Chapitre 3 - Engrenage

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31 Décembre 2015

? : Eh Xavier, il reste de la vodka ?

X : Qu’est-ce que j’en sais, cherche !

L’invité lui répond quelque chose d’incompréhensible et fait demi-tour, titubant. Xavier soupire laconiquement. Comme souvent, lorsqu’il organise ce genre de soirées chez lui, il regrette amèrement. Non pas que le lieu soit inapproprié, son père ignore tout de ces soirées clandestines étant donné ses innombrables absences. Il a souhaité passer ses vacances de fin d’année avec sa compagne aux îles Canaries, grand bien lui fasse. De toute façon, la femme de ménage nettoiera tout demain et taira l’évènement contre modeste rétribution.

Non, ce qui agace Xavier, c’est l’ennui. Pourtant, l’ambiance bat son plein dans le salon. Caisses de son avec le volume à fond, alcool à foison, stupéfiants de toutes sortes, filles complètement désinhibées, tout ça à portée de main. Et puis c’est le Réveillon, alors il y a de quoi fêter. Mais rien n’y fait, ça ne l’enthousiasme pas, ou plutôt plus. Trois quatre verres et un rail, et il était parti pour toute la soirée. Mais cette histoire avec Laurène lui reste en travers de la gorge.

Ce n’est pas qu’il ressente quelque chose de puissant pour elle, ces niaiseries à l’eau de rose lui passent bien au-dessus, mais le sentiment d’échec et de trahison l’horripile profondément. Le fait d’avoir perdu sur un terrain dont il est le seul maître. Irrité de se ressasser ce revers, Xavier se lève pour aller se remplir un verre. Il aperçoit Bono du coin de l’œil, assis tranquillement dans un fauteuil, un joint à la main. Lui aussi en aurait bien envie d’un.

C : J’en ai raz-le-cul, Xav.

Adossée à l’îlot central, une cigarette à la main, Cassandra l’interpelle.

X : De quoi ?

C : D’Aleksy.

Xavier soupire une fois encore. Il ne manquait plus que ça, qu’on lui demande conseil sur des problèmes de couple. Mais Cassandra est celle avec qui il passe le plus clair de son temps pendant les cours, alors il peut bien faire l’effort d’au moins faire semblant de s’en préocupper.

X : Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

C : Plutôt ce qu’il ne me fait pas.

X : Hein ?

Cassandra hausse les sourcils et bouge ses mains de sorte à marquer l’évidence. L’information monte enfin au cerveau de Xavier qui fait signe qu’il a compris.

C : Je suis sûre qu’il est pédé, c’est pas possible autrement.

X : Ça va, t’as l’air d’y avoir longuement réfléchi. Mais ça serait bien marrant si c’était le cas.

C : Si t’as une autre explication pour ses demi-molles, je suis toute ouïe.

Xavier se moque gentiment de Cassandra en imaginant la situation.

X : Il pense à qui à ton avis quand il se touche ? M. Deschênes avec sa toison qui dépasse du col ? Remarque, ne te rase pas les prochaines fois, il préfère peut-être les poils.

C : Mais t’es un comique. Il pense peut-être à toi, va savoir. Ou sûrement à son voisin de classe, vu comment il le bouffe des yeux en permanence.

Bien que cette dernière remarque semble anodine, Xavier l’assimile avec une attention toute particulière. Qu’elle soit vraie ou non, une idée vient de germer dans son esprit. Si une malencontreuse rumeur venait à se répandre au sein du lycée quant à une possible relation entre Niels et Aleksy, alors Laurène ne resterait pas avec lui, c’est certain. Entre la honte et le doute, leur petit couple public ne tiendrait pas. Et qui ferait un retour triomphal pour la réconforter ? Un rictus retors se dessine sur son visage inexpressif.

X : Si tu veux en avoir le cœur net, va vérifier.

C : De quoi, là ?

X : Bah oui, va vers lui et demande-lui de te toucher les seins ou je ne sais quoi d’autre, et tu verras bien sa réaction.

C : Devant tout le monde, t’as craqué ?

X : T’as bien vu ce que ça a donné en tête à tête, après tu préfères peut-être quand c’est flasque, chacun ses délires.

C : Ferme-là…

Cassandra fait mine d’ignorer son conseil et reprend une bouffée de cigarette. Mais elle regarde en direction d’Aleksy, l’air pensif. Xavier connaît bien cette étape de la négociation, elle est à deux doigts de rompre. Il lui suffit d’un dernier petit argument pour la faire céder…

X : Il a l’air bien rond, là. En général, les gens ne mentent pas quand ils n’ont plus vraiment le contrôle de leur corps. Mais bon, tu fais bien comme tu veux, hein. Moine, ça t’irait bien aussi…

Cassandra ignore Xavier quelques secondes avant d’écraser sa cigarette dans le premier cendrier venu.

C : Tu fais chier…

Le départ de Cassandra provoque un sourire irrépressible sur le visage de Xavier. Son plan est en marche, il lui suffit de bien huiler les rouages pour que tout se déroule tel qu’il l’exige. Avec délectation, il se verse un doigt de rhum pur pour pouvoir apprécier le spectacle qui s’apprête à se dérouler sous ses yeux malveillants.

Cassandra rejoint Aleksy qui se trémousse aléatoirement au milieu des autres fêtards. Elle essaye de se calquer sur son rythme, bien que préoccupée par la façon dont elle va aborder la chose.

A : Hey Cass, où t’étais passée ? T’as raté v’là les musiques !

C : Nan t’inquiète, j’étais partie fumer un peu plus loin.

A : Ah ouais, cool.

Sans plus attendre, le démon de la danse s’empare à nouveau de son corps. Cassandra fait mine de l’accompagner quelques instants, mais elle entame un furtif rapprochement corporel avec son copain. Une fois collée à lui, elle plaque ses lèvres sur les siennes. Peu entreprenant, il répond tout de même au geste. Cassandra glisse doucement vers son oreille et lui susurre des mots tout bas.

C : Touche-moi les seins.

A : Hein ?

C : Touche-moi les seins je t’ai dit.

A : Euh… ok.

Timidement, ses mains empoignent la poitrine pulpeuse de Cassandra et se meuvent maladroitement comme un semblant de caresse sensuelle. Rien de bien agréable pour combler le maigre espoir qu’elle s’était forgée.

Un coup d’œil rapide de Cassandra aux alentours lui permet de vérifier que quelques personnes dans la foule sont alertes à leur petit jeu. Sa pointe de malaise est vite dissipée par sa contrariété grandissante après avoir remarqué, en tâtant du genou, que l’excitation d’Aleksy ne se manifestait pas au niveau de son entrejambe.

C : Ça te fait pas bander ?

A : Quoi ?

C : Me toucher, ça te fout même pas la trique ?

A : Si, enfin… Mais… Tu racontes quoi…

C : Ah ouais ? Bah montre, alors.

La musique a beau continuer d’exploser les limites de décibels acceptables, plus personne ne danse ni ne parle. Un cercle de curieux s’est instinctivement formé autour de la dispute, tous muets dans ce faux-silence. Accablé de honte, Aleksy se fait tout petit.

A : Arrête… T’es pas sérieuse…

C : Et toi, t’es sérieux avec moi ? Où tu te fous de ma gueule depuis le début ?

A : Que… Je… Mais non, je…

Aleksy n’a pas le temps d’improviser une réponse que deux mains fermes agrippent son pantalon par derrière et le baissent d’un seul coup, dévoilant son intimité aux yeux de tous. Submergé par l’affolement, il tente par tous les moyens de camoufler ce que tout être humain cache, au milieu des fous rires et des railleries. Il ne prend même pas la peine de connaître l’identité de celui qui vient de provoquer le début de sa déchéance, tout se déroule trop vite.

Alors qu’il aperçoit Cassandra dégainer son portable pour immortaliser l’humiliation, des insultes désobligeantes fusent de tous les côtés et il se retrouve très vite à genoux après avoir été bousculé. Par instinct de survie, Aleksy se recroqueville sur lui-même pour ne plus voir ni entendre, laissant sa carcasse à la merci des vautours. Des canettes entières de bières bon marché sont vidées sur son corps secoué de sanglots.

Tandis que les invités de Xavier tentent de le relever pour continuer de le torturer un peu plus longtemps, le maître des lieux se délecte au loin, satisfait de la tournure des événements. Le premier rouage s’est enclenché sans encombre, et il entraînera bientôt le reste du mécanisme.

04 Janvier 2016

Xavier tapote nerveusement ses doigts les uns après les autres sur son bureau. Il a beau regarder encore et encore, pas la moindre trace de Laurène dans la classe. Il connaît bien ses habitudes maintenant, et pas une seule fois elle n’est arrivée après lui depuis le début de l’année. Rien d’étonnant, les personnes rentrent souvent malades au retour des vacances de fin d’année.

Seulement, cette coïncidence ne l’arrange pas du tout car elle contrecarre ses plans. La rumeur va surtout se répandre aujourd’hui, et elle risque de revenir au moment où les gens en parleront moins. Rien d’alarmant dans l’absolu, mais Xavier déteste quand tout ne se passe pas comme il l’a initialement prévu.

C : Arrête de faire du bruit s’te plaît, c’est chiant.

Xavier lance un regard noir à Cassandra qui lui coupe l’envie de surenchérir. Dans ce genre de moment, la moindre contrariété peut le faire sortir de ses gonds. Cassandra tente de désamorcer sa bourde.

C : T’as vu ça, Aleksy n’est pas là. J’crois qu’il va avoir du mal à s’en remettre vu ce qu’il s’est mangé.

X : On s’en branle, ça lui apprendra.

C : Regarde la tête de Niels, y a un truc entre eux, c’est obligé.

En effet, la mine grave de Niels est bien la seule satisfaction qu’il peut tirer de cette rentrée. L’absence de Laurène permet au moins de rendre son inquiétude plus crédible et d’alimenter la rumeur en contrepartie.

X : On l’a vu chez moi, le truc entre eux n’est pas si gros que ça.

C : T’es con !

Cassandra étouffe ses gloussements dans sa main, ce qui ne manque pas de faire réagir Niels. Ce dernier se retourne et adresse un regard âpre dans leur direction.

N : Quoi, vous avez un problème ?

Un léger rictus provocateur se dessine sur le visage de Xavier. Alors comme ça, le gringalet ose bomber le torse ? Parfait, raison de plus pour l’écraser psychologiquement, il se réserve le côté physique pour plus tard.

X : Ouais mec, t’as l’air tout triste que ton pote le pédé ne soit pas là. C'est parce qu'il pourra pas t’enfiler aujourd’hui, c'est ça ?

Cassandra explose de rire, suivi de quelques ricanements de-ci de-là. Niels fronce un sourcil et soutient fièrement le regard, ce qui a le don d’irriter Xavier.

N : Je comprends rien à vos conneries. Vous parlez de qui ?

X : De ta petite lopette de voisin de classe ! Lui et toi vous n’êtes pas qu’amis, hein ? Vous vous faites des choses en cachette après les cours, pas vrai ?

N : Mais t’as viré débile mec, tu nages en plein délire ! Je ne suis pas gay, j’ai une copine. Et lui aussi il sort avec… l’autre, là.

La petite veine sur la tempe de Xavier ne tarde pas à gonfler à cause de ce malencontreux rappel.

X : Ah nan, j’ai un scoop pour toi, Cassandra ne sort plus avec ce pédé. Quand il s’est retrouvé à poil devant elle, sa queue est restée toute, toute petite. Il n’a même pas réussi à bander, cette tarlouze.

N : Mais personne n'arriverait à bander devant Cassandra. Même la CPE, elle est plus bandante.

Un silence de mort s’installe à la place du brouhaha habituel. Le visage de Cassandra s’empourpre, autant de rage que de honte. Xavier serre les poings de plus en plus forts. Niels prend bien trop ses aises et l’envie de l’envoyer valser le démange.

C : T’as dit quoi sale petit puceau ?

N : En reformulant pour que tu comprennes mieux, je viens de dire que t’es une grosse crasseuse. Et pour ta gouverne, je ne le suis pas.

Cette dernière information était celle de trop. Fou de rage, Xavier se lève et se dirige vers Niels, prêt à en découdre. Debout à côté de lui, il le regarde de haut, d’un air menaçant.

X : T’as pas l’air de comprendre ce que t’es en train de faire, là ?

Niels se lève derechef et lui fait face sans broncher. L’ambiance est électrique dans la salle et plus personne n’ose émettre le moindre son de respiration, de peur d’être le détonateur de la bagarre imminente.

N : Ouais, je comprends parfaitement, et tu comptes faire quoi ?

Au même moment, le professeur entre dans la classe et se précipite pour les séparer. Juste avant qu’il ne les atteigne, Niels envoie une dernière pique à Xavier.

N : Bah alors, qu’est-ce que t’attends ?

X : T’es dans la merde, mec.

Monsieur Brasseur fait sortir Xavier de la salle en le cramponnant par l’épaule. À mi-chemin dans le couloir, Xavier se débat et se libère de l’emprise de son professeur.

X : Lâchez-moi, putain ! Pourquoi y a que moi qui prend et pas Niels ?

M. Brasseur : Parce qu’entre vous et lui, nous savons tous deux qui a lancé les hostilités.

X : Mais c’est dégueulasse ! C’est lui qui m’a provoqué !

M. Brasseur : C’est cela. Ne me faites pas perdre mon temps, j’ai un cours à donner à ceux qui viennent ici pour apprendre, contrairement à certains.

Xavier est tenté de répliquer mais Monsieur Collomb, le directeur de l’établissement, apparaît justement à l’autre bout du couloir.

M. Collomb : Qu’est-ce qu’il se passe, encore ?

M. Brasseur : Monsieur Collomb, vous tombez bien, j’étais justement en train de vous emmener monsieur De Fontenille.

M. Collomb : Et qu’a-t-il fait, cette fois-ci ?

M. Brasseur : Il était à deux doigts d’en venir aux mains avec monsieur Møller.

Excédé, le directeur soupire expressément.

M. Collomb : Je vous décharge de ce nuisible, vous pouvez retourner en classe. Vous, suivez-moi.

Muet jusqu’ici, Xavier bout intérieurement. Bien qu’il soit coutumier du fait, il supporte très peu la condescendance à son égard. C’est avec le regard sombre qu’il emboite le pas au proviseur jusqu'à son bureau.

Ce dernier, une fois à l’intérieur, lui désigne sans un mot le fauteuil dans lequel il le prie de s’asseoir. Un silence pesant s’installe pendant de longues secondes, temps durant lequel le directeur réfléchit à ce qu’il compte bien débiter. Méticuleusement, il se redresse dans son fauteuil et fait racler le fond de sa gorge.

M. Collomb : Monsieur De Fontenille, le corps enseignant et moi avons été extrêmement patients jusqu’ici, et les limites ont été dépassées depuis bien trop longtemps déjà.

Il marque un court temps d’arrêt afin d’observer la réaction de Xavier, mais ce dernier reste impassible.

M. Collomb : L’autorité est un principe qui vous dépasse à bien des égards. Vous ne travaillez pas, vous désobéissez, vous êtes désagréables avec vos professeurs et vos camarades, que faites-vous encore ici ?

Aucune réponse. Cependant, Xavier ne baisse pas les yeux et soutient le regard avec insolence.

M. Collomb : Vous êtes inintéressant au possible. Aussi, si vous ne daignez pas faire le moindre effort, alors nous n’en ferons plus de notre côté. En revanche, nous ne pouvons tolérer que vous vous en preniez aux meilleurs éléments de cette école.

La veine temporale de Xavier se gonfle de sang sous l’effet de l’énervement.

M. Collomb : Ces braves gens, dont monsieur Møller, sont la fierté de l’école et ceux qui représenteront l’établissement durant leurs études supérieures. Le rayonnement et la réputation de l’école passe par eux et leur réussite, et il est inconcevable que quelques cas isolés viennent leur mettre des bâtons dans les roues.

Xavier voit rouge. Être réduit de la sorte en comparaison de Niels est la plus grande humiliation qu’il pouvait subir. Alors qu’il s’apprête à tout envoyer balader, le proviseur désamorce sa fureur.

M. Collomb : Puisque vous faites votre possible pour exprimer le fond de votre pensée à tout un chacun, alors je vais honnête avec vous. Si vous êtes encore présent dans cet établissement, ce n’est que pour satisfaire la volonté de votre père d’obtenir votre diplôme ici. Mais ne vous imaginez pas avoir des passe-droits grâce à la notoriété de votre paternel. D’ailleurs, j’ose imaginer que ce dernier serait bien embarrassé d’apprendre vos nombreux déboires.

Un imperceptible frisson parcourt la colonne de Xavier. Si son père l’apprenait, il aurait de nouveau droit à une interminable leçon de morale et à son mépris infini. Pire, il finirait bien par le renier, et tous ses privilèges partiraient en fumée.

M. Collomb : Ici, nous récompensons le talent et le labeur. Vous vous doutez bien que nous n’entretenons plus aucun espoir en votre personne. Dans ce cas, si vous ne souhaitez pas obtenir votre diplôme, nous ne vous en empêcherons pas. Mais ne faites plus jamais en sorte d’être convoqué dans mon bureau, au risque d’être définitivement exclu de cet établissement. Ai-je bien été compris ?

Le visage fermé, Xavier acquiesce piteusement de la tête. Sans un mot, le directeur le prie de sortir de son bureau. Une fois dans le couloir, il s’adosse contre un mur et ferme les yeux. Contre sa volonté, les phrases du directeur fusent dans sa tête et se gravent dans son cerveau tel des balles chemisées. Sa mâchoire se serre à chaque pensée concernant Niels. Jamais de sa vie il n’avait voué une telle haine envers une seule et unique personne.

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