Chapitre 3

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Trois mois après son premier jour de boulot, sa collègue vendeuse, Abellona qu’on l’appelait, vint bousiller son ennui. À 9h32, le monde ne faisait pas foule. Line aimait bien s’ennuyer, elle pensait au dernier livre qu’elle lisait et s’imaginait la fin. Est-ce que le personnage principal allait trouver l’amour ou bien mourir ? Rien ne pourrait l’aider à deviner. C’était ce qui la faisait frissonner. Et puis, elle ne se gênait pas pour lire deux ou trois pages quand les clients se montraient discrets.

Mais ce jour-là, Abellona avait envie de discuter. Peut-être un peu agacée par cette heure creuse, elle s’avachit sur une table dont l’espace vide était minime, un long soupir vint caresser les cheveux de Line, roulant des yeux vers le haut. Oui, elle était irritée.

— Des fois, j’me demande si j’devrais pas faire un autre métier. T’sais, quelque chose de plus… excitant. Par exemple, tester des attractions dans les parcs. Ça, ça serait cool.

— Quoi ? Et ta passion pour les livres ?

— Oui, oui… soupira-t-elle à nouveau. Mais tu ne trouves pas que… Non, laisse tomber.

Elle s’arrêta dans son élan, les bras croisés, l’air défensif. Elle avait ce tic : hausser les sourcils dès qu’elle se retenait. Allez, balance. Line voulait savoir, parce qu’elle était persuadée que quelque chose de croustillant se cachait derrière cette retenue. Malgré son jeune âge, elle n’était pas dupe. Eh oui, même à vingt-et-un ans, elle savait lire entre les lignes.

Line se redressa, ses iris plongés dans ceux d’Abellona, affichant une mine pathétique qui poussait à la faire cesser en avouant tout et n’importe quoi. Moi, coupable de ce meurtre ? Bien sûr ! Pourvu que tu changes cette bouille de gamine capricieuse.

Elle inspira profondément, laissant planer un silence tendu entre elles. Elle n'allait pas abandonner aussi facilement. Line était prête à tout pour découvrir la vérité, peu importe à quel point cela pourrait être dérangeant ou choquant.

— Que quoi ?

— J’sais pas. Que les livres se ressemblent tous.

— Non. Entre un livre de recherches scientifiques et un roman fantastique, y a un monde quand même.

Sans blague. La vendeuse tira une tronche de six pieds sous terre. Un sourcil levé, la lèvre inférieure froncée, les narines dilatées, oui, elle jugeait Line d’être une idiote. Évidemment qu’elle ne parlait pas de ça. C’était plus subtil, plus… Vous savez, quand on admirait une personne et qu’on savait que c’était réciproque. Ouais, ça venait des tripes. Il n’y avait qu’à plonger ses yeux dedans pour le ressentir.

Line ne put s'empêcher de remarquer la réaction d’Abellona, mais ça ne la détourna pas de son objectif. Elle savait que derrière cette façade désapprobatrice se cachait peut-être quelque chose d'important, une information clé. Elle n'était pas du genre à se laisser décourager par les jugements hâtifs des autres. Au contraire, ça ne faisait que renforcer sa détermination.

— T’es naïve. J’parle pas de ça voyons ! J’parle des personnages. Du sens. Des éléments narratifs. Ils sont tous pareils. Tout beau, tout arrondi. C’est ça, les angles sont arrondis.

— J’y comprends rien.

— Réfléchis. Les dystopies n’existent plus. La science-fiction a toujours une morale positive. Tu vois pas le problème ?

— Les dystopies… Qu’est-ce que c’est?

— Faut te cultiver, m’dame ! C’est l’avenir, mais en sombre. Le pire du pire. Et souvent, les auteurs de dystopie tapaient dans le mille !

Ce qu’Abellona voulait dire, c’était que les émotions négatives, surtout la critique, avaient disparu au fil du temps. Avec la mise en place de la tellicratie, on avait prôné l’égalité et l’équité. Toutes les discriminations devaient disparaître. Toutes. Y compris dans les livres. Alors les essais scientifiques étaient pour la justice, et les fictions devaient représenter chaque catégorie d’individus sans les oppresser. Il paraissait qu’il fut un temps où les romans pouvaient être misogynes, racistes, validistes et autres encore. Il paraissait qu’on parlait de minorités pour désigner des êtres vivants tant elles étaient discriminées. Pour les hommes comme Lukas Hercerg, c’était à vomir.

On avait ainsi créé le Ministère de la Liberté. Chaque livre était lu et étudié avec parcimonie. Le but ? Éviter que cet art participe aux mœurs discriminantes. On appelait les gens qui bossaient là-bas des experts de la Liberté. Franchement, c’était pas mal comme idée. Si bien que l’objectif fut une réussite.

Désormais, chaque livre publié était soumis à une évaluation minutieuse, où les experts de la Liberté analysaient attentivement son contenu. Leur rôle était de détecter toute forme de discrimination, de préjugés ou de stéréotypes nuisibles. Ils travaillaient en étroite collaboration avec les maisons d’édition pour trouver des solutions créatives et inclusives, permettant ainsi de préserver la liberté d'expression tout en s'assurant que les valeurs de l'égalité étaient respectées.

Cette approche avait non seulement transformé le paysage littéraire, mais avait également eu un impact sur la société dans son ensemble. Les livres étaient devenus un moyen puissant de promouvoir la compréhension, la tolérance et l'empathie. Les histoires reflétaient la diversité des expériences humaines, encourageant ainsi une vision plus ouverte et inclusive du monde.

Malgré quelques critiques, cette initiative avait reçu un soutien massif de la part de la population. Les experts de la Liberté étaient devenus des figures respectées, considérées comme des gardiens de l'égalité et de la justice. Grâce à leur travail acharné, les livres étaient devenus des outils de transformation sociale, participant à la construction d'un monde plus juste et équitable.

— Oui, on vit dans une société idéale, rajouta Abellona. Je te l’accorde. Mais j’aurais bien voulu lire une dystopie dans ma vie. Apparemment, je dis bien apparemment, ce sont des on dit, elles étaient à la mode y a longtemps.

— Et bien… Trouves-en une.

— Ça marche pas comme ça. Ça n’existe plus. Plus du tout. C’est introuvable. C’est même une légende.

Oui, qui disait la suppression des critiques disait l’anéantissement des dystopies, car on ne pouvait voir l’avenir que d’un bon œil.

Abellona soupira en regardant les rayonnages de sa bibliothèque, remplis de livres aux histoires merveilleuses et optimistes. Les dystopies, avec leurs univers sombres et oppressants, semblaient avoir disparu, reléguées à un passé lointain. Depuis la mise en place de la tellicratie et du Ministère de la Liberté, les récits négatifs étaient devenus obsolètes, considérés comme des obstacles à la construction d'une société égalitaire et équitable.

Pourtant, Abellona ressentait un certain manque, une curiosité insatisfaite. Elle avait entendu parler de ces livres qui décrivaient des sociétés dystopiques, où les libertés étaient limitées, les injustices omniprésentes et les individus opprimés. Elle se demandait quel genre de réflexions ces récits pouvaient susciter, quelles leçons ils pouvaient offrir à une génération qui n'avait jamais connu un tel monde.

— C’est pas un peu… Comment dire. Dommage que ça n’existe plus ? répondit Line.

— N’ayons pas peur des mots. C’est carrément de la censure.

De la censure ! Par le Ministère de la Liberté ? Impossible. Ça semblait impensable, contradictoire même. Leur mission était de préserver la liberté d'expression et d'éliminer toute forme de discrimination, alors pourquoi limiter l'accès aux dystopies ? La perplexité se lisait sur le visage de Line.

Abellona se mordit la lèvre inférieure, hésitante à avouer quelque chose de plus délicat, de plus problématique qui serait sans doute censuré si elle écrivait un livre. Allez, entre libraires, ça se faisait, non ? Leur passion commune pour les livres et leur amour de la lecture les liaient d'une manière spéciale, et Abellona décida de faire preuve de confiance.

Elle prit une profonde inspiration et fixa intensément Line. Puis, d'une voix basse, elle chuchota :

— Tout le monde connaît le Code de la librairie. C’est ce que les experts de la Liberté appliquent pour ne pas oppresser les gens. T’sais, on ne dit plus que les personnes sont trop grosses, ou qu’elles sont trop folles. T’vois le genre. Il paraît qu’il y avait la même chose en 1723. Nous, les libraires, étions obligés à ne publier que des livres approuvés par la censure. C’était sous Louis XV. Mais ça allait beaucoup plus loin…

Des rumeurs affirmaient que toutes les dystopies avaient été incinérées pour ne jamais les retrouver. Pour être plus précis, les experts de la Liberté ne s’occupaient pas seulement d’effacer les propos discriminants avant l’impression des livres, mais tout ce qui remettait en question la politique tellicratique. Donc si vous vouliez exprimer votre désaccord quant à ce régime politique, eh bien, on vous empêchait de parler. En fait, on disait que les experts de la Liberté faisaient régner l’ordre social, mais il était plutôt question de… C’était ça, éviter les opinions dangereuses pour la cohésion sociale, dirions-nous.

Comme sous Louis XV, on censurait les livres avant leur impression, ceux qui n’étaient pas encore parus, mais aussi ceux déjà imprimés. On condamnait les bouquins, a posteriori, s’ils étaient trop dangereux. On les interdisait, ou dans le meilleur des cas, on retirait les passages gênants. Pour éviter la guerre, soi-disant.

Mais ce n’étaient que des rumeurs, parce que le passé avait fait cette erreur et que le présent y ressemblait beaucoup. Quand on avait annoncé le Code de la librairie, les historiens avaient mis en garde contre la censure. Si le gouvernement avait convaincu la population que c’était pour leur bien, et puis, après tout, c’était vrai. Les discriminations n’existaient plus, alors, que voudraient-ils de plus ?

Puis les années avaient passé et plus personne ne se posait la question. Les dystopies ? Hein, quoi ? On s’en fichait. Les recherches scientifiques ? Elles ne prouvaient pas tout. Et Line n’en avait strictement rien à faire. Elle aimait la tellicratie, le gouvernement n’avait jamais autant aidé le peuple, il n’y avait plus eu de manifestations depuis des lustres et tout le monde semblait satisfait.

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