mais Jakob…

J : Tu as déjà eu leur âge alors tu peux bien comprendre.

Ma mère soupire un grand coup, exaspérée que mon père ne prenne pas son parti. Je fais un signe de remerciement discret à mon père, et il me fait un petit mouvement de tête en retour.

J : Nous allons rentrer, il se fait déjà tard. Ça vous laisse un peu plus d’une heure pour discuter tranquillement avant que les horaires de visite ne soient terminées. Pense bien à regarder l’heure, Aleksy.

A : D’accord, merci…

J : Tu peux m’appeler Jakob, ça ne me dérange pas.

A : Ok, merci Jakob. A demain. Et à vous aussi, Karen.

Ma mère adresse un dernier regard mi-menaçant mi-poli à Aleksy, me dépose un énorme baiser sur le front en me tenant par les joues et ils s’éclipsent tous les deux de la chambre. Je me retrouve enfin seul avec Aleksy. Il pousse un grand soupir de soulagement, comme si toute la pression venait de se libérer de son corps. Il me sourit faussement et je sens qu’il est froissé, que quelque chose le perturbe.

A : Ça fait du bien d’être plus que tous les deux.

Je hoche la tête pour valider ses dires et je lui expose mon plus grand sourire. Il ne dit rien pendant plusieurs minutes, ne trouvant pas de sujet de conversation. J’essaye de le regarder dans les yeux pour lui faire comprendre que tout va bien mais son regard est fuyant, il est en train de cogiter et je n’aime pas ça. Je tente alors de poser ma main sur la sienne mais il la retire juste avant, à mon plus grand regret. Je l’interroge du regard et ne pouvant plus supporter ce silence infernal, il me dévoile ce qui le tracasse.

A : Tu… tu me crois, toi ? Tu me fais confiance ?

Je rigole de la façon que je le peux et arbore de nouveau un sourire sur mon visage. Si ce n’est que ça qui l’inquiète, alors il n’a pas à s’en faire. Aleksy le comprend et se détend à son tour. Je lui fais comprendre que je veux écrire quelque chose. Il tient l’ardoise et je lui demande « raconte la fin ».

Aleksy me regarde de travers, ne comprenant pas ce que je veux lui dire. J’efface ce que j’ai écrit et remplace en prenant mon temps par « avant que mes parents arrivent ». Aleksy comprend enfin et se met à rire.

A : Ah oui, l’histoire de la culotte ! Ça t’excite tant que ça cette histoire pour que tu veuilles l’entendre jusqu’à la fin ?

Je fais mine d’être découvert en cachant une érection inexistante. Aleksy se met à rire de nouveau et reprend son anecdote là où il l’avait arrêté. Il continue comme ça, en enchaînant sur des expériences marrantes qu’il a vécues au collège quand on n’était pas ensemble. Je dois sûrement le regarder comme un gamin qui découvre le Père Noël.

Je pourrais l’écouter pendant des heures. Son rire si particulier et si communicatif me réchauffe le cœur à chaque fois que je l’entends. Et la façon dont il décrit ses histoires est si passionnante que je suis totalement pris dedans. D’ailleurs, lui aussi est pris dedans et lorsqu’il tourne la tête pour regarder l’heure, il sursaute au beau milieu d’un fou rire.

A : Merde, il est déjà 20h58 ! Je dois partir dans moins de deux minutes.

Foutu temps, pourquoi est-ce qu’il passe aussi vite quand on souhaiterait qu’il soit plus lent ? Nous allons devoir nous séparer et, même si je le retrouverai sûrement demain, je ne peux m’empêcher d’avoir un pincement au cœur. Mais soudain, j’ai une idée, et je lui demande de me tenir une dernière fois l’ardoise avant de s’en aller. Je lui écris « mon sac ? ».

A : Ah oui, ton sac de cours. Je l’ai récupéré au lycée et je l’ai ramené chez moi pour pouvoir recopier les cours que tu as raté. Enfin… pour ne pas te mentir, je l’ai pas ouvert parce que j’avais pas vraiment la tête à prendre mes cours non plus… Tu ne m’en veux pas, hein ?

Je lui fais signe que non de la tête, en rigolant. Encore une fois, je suis touché par son geste, même s’il ne l’a finalement pas fait. De toute façon, les cours sont bien le dernier de mes soucis actuellement. En fait, ce que je voulais, c’était mon portable pour pouvoir discuter avec lui plus tard. Mais tant pis, je vais devoir prendre mon mal en patience. Je lui demande quand même s’il peut m’emmener mon sac demain, ce qu’il accepte sans rechigner.

A : Bon, je vais y aller avant qu’on me jette dehors. T’inquiète pas, demain on est samedi alors je passerai toute la journée avec toi.

Je suis clairement impatient mais je culpabilise quand même qu’il sacrifie son week-end pour moi, alors que je ne peux même pas discuter avec lui. J’espère qu’il ne se sent pas forcé de passer du temps avec moi. Il ouvre la porte et me fait un dernier signe avant de disparaître. Je souris bêtement tout seul et ferme les yeux avec son image incrustée dans ma mémoire.

J’appelle ma mère et je l’attends quelques minutes sur le parking de l’hôpital avant de la voir arriver. Durant le trajet du retour, je fais l’erreur de lui dire que Niels s’est réveillé pour qu’elle me bombarde de questions. Je lui réponds sans trop approfondir pour que la discussion ne s’éternise pas, et je ne mentionne pas l’empoisonnement, bien évidemment.

Lorsque j’arrive, le repas est déjà prêt et je le mange en quatrième vitesse pour pouvoir être tranquille dans ma chambre. Je m’allonge sur mon lit et je me perds sur YouTube. Je regarde des vidéos au hasard mais je n’y prête pas spécialement attention ; je n’arrive pas à sortir Niels de mes pensées.

J’ai cauchemardé toutes les nuits depuis le début de son coma. Je me rappelais sans cesse le moment où il s’est effondré, ou quand j’essayais de lui parler mais qu’il ne répondait plus, ou quand ils l’ont transporté en urgence à l’hôpital sous ce drap blanc, comme s’il était mort. Mais maintenant, c’est derrière moi, je l’espère. Aujourd’hui, il est réveillé. Et même s’il ne peut plus parler pour l’instant, j’ai envie de profiter de la moindre seconde avec lui.

Ces jours sans lui m’ont paru interminables, j’avais l’impression de ne plus exister. Le voir inanimé sur ce lit était une véritable souffrance pour moi, et j’aurais tout donné pour revoir ses yeux et son sourire. Mais c’est fait, j’ai pu les revoir. Et je vais tout faire pour qu’il continue de sourire.

Je regarde mon portable et je vois qu’il est déjà 2h54. Je n’arrive toujours pas à m’endormir. J’ai beau essayer mais rien n’y fait, mon cerveau n’arrive pas à se mettre sur pause. Je tourne la tête et j’aperçois le sac de Niels grâce à la faible luminosité de mon portable. Je me lève sans faire de bruit et je le ramène vers mon lit.

Je presse son sac contre mon cœur, comme pour me rassurer, comme pour matérialiser l'entièreté de mon soulagement. Je l’ouvre et une agréable odeur s’en dégage. Ça sent… le neuf, le propre, un peu de lui aussi. Ses cahiers ne sont pas du tout abîmés, son écriture est fine, droite, régulière, bref c’est vraiment agréable à lire. J’essaye de ranger ses cahiers à leur place mais un bruit de plastique se fait entendre.

Je plonge ma main au fond du sac et je ressors… une bouteille d’eau !

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