Chapitre 5

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— Bichette ? Je te livre l’info en exclusivité : tu as été retenue par Debarsy ! On célèbre ça chez Dédé ?

Chez Dédé, un bar populaire situé chaussée d’Alsemberg, constituait le repère préféré de Zoé et de ses amies. Elles s’y retrouvaient souvent après le travail pour y prendre l’apéro et échanger les nouvelles de la journée.

— Et comment ! Plutôt deux fois qu’une !

Vers dix-huit heures, elle rejoignit Karine et Manon, déjà en grande conversation avec le patron, André Vertin, surnommé Dédé, un sexagénaire haut en couleur à l’énorme cœur.

— Alors, les Trois Grâces, qu’est-ce que je vous sers aujourd’hui ?

— Du champagne ! s’exclama Karine. Nous fêtons le nouveau CDI de Zoé. Tu nous accompagnes, Dédé, ce n’est pas négociable !

Ce dernier observa la jeune femme avec admiration.

— Tu ne viens pas de démissionner ? Bravo, fillette, tu assures !

Pendant qu’il partait chercher une bouteille dans son frigo, à la cave, Manon donna un coup d’épaule à Zoé.

— Je suis tombée sur le cul quand Karine m’a annoncé la nouvelle ! Waouh ! Ma meilleure amie va travailler dans la haute. Debarsy, rien que ça ! Même en doublant la clientèle au salon, il me faudrait plusieurs mois de salaire pour acheter leur plus petit sac.

À la radio, Gloria Gaynor leur assurait qu’elle survivrait. Karine gloussa.

— C’est tordant qu’il n’écoute que Radio Nostalgie ! Ce mec est trop chelou. Le temps, pour lui, s’est arrêté aux années quatre-vingt !

Effectivement, les murs, habillés d’affiches de cinéma jaunies : Star Wars, Jaws, Grease, Ghost, etc., en témoignaient. Depuis l’ouverture, aucun élément de décoration ne semblait avoir bougé. Un juke-box, entretenu avec amour, occupait toujours un coin de la salle, de même qu’un billard électrique.

Dédé, réapparu sur ces entrefaites, leur servit des bulles.

— À notre Zoé, aussi jolie qu’intelligente ! proclama-t-il. Allez, faites péter les bouchons !

Au bout de sa deuxième coupe, Manon, toujours disposée à incarner le clown de service, se pencha vers Zoé d’un air conspirateur.

— J’ai envie qu’on se rejoue ton entretien, s’exclama-t-elle en enfilant à la hâte une veste flétrie oubliée à la patère par l’un des habitués.

Karine s’empara du bouchon de champagne, le noircit à l’aide du briquet de Dédé, puis dessina des moustaches ridicules à la jolie blonde outrageusement maquillée. Dédé, jamais en reste, la coiffa d’un chapeau de cow-boy.

— Fous affez zollizité une entreffue, mademoizelle Baztin ? baragouina Manon d’une voix gutturale. Z’est à guel suchet ?

Zoé partit d’un fou rire. Il était impossible de demeurer sérieuse avec Manon.

— Tu l’as déjà annoncé à Etienne et Florence ? s’enquit brusquement Karine, les yeux écarquillés, une fois la pantalonnade achevée.

Zoé secoua la tête, subitement dégrisée. Comment allait-elle annoncer à ses parents son nouveau statut de cadre chez Debarsy ?

Ses parents menaient une vie simple, avec des valeurs aux antipodes de celles de cette famille fortunée.

Elle éprouva un léger frisson en repensant à l’entretien d’embauche. La tâche chez Debarsy s’annonçait titanesque, au point qu’elle serait vraisemblablement amenée à y sacrifier une partie de sa vie personnelle. Elle secoua la tête pour chasser cette pensée. Ce soir, elle voulait célébrer une victoire, pas se torturer avec des questions dont elle ne connaissait pas la réponse.

— Demain, comme tous les mardis, je vais dîner chez eux. J’en profiterai pour le leur annoncer.

— Aïe, commenta la blonde. Ça va saigner. Si tu veux débriefer après, tu peux passer à la maison. Et sinon, le mec pour qui tu vas bosser, là, le fils Debarsy, c’est quel genre ?

— Le genre irrésistible, commenta Dédé en détaillant la photo qui s’affichait sur son téléphone. Zoé, d’accord d’échanger ta vie avec celle de Dédé, le roi du rock’n roll ?

Manon se pencha sur le portrait et siffla entre ses lèvres.

— Purée ! C’est toujours les mêmes qui ont de la chance. C’est un dix ! Non, un quinze ! Chris Hemsworth, mais en plus ténébreux ! Enfin, je te le laisse, Dédé. Tu sais que moi, c’est les rouquins, point barre.

— C’est vrai, renchérit Karine. Je me souviens de ta cuite à l’annonce des fiançailles du prince Harry avec Meghan Markle. Tu pleurais tellement que Scottex a annoncé peu après la construction d’une nouvelle chaîne de production de mouchoirs en papier.

— Les filles, protesta Zoé entre ses dents, jamais plus un collègue de travail ! Vous avez oublié pourquoi j’ai démissionné ?

Les rires de Karine et Manon s’interrompirent. Elles affichèrent des mines consternées en se tournant vers elle.

— Ah, oui, pardon, Zoé, se reprit Karine. Dans l’euphorie du moment, on avait complètement zappé.

Zoé haussa les épaules. Ses amies l’avaient toujours soutenue, et encore plus ces dernières semaines, elle ne pouvait leur en vouloir longtemps.

— En plus, le directeur, c’est du grand n’importe quoi ! Dédé, je m’arrangerai pour te le présenter, promis. Je suis sûre qu’il tombera sous ton charme.

À l’idée d’un couple entre l’héritier de l’empire Debarsy et Dédé, les trois filles pouffèrent de rire. André, un torchon à la main, fit mine de s’en offusquer.

— Bah, quoi ? Je serais pas assez bien pour lui, selon vous ?

Les filles le dévisagèrent, toujours hilares. Il portait une coupe mulet sur des cheveux oxygénés, des piercings aux oreilles, des tatouages dans le cou et arborait une moustache de camionneur. Sa chemise cerise au col « pelle à tarte » s’ouvrait sur une abondante toison poivre et sel. Il était vêtu d’un jeans pattes d’éléphant chamarré de paillettes ainsi que de bottines à talons compensés. Un condensé de nostalgie et de mauvais goût parfaitement assumés.

— Je porte un toast, annonça Karine, au mariage de la haute société et du kitsch des années 80.

— Qui sait ? ricana Dédé. Je deviendrai peut-être ta nouvelle patronne, Zoé, et je te ferai ravaler tes sarcasmes !

Celle-ci éclata de rire.

— Je te verrais plutôt dans la haute couture que dans la haute tout court. Enfin, si les paillettes reviennent un jour à la mode… Sinon, il te reste toujours le carnaval.

— C’est tous les jours Rio dans ce kaberdouche[1], ricana Manon.

En fond sonore, Chocolat’s chantait à présent Brasilia Carnaval. Après un moment de stupéfaction devant une telle coïncidence, les filles et Dédé éclatèrent de rire, avant de tuer la bouteille de champagne et d’en ouvrir une autre.

[1] Expression typiquement bruxelloise pour désigner un bistrot où l’on vend des boissons alcoolisées et non alcoolisées à consommer sur place. Étymologie : composé de cabaret et de douze, ce mot signifie « cabaret de douzième catégorie ».

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