INTERLUDE 1.3
Elle était retournée à sa solitude. Elle avait essayé de faire revenir le rêve, sans le monstre, mais elle n’y était jamais parvenue. Les cauchemars, eux, avaient continué. Elle ne savait plus ce qui lui faisait le plus mal : eux, ou l’absence, toujours présente, de son fantôme. Elle avait l’impression qu’il avait été assassiné dans cette librairie.
Sa vie avait changé de manière irrémédiable. Elle avait aussi changé physiquement. Elle avait perdu une dizaine de kilos. Elle ne teignait plus ses cheveux. Ils étaient redevenus bruns, et mi-longs, alors qu’elle les avait toujours eus longs. Ses yeux marrons avaient perdu de leur éclat. L’absence de maquillage et le manque de sommeil la faisaient paraître plus âgée. À trente ans, elle en faisait dix de plus. Son visage était beaucoup trop pâle, trop triste, et ne semblait plus savoir ni rire, ni sourire.
Que pouvait-elle faire ? Que pouvait-elle devenir ? Parviendrait-elle à retrouver un sens à sa vie ? Elle avait l’impression que son âme était morte. Son cœur aussi. Aucun des hommes qu’elle avait rencontrés durant sa période « d’étourdissement » n’avait su trouver la clé qui lui ouvrirait les portes d’un nouvel avenir. Un ou deux avaient essayé. Elle les avait oubliés comme les autres. Ce qui n’était pas compliqué avec sa mémoire en dentelle. Elle n’avait aucune réponse à ses questions. Sa vie était détruite, anéantie.
Elle avait décidé de tenter une dernière chose : partir encore plus loin. L’ATIDC ne l’avait pas totalement oubliée et lui avait fait une proposition pour un poste à Montréal. Elle avait refusé, mais l’idée de changer de continent, au moins pour une année, se révèlerait peut-être salutaire.
Elle avait traversé l’Atlantique et trouvé un travail dans une agence qui s’occupait de protéger des témoins. C’était une petite agence, et les cas dont elle s’occupait étaient toujours très simples, sans imprévu. Il n’y avait que trois employés, Nora Calinko, Byron Rankins et elle.
Nora passait plus de temps dans les boutiques, soi-disant pour trouver des idées de garde-robe pour leurs futurs protégés, qu’au bureau, et il fallait sans cesse retenir Byron pour qu’il ne donne pas des noms et des vies de super héros aux personnes dont il avait la charge. À eux trois, ils formaient une belle brochette de fêlés.
L’agence était dirigée par Jessé Bolt, un homme assez taciturne et plutôt droit dans ses bottes. D'ailleurs, avec ses bottes, son énorme moustache et ses favoris, il n’aurait pas du tout été déplacé dans le décor de l’Ouest de la seconde moitié du XIXe siècle. Il aurait probablement fait un bon Marshall. Il l'avait embauchée sans poser de question, mais elle savait très bien qu'il avait fait une enquête à son sujet.
Et elle était là, ce soir. Elle avait pris un bus qui l’avait ramenée au pied de son immeuble, salué le concierge, pris l’ascenseur, et s’était calfeutrée chez elle dans son appartement tellement impersonnel.
Elle avait tout planifié.
Elle avait fait ses trois heures de sport pour épuiser son organisme, le vider de toutes ses forces. Elle n’avait pas eu besoin de ranger quoi que ce soit dans son appartement quasiment vide et totalement impersonnel. À part son ordinateur, quelques livres, la télévision, les lecteurs et leurs CD et DVD, elle ne touchait à rien d’autre dans son appartement Il n’y avait aucune plante verte, aucune photographie, pas de chat, de chien, de hamster ou de poisson rouge.
Elle avait mis une chanson qu’elle aimait bien sur le lecteur de CD. Elle avait ensuite vidé l’armoire à pharmacie, pris tous les flacons de médicaments qu’elle avait achetés sur ordonnance, la veille, et d'autres tout au long de l'année…
Elle aligna dix-sept flacons les uns à côtés des autres et sortit cinq cachets de chacun d'entre eux. Inutile d’en prendre plus. Elle n’était même pas certaine de rester consciente jusqu’au quatre-vingt cinquième. Elle remit ensuite les flacons à leur place, pour le cas où on chercherait avec quoi elle s’était empoisonnée. Elle n’allait pas faciliter la tâche des secours.
Elle avait consciencieusement séparé les cachets, sur la table basse du salon, en fonction de leur couleur, de leur forme et de leur taille. Elle allait commencer par les plus petits, les plus difficiles à ingurgiter parce qu’on les sentait à peine sur la langue. Si elle commençait à se sentir malade, ou un peu partie, elle ne parviendrait plus à les avaler, contrairement aux plus gros. Le risque de ces derniers était qu’ils la fassent vomir si jamais ils restaient coincés dans sa gorge. Elle avait prévu cela.
Pour les faire passer, rien de mieux que du rhum, de la vodka, et une crème de whisky. Elle ne voulait pas d’un coma éthylique. Elle boirait modérément, juste assez pour faire passer les pilules. Elle avait sorti un verre à whisky qu’elle avait posé sur la table basse à côté des comprimés. Elle avait l’impression d’avoir l’esprit clair… Cela ne lui était pas arrivé depuis si longtemps. Elle monta le son de la musique pour l’entendre sous sa douche. Les murs et le sol étaient insonorisés.
Après la douche, elle revint dans le salon, les yeux rougis par l’eau et les larmes. Elle avait pleuré en pensant à ceux qu’elle allait laisser, abandonner. Ils comprendraient. Elle se raccrochait à cette idée. Elle s’installa devant la table et commença son mortel dîner. Une petite gorgée d’alcool par comprimé, cela lui paraissait être un bon équilibre. Au bout du vingtième, la tête commençait à lui tourner un peu, mais c’était trop long. Elle avait même envie de danser. Elle se releva, avala cinq cachets d'un coup et fit quelques pas de danse, son verre à la main, reprit cinq comprimés et ainsi de suite.
Elle se sentait de plus en plus légère, ivre. Les rares meubles de son appartement avaient pris des contours flous et mouvants. La lumière ondulait comme une vague. Elle s’approcha de la fenêtre pour regarder le monde dans lequel elle avait vécu, une dernière fois. Un mouvement dans l’immeuble en face du sien attira son attention. Était-ce vraiment un mouvement ? Une lumière peut-être… ou bien un reflet… Nouvellement construit à la place d’un garage et d’un supermarché de proximité, l’immeuble était censé être désert.
Elle chercha en tâtonnant la paire de jumelles qui devait se trouver près de la baie vitrée. Elle n’eut aucun mal à la retrouver, plus à se débrouiller avec la sangle. Dans le brouillard qui l’envahissait de plus en plus, elle crut distinguer la silhouette familière d’un homme qui l’observait. L'homme du pont ? Son esprit devait encore lui jouer des tours… Quelle raison aurait cet inconnu de l’observer de l’immeuble d’en face ? Cela ne pouvait être qu’une illusion provoquée par l’absorption des médicaments. Elle leva son verre en direction de l’illusion.
« Santé ! » fit-elle la langue empâtée, avant d’avaler une nouvelle rasade de vodka accompagnée de cinq autres pilules.
Les hommes dangereux ne pourraient plus l’atteindre. Et si celui-là n’avait pas une paire d’ailes avec des plumes blanches, elle ne risquait pas de le revoir. Elle en avait fini avec la peur, et avec une vie qui n’en était pas une.
La douleur, d’abord lancinante, dans son estomac, se fit sentir avec plus douloureusement qu'elle l'avait imaginé. Elle allait vomir. Elle ravala son envie avec deux nouvelles gorgées d’alcool, et laissa tomber la bouteille vide sur le parquet. Elle prit les derniers cachets, et la bouteille de crème de whisky. Elle peinait à se tenir debout. Son corps tanguait dangereusement. Son esprit s’endormait et la musique s’éloignait, de plus en plus. Elle aurait aimé savoir jouer du violoncelle… ou du piano.
Ses jambes se dérobèrent sous elle.
Elle se retrouva sous l’eau, comme si elle venait d’y plonger, les pieds en premier. Elle coulait à pic. Il y avait beaucoup de bulles, minuscules autour d’elle. On aurait dit des perles de nacre et d’argent. Elle se regardait, l’esprit dissocié de son corps. Elle ne cherchait pas à remonter à la surface. Elle n’en éprouvait aucune crainte, au contraire. Son visage respirait la sérénité. Elle se sentait bien. Elle souriait. Elle était libre. Sa lourde robe de velours vert l’entrainait vers les profondeurs. D’où lui venait ce vêtement ? Elle regarda sa main droite. La cicatrice laissée par la balle de passage était bien visible. Les perles de nacres, microscopiques, s’en échappaient comme un essaim d’abeilles s’échapperait de leur ruche condamnée, par un minuscule trou, pour aller créer une nouvelle colonie, ou au moins survivre quelques heures de plus…
Était-ce cela la mort ?
Au loin, il lui sembla entendre des coups frappés sur du bois, assourdis par l’eau. Quelqu’un essayait d’entrer. Où ? Quand ? Pourquoi ? Qui ? Est-ce qu’on se posait autant de questions lorsqu’on mourrait ? Juste pour voir ce que cela donnerait, elle battit des pieds, mais rien n’y fit. Elle continuait à descendre. Il était trop tard pour revenir en arrière. Étrangement, elle n’éprouvait aucune difficulté pour respirer. En fait, elle ne respirait probablement plus, et n’avait donc plus besoin d’air…
Sans regret, elle acceptait sa mort. Non parce qu’elle ne pouvait faire autrement, mais parce que c’était dans l’ordre des choses. Il n’y avait plus de place pour Rain Alluedol dans ce monde.

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