Chapitre 1

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114 de QI, lui avait affirmé la neuropsychologue, le 10 juin 2223. C’était le plus beau jour d’une vie qui commençait à peine. Ce n’était pas faute d’avoir vingt-et-un ans pile. Pourtant, pour Line Christensen, rien ne comptait avant cet anniversaire.

La neuropsychologue lui avait posé des tas de questions dont la plupart n’avaient pas obtenu de réponses.

— À quel âge avez-vous appris à marcher ?

— J’sais pas. Peut-être… Hum… Je dirais un an. J’sais pas. Est-ce que ça paraît faisable ?

— Vos parents ne vous l’ont pas dit ?

— Non.

Bien évidemment que non. Le test de QI était un secret d’État, personne n’avait le droit de discuter du contenu pour ne pas biaiser les nouveaux majeurs. Mais de là à ne jamais évoquer les premiers pas, non, ce n’était que l’insouciance de ses parents. Insouciance qui faisait passer Line pour stupide. Ah, satanés parents.

— Est-ce grave ? reprit-elle.

— Non. Savez-vous à quel âge vous avez appris à parler ?

— Hum… Peut-être à deux ans.

— Et à lire ?

— À l’âge de six ans, je suppose.

— Très bien.

Pas très bien. Line répondait au pif, rien n’allait. Elle s’imaginait déjà un QI de 80 pour être aussi bête. Non pas qu’elle jugeait ces personnes avec un QI de 80, mais elle possédait une fierté mal placée qui la poussait à se comparer à elle-même. Enfin, pas exactement à elle-même. À Vas.

Vas était un jeune homme élégant que tout le monde admirait. Ses parents lui disaient toujours : « Toi, tu as un grand QI. Ça se voit, t’es un Haut Potentiel. Tu vas diriger ce pays et changer le monde. Toi, t’as un sacré avenir. » Oui, on le sentait au plus profond de soi lorsque l’on était Haut Potentiel. Il y avait ce décalage qui nous bouffait de l’intérieur, qui se propageait jusqu’à la plus petite cellule de notre corps, qui nous tuait lentement.

On pourrait penser qu’être Haut Potentiel ne changeait rien à la vie, qu’il s’agissait simplement de comprendre plus rapidement, d’assimiler les choses avec une pointe d’hypersensibilité ; en réalité, ça n’a rien à voir. Oh, mais dans cette société, ça signifiait tout. Alors Line, avec son QI de seulement 114, était jalouse de Vas.

Lorsqu’elle répondait aux questions de la neuropsychologue, elle pensait à lui sans cesse. Elle se disait : « Qu’est-ce que Vas aurait répondu ? », « Comment Vas aurait-il réagi ? » « Pourquoi n’est-ce pas Vas qui passe ce test ? » Elle se sentait comme une intruse, comme si elle n’était pas à sa place. Oui, ça aurait dû être Vas, pas elle.

— Et vos études, comment les avez-vous vécues ?

— Bien. Vas réussissait mieux que moi, mais moi, j’étais dans la moyenne.

Vas faisait tout mieux que Line. Elle le savait, tout le monde le savait. Alors il n’y eut pas une seule seconde où elle ne se compara pas à lui pendant l’heure entière de l’entretien. Vas par-ci, Vas par-là, c’était toujours lui et lui seul.

Ah Vas… C’était quelqu’un, ce Vas. En plus d’être probablement un Haut Potentiel, il avait ce charisme d’un leader né. Il était du genre révolté, fatigué de ce monde, d’être aussi inexistant dans cette société. Il aurait voulu avoir sa place, contribuer à l’avenir, être quelqu’un qu’on ne pouvait pas remplacer. Ah ça, il misait beaucoup sur le test de QI pour changer sa vie. Mais Line avait tout gâché.

Line répondait aux questions avec honnêteté, un peu trop sans doute. Elle ne faisait rien pour tenter de sauver Vas de sa condition, de leur produire un avenir sûr parmi les hauts placés. Même pendant les exercices, si elle faisait de son mieux, ce n’était pas suffisant.

Lors de la compréhension verbale, seules la précision et la rapidité comptaient. La neuropsychologue lui donnait des mots et Line devait trouver une définition et des synonymes en un rien de temps. Bon, elle n’était pas très douée à ce jeu. Tout ce qui demandait d’être efficace en peu de temps l’angoissait jusqu’à se perdre avec ses pensées. Vas aurait sans doute réussi cette épreuve, il avait un vocabulaire diversifié et une grande culture générale. Oui, mais Vas n’était pas là. Ce n’étaient que Line et la neuropsychologue.

Le deuxième exercice consistait à établir une similitude entre deux mots, quel calvaire. Line s’en voulut de ne pas être assez imaginative. Bon sang, ce qu’elle aurait aimé être créative !

La neuropsychologue la regarda derrière ses lunettes, qui cachaient l’émotion de ses yeux. Elle tenait son carnet fermement, prête à graver chaque erreur sur le papier.

— Lait et miel.

— Hum, réfléchit Line. Je dirais, une production animale.

— Rêve et réalité.

Line resta bouche bée face à la difficulté qui grimpait au rythme de son anxiété. Quand une phrase voulut sortir de ses lèvres, ce ne fut qu’un gémissement qui se fit entendre. La voix tremblante, un bégaiement incontrôlable, il n’y eut que le silence pesant résonnant dans la pièce. Zut, son QI allait chuter, c’était certain. Elle n’espérait pas être aussi douée que Vas, mais tout de même. Si elle pouvait entrer dans la moyenne, elle en serait ravie.

Fort heureusement, elle s’était rattrapée durant le raisonnement perceptif et la vitesse de traitement. Line avait une logique infaillible et une mémoire d’éléphant. Elle avait retenu jusqu’à douze chiffres à la suite avant de se tromper dans la série prononcée par la neuropsychologue.

— Deux, six, huit, un, quatre, deux, neuf, un, un, trois, huit, quatre.

— Deux, six, huit, un, quatre, deux, neuf, un, un, trois, huit, quatre.

Impressionnant. Tout le monde n’était pas capable de retenir autant de chiffres sans se tromper. Oui, Line était bien forte à ce jeu.

Line avait 114 de QI, c’était ce qu’avait dit la neuropsychologue. Vas devait sans doute dépasser les 130 de QI, mais on ne le saurait jamais. Si seulement Vas avait passé ce test à sa place, mais, ce jour-là, il n’était pas d’humeur à contrôler leur corps. Il était perdu dans leur monde intérieur, dans la tête de Line. Parce que Line avait le trouble dissociatif de l’identité et partageait son corps avec Vas Christensen.

Ce n’était pas facile de vivre avec un type que tout le monde admirait : Line était souvent jalouse de lui et tout le monde était jaloux d’elle.

— Quelle chance d’avoir Vas comme personnalité, disait tout le monde.

— Ce n’est pas une personnalité. Vas est Vas, une personne à part entière.

— Oui, mais il vit dans ton corps.

— Il vit dans notre corps.

— Ah ce Vas… S’il était réel, j’en serais amoureuxse.

Argh. Quels idiots ceux-là ! Ils ne comprenaient rien au trouble dissociatif de l’identité. Pourtant, ça n’avait rien de compliqué ; Line était l’hôte du corps, Vas était un alter qui apparaissait de temps en temps, quand il en avait envie, et prenait possession de leur corps. Tous deux avaient des vies, des goûts, des envies, des caractères, des passions différentes. Leur seul point en commun était une enveloppe de peau humaine et de cheveux qui les contenait.

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