L'Excuse

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New Sheffield, 1986. Des torrents de pluie s'abattent sur la ville. Un taxi, dans son véhicule, attend son client au chaud. À la radio : Space Oddity de David Bowie. L'homme fume tranquillement. Enfin, une femme manifestement pressée débarque dans le véhicule. Elle est habillée lourdement : un long imperméable, une grosse écharpe et un chapeau de parrain. Elle jette sa valise sur la banquette arrière et parle avec véhémence à son chauffeur.

La Cliente : Roulez.

Le Taxi : ...

La Cliente : Roulez.

Le Taxi : *soupir*

La Cliente : Putain mais roulez, bordel de merde ! Roulez ! S'il vous plait !

Le Taxi, feignant la surprise : Oh ! Pardon, je ne vous avais pas entendue. On "roule putain de bordel de merde", donc.

Le Taxi finit tranquillement sa cigarette et l'écrase dans le cendrier. Il en profite pour remonter les fenêtres et laisser la fumée s'étendre autour de lui. Il change la chaîne de radio. Cette fois-ci : The Man who saved the world, Midge Ure. La cliente commence à être visiblement gênée, alors que le chauffeur s'engage sur la route inondée.

La Cliente : Excusez-moi, ce n'est pas contre vous. J'ai passé une terrible journée.

Le Taxi : Ravi que vous vous rendiez compte de votre propre manque de courtoisie.

La Cliente : Je sais bien, ça doit vous arriver souvent de tomber sur des personnes de la sorte. Je vous assure que je ne suis pas comme ça, d'ordinaire. C'est seulement aujourd'hui. On peut dire que ça va mal.

Le Taxi : Oh. Et bien, courage, hein ?

La Cliente : Comme vous dîtes.

Le Taxi ouvre doucement la fenêtre. La fumée se dissipe et la femme se met à l'aise. Elle retire sa lourde écharpe et son chapeau. Elle dévoile une longue chevelure blonde qu'elle laisse tomber sur ses épaules. D'un coup, l'homme a chaud.

Le Taxi : Bon, nous roulons.

La Cliente : Et oui.

Le Taxi : Yep.

La Cliente : Mmh, mmh.

Le Taxi : Et hum...

La Cliente : Vous vouliez me dire quelque chose ?

Le Taxi : Ah ? Heu oui, c'est...

La Cliente : Et bien allez-y !

Le Taxi : Oui je m'apprêtais à le d...

La Cliente : Vous êtes lent pour un taxi, non ?

Le Taxi : Heu, pas vraiment, je...

La Cliente : Bon, vous me dites ?

Le Taxi : Je réponds à toutes vos questions en bloc, ou... ?

La Cliente : C'est vous qui vouliez me poser une question, allez-y.

Le Taxi : Bon, voilà. Question toute bête, mais maintenant qu'on en est là... J'en reviens pas de poser cette question seulement après coup, c'est assez gênant au vu de ma position et mon métier. En plus, je faisais le malin à jouer de votre manque de courtoisie, mais maintenant, voilà, je voudrais juste vous demander...

La Cliente : Bon, allez-y.

Le Taxi : Oui voilà. On va où ?

Silence.

La Cliente : Roulez, juste.

Le Taxi : Ah ? On roule juste. Ok.

Long silence.

Le Taxi : Ok, alors je suis désolé, mais cette réponse ne me convient pas vraiment.

La Cliente : Quoi, "elle ne vous convient pas vraiment" ? Je vous dis de rouler, c'est tout. Roulez.

Le Taxi : C'est trop inhabituel pour que je le fasse.

La Cliente : Vous le faites tous les jours, bon sang !

Le Taxi : Oui, ça oui, c'est un fait. Mais, disons que j'ai un objectif. Là, je ne sais pas, j'ai... Comment dire. C'est étrange ?

La Cliente : Foutu radin, si le problème, c'est de payer, vous inquiétez pas, je peux payer, putain.

Le Taxi : Vous êtes vraiment très vulgaire.

La Cliente : Mais évidemment que je suis vulgaire, je passe une journée de merde et mon taxi me fait chier !

Le Taxi jusqu'ici calme et réservé, hurlant : MAIS J'AI LE DROIT DE SAVOIR OÙ JE DOIS ROULER !

La Cliente : DANS TON CUL, VOILÀ OÙ ON VA !

Le Taxi : ON VA SE CALMER OU ON DESCEND ET ON MARCHE SOUS LA PLUIE !

La Cliente : Je sais pas ! D'accord ? Je sais pas ! J'avais besoin de rouler et de ne pas me poser la question. Je sais, ça n'a aucun sens mais aujourd'hui, je me suis réveillée et j'ai réalisé que je ne vivais pas vraiment. Putain, merde, fait chier, je passe ma vie à bosser et pour quoi ? Pour que dalle ! On vit pas vraiment, tout ça c'est des conneries. Alors je sais pas, j'allais au boulot et j'ai vu ton taxi de merde, et je me suis dit que c'était le moment de bouger. Alors voilà, on bouge.

Le Taxi : Bon. Ce... ça n'a aucun sens en fait.

La Cliente : Voilà pourquoi je disais rien !

Un ange passe.

La Cliente : Racontez-moi quelque chose.

Le Taxi : Hein ?

La Cliente : Regardez-nous. Vous allez me mener quelque part, mais je ne sais même pas où. Alors je ne sais pas, racontez-moi une histoire. Quelque chose de drôle, qui vous est arrivé en travaillant ici. Vous avez dû en voir de belles.

Le Taxi : Oh moi, les blagues...

La Cliente : Je ne parle pas de blagues ! Quelque chose qui vous soit arrivé, c'est le plus intéressant.

Le Taxi : Oui enfin... (Puis Le Taxi commence à pouffer de rire pour lui-même. D'abord discret, son rire devient de moins en moins dissimulé.)

La Cliente : Allez-y !

Le Taxi se réajuste sur son siège et, tout en conduisant, lui raconte son histoire. Il la nourrit de gestes amples, de changements de voix et d'attitude. Il aime cette histoire.

Le Taxi : L'autre jour, je roulais entre New Shieffield et Old Berry. Je suis passé par une forêt pour récupérer un client. Il pleuvait comme aujourd'hui. Sur le bord de la route, je vois un type. Il a pas l'air commode, on dirait qu'il lui est arrivé un truc. Il a presque rien sur le dos, le pauvre, si ce n'est un énorme sac à dos, mais rien contre la pluie. Alors je me dis "Merde, je vais aller le choper". C'est pas mon genre de prendre des gens en stop, je tiens à ma licence et à l'état de mon véhicule, mais le gars avait l'air mal. Le truc, c'est qu'il est même pas reconnaissant ce petit con ! Il balance son sac dans la voiture et s'installe, sans rien dire. Pas même un foutu "merci". Je commence à regretter mais bon, je garde ma rancœur pour moi. Quand même je suis curieux, parce que son sac est vachement gros et il marchait tout seul. Je lui demande ce qui lui est arrivé : Rien. Je lui demande s'il s'est fait larguer : Rien. Alors je rumine, je rumine, et puis merde, je finis par lui dire : "Qu'est-ce qu'il y a dans le sac, dites-moi ?"

Et là, ce petit con, il se retourne, et vous savez ce qu'il me dit ? "Si tu veux le savoir, faudra me sucer." Alors ce petit enculé, je m'arrête, et je le fais sortir par la peau du cul. Voilà ! La courtoisie, ça se travaille, nom de dieu ! Et j'ai roulé.

La Cliente : Vous avez eu de la chance qu'il ne soit pas dangereux.

Le Taxi : Je vous le fais pas dire... D'autant que je suis parti avec son sac !

Silence.

La Cliente : Et alors ?

Le Taxi : Quoi ?

La Cliente : Oui ! Alors ?

Le Taxi : Et bien ?

La Cliente : Vous vous faites désirer ! Je veux savoir ce qu'il y avait dans la valise ! Il y avait quoi dedans ?

Le Taxi s'arrête, se tourne vers sa cliente et dans un sourire :

Le Taxi : Si vous voulez le savoir, faudra me sucer.

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