Assez d’Essais
Clovis, sur sa barque au milieu de nulle part, avait pour seule compagnie un puzzle représentant une demi-douzaine de dalmatiens en train de jouer aux cartes. Cela faisait quelques jours maintenant qu'il avait entrepris cette croisière suicide et l'ennui commençait à lui ronger le cerveau. Le principe était simple : il avait quitté le continent dans une barque sans voile, sans provisions, sans rames, pour aller mourir en mer. Il avait depuis un moment cette envie de se suicider, mais c'était une envie sourde, assommante et lointaine, pas assez pointue pour qu'il ne passe à l'acte de manière directe. Il avait préféré donner un coup de pouce au destin en se lançant dans cette croisière sans espoir. Seulement, la mort mettait plus de temps que prévu à pointer le bout de son nez, et le temps lui paraissait de plus en plus long.
Le puzzle, amené avec lui en cas d'ennui profond, ne suffisait plus. Il l'avait fini maintes et maintes fois, et une mouette acrobate avait volé deux ou trois pièces : son dalmatien préféré, celui avec les lunettes, était de fait privé de visage jusqu'à nouvel ordre.
Il alluma son téléphone, mode vidéo. Ce serait son dixième vlog maritime, et ils risquaient de se multiplier si l'ennui ne se calmait pas :
« Salut les abonnés, c'est Clovis. Toujours vivant, toujours la patate, la mort c'est pas si facile. Bon, pas grand chose à vous dire cette fois, si ce n'est de savourer cette petite vidéo, c'est probablement une des dernières. Et n'oubliez pas : lâchez un gros pouce bleu et abonnez-vous, vous aurez un fragment de mon âme quand je m'éteindrai. Il vous reste peu de temps ! Hasta la vista bye bye ! »
Clovis en avait ras le bol de cette catchphrase de merde, mais c'était trop tard pour en changer maintenant. Il ferma les yeux dix secondes et espéra avoir assez de réseau pour mettre la vidéo en ligne avant sa mort, ce n'était pas gagné. Au loin, il aperçut quelque chose d'orange, qui se rapprochait. Quelques minutes plus tard, plus aucun doute : il s'agissait d'un renard, qui ramait sur une petite barque blanche.
- Yo ! hurla Clovis.
- Tiens, salut. lui dit le renard.
- Je commence à mourir ? Tu es une métaphore, quelque chose, c'est ça ?
- C'est tout ce que t'as à me dire ?
- Ha bah..
- A chaque fois qu'un connard me croise en bateau, il vient me dire que je suis une métaphore. Un symbole poétique, un signe annonciateur. Mais tu me connais ? Non.
Un temps s'écoula. Le renard reprit :
- Tu fais quoi là, sur ta pauvre barque ?
- J'essaie de mourir en mer.
- Pourquoi ?
- Je sais pas, j'aime bien faire ce qu'on attend pas de moi. Et c'est un peu une performance pour ma chaîne Youtube si on veut. Et toi, tu fais quoi, à traîner dans la mer ?
- Je cherche l'inspiration. Ça m’épuise d’écrire de la merde.
- Ha t'es poète ?
- Ouais, je suis poète. Ha ça y est, tout de suite, le petit renard poète sur sa petite barque, c'est stylé hein ? Ça donne envie d’écrire un livre pour enfants non ? J'ai mon cahier là « Poésies d'un renard en mer » tu vois c'est pas mal. J'aurais aimé être un furet. Les furets tout le monde s'en fout. Un furet poète c'est un truc de fou. Un renard poète c'est une belle image, une illustration, on se penche jamais sérieusement sur ce qu’il écrit au final.
- Tu me lirais une de tes poésies ? Je m'ennuie.
- Non. La dernière fois que j'ai lu mes textes à quelqu'un, on a fondé un groupe, ça a duré quelques mois, et ça a fini par me détruire émotionnellement.
- T'inquiètes je meurs genre demain. Un seul poème, je me fais vraiment chier.
- Ok ok.
De l'eau de l'huile de la laine
Je sais pas
Quelque chose de chaud
Quelque chose de tendre
Une galaxie d'atomes crochus
Aux bords limés
Arrondis
Un truc pour adoucir
C'est trop nécessaire
Épongez moi
Épongez moi
- Je ne suis pas poète, mais j'ai bien aimé.
- Ouais, allez va mourir.
- Non mais j'ai vraiment bien aimé. Je sais pas trop comment le dire c'est tout.
- Il y a un phare vers l'ouest par là, donc n'y vas pas si tu veux pas vivre.
- Merci du conseil l'ami.
- Bonne mort.
- Okay.
Clovis se dirigea vers l'est du coup, en poussant un peu l'eau avec sa main. Il traversa deux ou trois vagues immenses et arriva au pied d'un grand phare. Le renard lui avait menti, évidemment. La mort n'était pas de son côté. Clovis était fâché, parce qu'en plus il s'ennuyait toujours.
- Hé bâtard ! Hurla-t-il à un type accoudé en haut de l'édifice.
- Je suis pas un bâtard, je suis un batteur, répondit celui ci en levant deux baguettes.
- Ah bon, c'est inattendu.
- Quoi ?
- Attends je monte.
Clovis grimpa les cent cinquante marches en passant par la porte ouverte du bas du phare.
- Je disais : c'est inattendu.
- Ouais. J'ai commencé à en jouer dans ma chambre, mais ça gênait ma mère à l'époque. Puis je me suis pris mon studio et ça gênait les voisins. De fil en aiguille, je me suis retrouvé là. C'est pas mal.
- Mais la batterie seule, c'est pas un peu sec ?
- T’y connais rien, toi hein ?
- Ouais pas grand chose.
- Avant j'avais un groupe, avec un renard, il chantait des textes peu inspirés, mais c'était sympa d'avoir un accompagnement, quelqu'un quoi. Quand je lui ai fait des remarques sur ses textes, il l'a mal pris, il ne se remet jamais en question je pense, c’est un caractériel. Il s'est cassé, j'imagine qu'actuellement il est ailleurs, toujours fier de ses textes de merde.
Clovis n'osa rien dire, mais il sentit une pointe de tristesse se planter dans son crâne devant ces quelques critiques émises à l’encontre d’un artiste qu’il appréciait. Le batteur reprit :
- Toi tu fais quoi ?
- Je vais mourir en mer.
- Pourquoi ?
- Je sais plus trop. Parce que j'étais heureux dans la vie je crois, et que je veux avoir la main sur mon bonheur, pour pas le laisser se dissoudre. Je veux le saisir à vif comme un gros steak, et pas le faire traîner comme un film trop long qui perdrait sa saveur. Et c'est un peu une performance pour ma chaîne Youtube aussi. Si on veut.
- Ouais, je comprends ce feeling. Bon avant que tu te casses, je te joue un truc, pour qu'au moins tu comprennes un peu la batterie avant de mourir.
- Heu okay.
Le batteur commença à taper sur les caisses de sa batterie lentement, puis de plus en plus fort. Il glissait sur le rythme comme un peintre sur sa toile, il semblait s’amuser à surprendre son auditeur. Et surtout il n'avait pas peur de taper fort, très fort. Le rythme percuta les côtes de Clovis, fit rebondir ses poumons et commença à entamer ses veines, une par une. Les battements le secouait comme il avait rarement été secoué, ces dernières années, et il sentit un bouillon d'air chaud remonter le long de son œsophage. Il y avait de la vie qui se déchaînait la dedans, à l'intérieur de son corps. Il y avait des larmes qui voulaient monter, des cris qui ne demandaient qu'à sortir, et Clovis ne savait trop que faire de tous ces désirs étranges. Toute sa vie lui remontait par les tripes. Il lui fallait un catalyseur, quelque chose. Il cracha :
« Éponge moi. »
Le batteur le regarda du coin de l’œil, étonné. Il n'avait probablement pas entendu. Clovis répéta :
« Éponge moi ! »
La douleur passait, quelque chose parvenait à fuir. Il hurla :
« EPONGEZ MOI ! »
Le batteur rigola et fit dégringoler ses baguettes sur la grosse caisse. Clovis continua.
DE L'EAU DE L'HUILE
DE LA LAINE
JE SAIS PAS
UN TRUC CHAUD
UN SYSTÈME SOLAIRE
D'ATOMES CROCHUS
AUX BORDS ARRONDIS
QUELQUE CHOSE POUR ADOUCIR
C'EST BIEN TROP
NÉCESSAIRE
ÉPONGEZ MOI
Clovis suait toutes les larmes de son corps, mais il se sentait beaucoup mieux. Le batteur rigola, sûrement parce que Clovis avait l’air ridicule avec sa face toute rouge. Après il lui dit au revoir en deux trois mots.
Quand Clovis remonta sur son embarcation, le batteur le héla du haut de son phare et lui balança deux trois pièces de son puzzle qui lui manquaient. Les mouettes visitaient régulièrement son phare, et l’une d’entre elles les avait largués ici. Clovis les récupéra avec un bonheur d’une intensité si inattendue qu’il en sursauta. En repartant il envisagea de compléter son puzzle une nouvelle fois, mais se ravisa vite. Finalement, avoir un puzzle complété, ce n’était pas si important, le plus important c’était que ce visage, qui lui avait tant manqué, ce dalmatien à lunettes, ne soit plus enlevé. Il le rangea dans sa poche.
Il alluma son téléphone une dernière fois, mode vidéo, pour annoncer à ses abonnés que finalement il garderait son âme pour lui après sa mort, désolé ; de toute façon il n’avait toujours pas de réseau. Sur son chemin aléatoire, il croisa à nouveau, au loin, le renard. Il lui hurla :
- Hé renard, épongez moi !
Le renard se retourna :
- Éponge ta race putain.
- Non mais sérieux.
- Ouais sérieux, tu vas mourir ou pas ?
- J’ai annulé ma performance, c’était bidon, mais je vais peut être mourir quand même.
- Peut être que moi aussi au final LOL, sur ma vieille barque avec mon carnet.
- LOL, allez à la prochaine !
- Tchouss.
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