6 — Les Vipères des tunnels (3)

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Lex bien que sceptique finit par obtempérer. Qu’avait-il à perdre de toute façon ? L’opportunité rêvée pour décharger la faute sur la mercenarii en cas d’échec. Quelques instants plus tard, tout était fin prêt. Alessia se tenait derrière le brigand, les deux mains sur l’arrière de son crâne recouvert par le linge. Ce dernier commençait peu à peu à reprendre ses esprits.

— Qu’est-ce que tu fais, bonne femme ? réussit-il à peine à crachoter.

— Je vais te poser plusieurs questions. Sache que je le saurais si tu mens.

— Tu bluffes…

Alessia se réfugia dans son for-intérieur. Elle fit le vide et se concentra. Des minutes semblèrent passer dans son esprit, mais il ne s’agissait que d’une poignée de secondes.

Il ne s’agit que de contrôle et de maîtrise. Pour utiliser le Don, tu dois te renfermer sur ton être intérieur, ton âme. Tu dois toucher ton käes, l’énergie inhérente à chaque être vivant, et ne faire plus qu’un avec elle. Ferme les yeux et concentre-toi. Matérialise ton käes comme une sphère d’énergie, puis fait lui prendre de l’ampleur tout en gardant le contrôle. Une fois, le Pouvoir stabilisé, relâche-le d’un seul coup et fait corps avec lui. Grâce à l’écoulement du Pouvoir dans ton organisme, tu pourras ainsi déchirer la réalité et faire appel aux forces du Voile et de l’æther. Les règles de la physique n’ont aucune emprise sur cette dimension. Tes seules limites seront ton imagination et ta puissance. Les plus talentueux de nos confrères peuvent accomplir bien des merveilles, mais c’est dans les choses les plus simples que le Don se révèle le plus prometteur.

La voix spectrale de son mentor venait retentir dans les tréfonds de son être, écho lointain d’une leçon enfouie au plus profond de sa mémoire. Une leçon qu’elle semblait avoir oubliée depuis. Après des années passées à enfouir son Don, la chose lui semblait éloignée et froide. Elle s’imprégna des paroles de son maître, chercha à tâtons son käes et ne tarda pas à faire apparaître la sphère d’énergie. Alessia se concentra sur la boule lumineuse afin de la faire grossir sans qu’elle n'explose. Une fois assez d’æther rassemblé et la sphère stable, elle la laissa se déverser en elle. Alessia ouvrit les yeux, un long frisson traversa son échine. Lex de l’autre bout de la pièce devenait de plus en plus perplexe.

— Quel est ton nom ? commença-t-elle.

— Tss. Baldur, Baldur Œil de Serpent pour les couilles molles du coin. Je suis l’un des chefs des Vipères des tunnels.

— Et comment gagnes-tu ta vie, Œil de Serpent ?

— Oh, eh bien, ça dépend qui demande. Je suis comme un marchand, on pourrait dire. Je fais en sorte que mes hommes se procurent certaines choses et les donnent à d'autres contre une bourse bien remplie. Rien de malhonnête. — Il se mit à trembler, ses prunelles scrutant quelque chose à ses pieds — Qu’est-ce que tu me fais ? C’est quoi ce que je sens-là ?

— Je t’ai dit que je ne tolérais pas le mensonge. Arrête de tourner autour du pot et continue.

— On opère principalement dans les faubourgs de Dalara et a Vlaken quand la garde civil est à cran. Du travail basique d'extorsion, on récupère les dettes des marchands sous notre protection en dehors de la cité, fit-il tout en s’agitant davantage, frénétiquement, il se mit à taper des pieds comme si quelque chose était coincé dans sa botte. Des fois... Des riches de la cité ont besoin de nos services. Pour refaire le portrait de certains, jeter un oeil dans l'entrepôt d’un concurrent, repousser un prétendant qui flirte avec la dame. Ce genre de choses... Arrête !

Alessia se concentra davantage, avec un peu de doigté, elle augmenta le flux d’æther qu’elle déversait dans la cervelle du voleur. Du coin de l’œil, elle pouvait presque apercevoir les horreurs qui commençaient à l’assaillir. Entre ses orteils, le long de ses cuisses, des blattes et des cafards se mirent à grouiller.

— Maintenant, parle-moi du dernier boulot que les Vipères ont accepté.

— Des mercenare sont venus nous trouver dans les faubourgs de Dalata dans une taverne dans laquelle les nôtres ont l’habitude de traîner. Pas la peine de me demander, je ne sais pas qui sont leur employeur. Ils ne portaient pas d’armoiries comme vous deux. On devait se placer en embuscade à quelques kilomètres de Vlaken, ce matin. Ils nous ont même fourni les arbalètes. Un chariot et cinq gardes du corps. Ils ont précisé que si une femme se trouvait parmi eux, on devait la laisser en vie et la faire prisonnière. Ils nous ont promis une prime en échange. Sur le convoi, on devait juste récupérer un petit coffret, ils nous ont interdit de toucher au reste.

— Bien et comment s’est déroulé l’embuscade ? poursuivit Alessia.

— Un jeu d’enfant, ils n’ont rien vu venir, s’exclama Baldur avec un rictus. Ils devaient être fatigués à cause de la chevauchée, car d’habitude des mercenare de cette trempe nous offrent plus de résistance. On les a massacrés. La femme s’est rendu sans faire d’histoires. On a récupéré le coffret. Ensuite, nous sommes rentrés à Vlaken, j’ai payé deux miliciens pour ouvrir l’œil. J’ai reconnu la livrée des mercenare, celle des Castellans.

— Et ensuite, qu’as-tu fais de la prisonnière et du coffret ? Ils sont encore ici ?

— Non, vers midi, les mercenare nous ont rejoints à la mine. Un noble était avec eux. Certainement leur employeur. Ils ont récupéré la marchandise. Plusieurs des nôtres les ont accompagnés jusqu’à Dalata via l’un des passeurs des marais comme convenu dans notre arrangement. Ils sont censés revenir avec notre paiement.

— Le noble, tu peux en dire plus à son sujet ? À quoi ressemblait-il ?

— Il portait un capuchon et une brigandine, je n’ai pu qu’entrapercevoir son visage. Pâle comme un cadavre, sans la moindre imperfection et de longs cheveux blonds, aussi bien entretenus que ceux d’une femme. Sa voix était dénuée de la moindre émotion et ses yeux d’azurs froid comme la neige — Il s’arrêta tout à coup et se mit à froncer des sourcils, la manipulation sensorielle d’Alessia venait de prendre fin — Bordel qu’est-ce que je fous, pourquoi je parle comme ça ? Que m’as-tu fait salope de chienne ! Je vais te saigner !

Baldur se mit à hurler et à grogner comme une bête enragée, poussa si fort qu’il faillit basculer en arrière, se contorsionna pour essayer de mordre la jeune mercenarii, en vain. Alessia toucha ses tempes et y déchargea ses ultimes miettes de pouvoir. Le brigand perdit connaissance.

— Pfiou, c’était moins une, soupira-t-elle avant de se tourner vers Lex qui n’avait pas bougé d’un pouce. Alors rien à dire ? Pas même des félicitations ? poursuivit-elle d’un ton badin.

— C’était quoi ça ? finit-il par répliquer, abasourdi.

— Des illusions sensorielles, répondit Alessia. Un vieux tour qu’on m’a appris il y a longtemps

— Tu es donc une apostate. Si cela arrivait aux mauvaises oreilles…. Tu aurais bien pire que le courroux d’Aren à craindre.

— Cela restera entre nous, Lex ? Je n’aimerais pas divulguer ton lien avec ce cher Baldur, n’est-ce pas ? — Alessia désigna le brigand assoupi — Que faisons-nous de lui ?

— Il ne nous est plus d’aucune utilité, répondit le mercenarii. Et j’imagine que tu ne veux pas courir le risque qu’il se souvienne du genre de pouvoir que tu t’es servi sur lui. Aren me croira sur parole, pas besoin de le garder en vie.

— Et le noble qu’a évoqué Baldur, cela te dit quelque chose ? poursuivit Alessia.

— Il était déjà tout en haut de ma liste des suspects à notre arrivée à Vlaken. Et ceci ne fait que confirmer mes soupçons. Orél Valentii, l’un des principaux rivaux d’Arenius à Dalata.

— C’était de lui dont vous parliez ce matin, n’est-ce pas ?

— Alors tu nous écoutais bel et bien. Bref, rentrons à Dalata. J’ai un rapport à faire à notre employeur.

Tandis qu’Alessia quittait la chaumière d’un pas tranquille, elle entendit la rapière de Lex sortir de son fourreau.

Le retour vers Dalata se déroula sans encombre offrant à Alessia l’opportunité de souffler depuis leur mésaventure à Vlaken. Son travail monotone et facile de mercenarii au service d’Arenius de Castell s’était muée en un affrontement mortel avec l’un des gangs de la cité et maintenant avec l’une des familles de nobles les plus influentes de la région. Et elle avait dû faire appel à son Don, endormie depuis des années. Des risques bien au-delà du salaire avec lequel les Castellans l’a rémunéré. Le capitaine des Lames de Castell resta silencieux la majeure partie du trajet, concentré sur ses propres pensées. Alessia soupçonnait qu’il réfléchissait déjà à son prochain coup à l’encontre des Valentii et son intuition lui glissait qu’il ne manquerait pas d’inclure la mercenarii dans ses plans. Mais il ne s’agissait pas de l’unique questionnement qui assaillait Lex. Elle finit par l’interroger pour briser la monotonie de la chevauchée.

— Quelque chose te tracasse, capitaine ?

Le fringant mercenarii la darda de ses iris grises, lui sourit puis prit une grande respiration. Alessia su à ce moment même de quoi il en retournait.

— Était-ce un mensonge lorsque tu as dit que tu étais dans la Legio autrefois ?

La question désarçonna Alessia même si la finalité reviendrait à la même. Elle décida de répondre en toute franchise. Éviter éternellement le sujet serait impossible.

— Non, j’ai servi dans la Legio de Borée pendant cinq années, à la frontière de la République d’Haran. D’abord equites ensuite directement au service du Légat, parmi les Céleres.

— Mais comment as-tu passé les examens d’entrée ? En tant que sensible, tu aurais dû être réformé.

— Oui et vu mon âge, j’aurais été bonne pour finir aux piles. Mais ils ne décelèrent qu’une légère trace du Don en moi. Pas de quoi lancer des boules de feu, juste une sorte de sixième sens plus prononcé que le commun des mortels.

— Ce qui est contradictoire avec les prouesses dont j’ai été témoin aujourd’hui. Comment as-tu réussi à berner les senseurs de l’Académie Sin'dhorei ?

— Mon Don était en sommeil. Une plante rare pousse sur les versants tumultueux des falaises de la Côte spectrale. Un secret gardé par mes aïeuls depuis des générations. Le Don a toujours été présent dans notre lignée qui a compté bien des Eldhoïns comme nous surnommaient les Nordiens de Borée d’autrefois. Lors de mes premières transes æthériques lors de mon enfance, on me destina à un avenir prometteur au sein de l’Académie. Une magistère au sein de la famille Cœurfroid, une première depuis des générations ! Puis mon frère aîné tomba gravement malade, m’arrachant à cette fugace et glorieuse destinée. Sans héritier mâle, mon père ne voulait pas que son dernier enfant ne lui soit arraché.

— Et toi que voulais-tu ? Les æthériis ont bien plus de pouvoir que quiconque au sein des Saints-Royaumes.

— Je ne sais pas. J’ai fini par arrêter de me poser cette question avec les années. Sinon tu me sembles bien au fait des usages de la Legio Imperatorii…

— Oui, mon père était légionnaire. Mais nous en parlerons une autre fois, on est bientôt rentré. Prends ta soirée et repose-toi. Cette histoire est encore loin d’être résolue.

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