Un conte russe

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Lorsque j'étais petite, ma mère, originaire de Russie, adorait me raconter des histoires de son pays natal. Arrivée en France quand elle était jeune fille, il me semble qu'elle a toujours ressenti une profonde nostalgie pour son pays perdu. Peut-être est-ce pour cette raison qu'elle l'évoquait si souvent à travers ses récits de jeunesse et ses contes. C'était pour elle une façon de le faire revivre, ou à tout le moins, de conserver un lien, si ténu soit-il, car être oublié, c'est mourir deux fois.

Parmi toutes les créatures dont elle peuplait mon univers d'enfant, il en est une qui me terrifia particulièrement : Likho, une vieille femme à l'oeil unique, toujours vêtue de noir et maigre à faire peur. Ce n'était pas qu'une simple sorcière mais plutôt une allégorie : l'incarnation de la malchance.

Ma mère, de sa voix douce au si bel acccent, me raconta que Likho n'était au début qu'une simple vieille femme, une babouchka, très pauvre qui avait joué de malchance. Un jour, alors qu'elle errait dans la forêt près de son village, à la recherche de champignons, elle trouva une bourse de pièces d'or. Pour elle qui vivait chichement, c'était une fortune qui lui garantissait de ne plus jamais connaître la faim. Elle se vanta de sa trouvaille auprès des villageois et se prétendit bénie de Dieu. Son village était peuplé de paysans au moins aussi pauvres qu'elle. Elle était devenue, en l'espace d'un instant, la femme la plus riche à des lieues à la ronde. Par conséquent, chacun vint la voir pour lui demander l'aumône. Seulement, l'ancêtre refusa tout net de partager son magot, et même d'offrir de la nourriture à ses concitoyens. Elle dilapida son trésor en achetant pour elle-même des vins, de la nourriture, des bijoux, des robes et des fourrures. Cela provoqua la rancoeur de ceux qui l'avaient toujours connue et aimée, et bien souvent, quelqu'un lui disait : "Mais babouchka, tu n'as pas besoin de toute cette nourriture, ni de toutes ces robes. Tu es une vieille femme et tu n'emporteras pas tout cela dans la tombe." D'autres se moquaient d'elle lorsqu'elle se pavanait, vêtue comme une reine au milieu de la pauvreté ambiante. Or, un soir d'orage, on toqua à sa porte. Lorsqu'elle ouvrit, elle découvrit sur son seuil une vieille mendiante décharnée et aveugle, dans un état bien plus pitoyable que ce qu'elle-même avait connu. On eut dit que la pauvre créature était sur le point de mourir tant elle était maigre et épuisée. Lorsqu'elle demanda à la babouchka un peu de pain et d'eau, celle-ci lui refusa la moindre miette et se moqua de son infirmité : "Pauvre mendiante ! Je n'ai rien pour toi. Je pourrais peut-être te prêter un oeil afin que tu distingues la route qui te mènera loin de chez moi !" Las ! Que n'avait-elle dit là ! Car c'était le Diable qui se présentait à sa porte sous l'aspect d'une mendiante à l'agonie. Il reprit sa forme épouvantable sur le champ, et de sa voix non moins épouvantable, il lui dit ces mots. "J'ai voulu te mettre à l'épreuve en laissant sur ta route une bourse pleine d'or, et vois ce que tu en as fait ! Sois maudite, babouchka, toi qui es si prompte à te moquer de plus pauvre que toi. Tu m'as proposé ton oeil, alors je le prends !"

Parvenue à ce moment de l'histoire, maintes fois racontée car c'était celle que je préférais, ma mère prenait une voix terrible, et je n'en menai pas large au fond de mon lit.

Joignant le geste à la parole, le Diable arracha l'oeil de la vielle femme et ajouta : "Je le garde avec moi jusqu'à ce que tu aies expié ta faute. En attendant ce jour, tu erreras sur terre, pauvre et décharnée, vêtue d'une vilaine robe noire pour faire oublier tes somptueuses parures. Tu porteras malheur à ceux que tu croises. Les enfants te jetteront des pierres et les chiens aboieront sur ton passage !" Puis il goba tout rond l'oeil de la vielle femme et disparut, tandis que la babouchka se tordait de douleur, les mains pressées sur son visage. Et depuis ce jour, la vieille femme qui s'appelait tout d'abord Likkha prit le nom de Likho et voyage à travers le monde, porteuse de la malédiction du Diable, semant le malheur autour d'elle.

Je dois cependant ajouter autre chose. Un détail, peut-être, mais très triste et troublant. Ma mère mourut lorsque j'avais treize ans. Nous habitions alors dans un vieil immeuble décrépit du côté d'Ivry. Une vielle femme emménagea un jour dans l'appartement vide en face du nôtre. Elle était toujours vêtue de noir, sale et repoussante. Les enfants du quartier se moquaient d'elle, entre autres choses parce qu'elle était méchante et borgne. Il s'avéra qu'elle était également originaire de Russie. Si ma mère fut tout d'abord heureuse de voir arriver dans l'immeuble une compatriote, elle ne tarda pas cependant à devenir nerveuse puis apathique. Au fil des jours, je vis sa santé décliner, elle sombra dans une sorte de délire et ne cessait de répéter : "Je n'avais pas d'oeufs ! Ce n'est pas de ma faute. Je n'avais pas d'oeufs." Elle fut transportée à l'hôpital et n'en ressortit que pour son enterrement. Bien des années plus tard, mon père et moi en vînmes à évoquer les derniers jours de ma mère, aussi lui posai-je une question à propos de cette histoire d'oeufs dont elle ne cessait de parler vers la fin. Il m'expliqua alors qu'un midi, la voisine d'en face était venue lui réclamer des oeufs pour faire une omelette, mais ma mère n'en avait pas et s'en était excusée. Le soir, elle avait raconté cela à mon père et semblait bouleversée de ne pas avoir pu offrir trois oeufs à Hannah Liekkha, l'ancienne voisine. Je frissonnai en entendant ce nom et me souvins alors brutalement de cette horrible sorcière qui, passant un jour près de moi dans le hall de l'immeuble, m'avait carressé la joue d'un doigt squelettique en me murmurant, avec son terrible accent : "Tu peux aussi m'appeler Babouchka, petite mère."

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