Chapitre I : Ombreval
Ombreval n’était pas un village, mais un soupir étouffé. Un îlot âpre, planté dans le lointain Sud, là où la liberté se mesurait encore à l’aune des lames rouillées et des nuits sans cris de cor de guerre. Plus au nord, par-delà les gorges fétides de Morgath, les territoires agonisaient sous le joug des orcs. Les champs y étaient labourés par les bottes fourchues, les hameaux cloués au sol par des bannières calcinées, les hommes libres réduits à bêler dans les chaînes. Mais ici, dans ce Sud oublié des cieux et des conquérants, on respirait encore un air qui ne sentait pas le sang séché — du moins, pas entièrement.
Ses maisons de pierre noire, aux toits de chaume moisissants, s’accrochaient aux flancs des collines comme des champignons vénéneux. Les ruelles, serpentant entre les murs lépreux, exhalaient une odeur de terre détrempée et de cendre froide. Seul vestige d’un passé consumé par les flammes, une tour de guet éventrée par la foudre lors de la Grande Déchirure pointait vers le ciel, tel un doigt accusateur. Vers le Nord, toujours vers le Nord, où grondait l’orage des hordes cuirassées.
Les anciens murmuraient encore le nom de Tharion. Il y a un siècle, ce royaume étincelant couvrait ces collines de marbre et de forteresses. Mais la Déchirure avait réduit le colosse terrassé à une myriade de hameaux faméliques, dont Ombreval n’était que la cicatrice béante. Un puzzle de pierres noircies, là où s’élevaient jadis des citadelles.
Dans ce bourg où l’obscurité semblait suinter des murs, les enfants apprenaient à manier l’épée avant même de savoir écrire leur nom. Dès l’aube, on les voyait s’exercer dans les creux des collines, arcs rudimentaires en main, chevaux sauvages domptés à coups de poing et de volonté. Leurs jeux étaient des duels, leurs contes, des récits de traques sanglantes. Ombreval ne nourrissait pas de faibles. Pour survivre au monde impitoyable né des cendres de la Déchirure — cent hivers que Tharion gisait en morceaux, ses terres jadis fertiles déchiquetées en fiefs miteux où l’on se disputait des lambeaux de gloire — il fallait que la jeunesse grandisse en symbiose avec le fer et le sang.
Aussi, les hommes du village étaient tous, ou presque, des chasseurs de primes. Leurs regards, froides comme l’acier de leurs lames, scrutaient l’horizon à l’affût de proies. Ils partaient des semaines entières, selles crissant sous le poids des chaînes et des promesses de mort, ne revenant qu’avec des trophées en lambeaux ou des sacs cliquetants d’or maudit. Un butin dérisoire, pensaient certains, pour ceux qui erraient sur les cendres d’un géant. Personne ne questionnait leurs méthodes. À Ombreval, on apprenait dès le berceau que la morale était un luxe, et la pitié, une épine offerte aux charognards.
C’est ici que Kael, Elyna et Lorath grandirent, entre le feu et la pierre.
Kael, silhouette élancée et prunelles d’acier bleuté, portait la beauté rugueuse des terres du Sud. Ses cheveux noirs, lustrés comme l’aile d’un corbeau nocturne, souvent retenus par un simple lien de cuir, encadraient un visage anguleux et fier. Il avait l’allure d’un prince sans royaume, le charme insolent d’un fauve apprivoisé — du moins, en surface.
Les jumeaux, Elyna et Lorath, semblaient taillés dans la même étoffe : celle des légendes. D’une beauté étrange et presque irréelle, ils attiraient l’attention sans le vouloir. Leurs traits délicats étaient rehaussés d’une chevelure blonde héritée de leur mère. Leurs yeux, d’un vert limpide, paraissaient percer au-delà du voile des apparences. Mais si Elyna portait cette grâce avec une douceur farouche, Lorath, lui, la brandissait comme une arme — sourire narquois aux lèvres, démarche de funambule prêt à mordre.
Ensemble, ils formaient un trio inséparable, enfants d’un monde en ruines, reflets d’un avenir incertain.
Et c’est entre les collines d’Ombreval, dans ce Sud qui survivait en silence, que leur destin prit racine.
Ce jour-là, Kael, Elyna et Lorath trimardaient depuis l’aube, les mains plongées dans la boue du jardin de madame Orlaine.
Elyna planta sa binette dans un monticule de terre avec une grimace héroïque, sa tresse blonde maculée de terre.
— Si je devais choisir entre désherber ce champ et lécher les bottes de Garin, je prendrais les bottes. Au moins, y aurait du goût.
Lorath, accroupi près d’un rang de carottes rachitiques, leva un légume difforme vers la lumière.
— Regarde ! Cette carotte a la forme du nez de madame Orlaine. On devrait la lui offrir… ou lui déclarer la guerre avec.
Kael, penché sur sa brouette, émit un grondement rauque sans lever les yeux.
— Si on ne finit pas avant la nuit, elle va encore nous servir son ragoût d’orties, dit-il en imitant la voix caverneuse de la vieille. « Ça fortifie l’âme, bande de mauviettes ! »
Les jumeaux éclatèrent de rire, mais celui d’Elyna s’étrangla lorsqu’une motte de terre atterrit sur son épaule.
— Kael ! Si tu recommences, je te…
Elle s’interrompit à nouveau en voyant Garin, le fils du forgeron, passer devant le jardin.
Le colosse timide traînait une charrette de ferraille, ses bras musclés luisants de sueur.
— Oh, regardez ! gloussa Lorath. Notre admirateur secret a encore trouvé un prétexte pour passer ici.
Il chuchota :
— Il a fait trois fois le tour du puits pour ajuster sa ceinture devant toi, Elyna.
Elyna rougit, furieuse, et lança une poignée de terre à son frère.
— Tais-toi ! Il… il regarde Kael, pas moi !
Kael leva un sourcil dubitatif, mais Garin, apercevant Elyna, devint écarlate et accéléra le pas, faisant grincer la charrette.
— Bravo. Tu viens de briser un cœur… et probablement un essieu.
Un silence retomba sur le trio, troublé seulement par le chant lointain des cigales et le bruit humide des outils dans la terre.
Puis Elyna reprit, plus grave :
— Vous vous souvenez de la fois où on a défait ces braconniers près du vieux pont ? Ils étaient armés, et pourtant, on les a maîtrisés en un clin d’œil.
Lorath hocha la tête.
— Ouais. Et moi, j’ai encore la cicatrice à l’épaule pour le prouver. On sait se battre, ce n’est pas un rêve.
Kael poussa un soupir en chargeant une dernière brouette.
— Personne ici ne nous confiera de mission sérieuse. Pas tant qu’on a l’air de gosses qui jouent aux héros.
— Et pourtant, dit Elyna en se redressant, on aurait pu être des chasseurs de primes. Traverser les royaumes, arrêter des bandits, protéger des caravanes…
Elle regarda ses mains pleines de boue.
— Au lieu de ça, on est coincés à biner des betteraves pour trois sous.
Lorath esquissa un sourire amer.
— Les grandes légendes ont sûrement commencé dans la boue, non ?
Comme pour marquer la fin de leur calvaire, madame Orlaine arriva en clopinant, un sachet de toile à la main.
— Bon, j’vous dois votre dû. Travail honnête.
Elle leur tendit à chacun trois pièces de cuivre, avant de retourner vers sa chaumière sans un mot de plus.
Ils se regardèrent, les mains serrées autour des maigres pièces. Personne ne parla. Puis Kael lança d’un ton las :
— Allez. On s’est fait assez piétiner par les légumes pour aujourd’hui.
Le trio s’éloigna du jardin en silence, quittant la poussière du potager pour la rumeur familière d’Ombreval.
Chassés par la fatigue et l’odeur persistante de terre humide, ils s’engouffrèrent dans la rue des Soupirs, artère principale d’Ombreval.
À gauche, la forge des Braisefer crachait des volutes de fumée âcre. Garin, torse nu et marteau en main, frappait une épée sur l’enclume. Les étincelles dansaient autour de lui comme des lucioles enragées.
— Il a des… Elyna toussota.
— Des épaules assez larges. Pour un forgeron.
— Tu veux que je lui demande de te forger un collier ? ricana Lorath.
— À Elyna, qui préfère le fer… au foin.
À droite, l’échoppe d’Hélion, le marchand ambulant, exposait des babioles ternies : clous tordus, chandeliers sans bougies, et un miroir fissuré où se reflétaient les visages des passants en fragments.
— Jeune homme ! lança Hélion d’une voix onctueuse. Cette dague a appartenu à un héros de la grande alliance ! Elle a tranché cent gorges… ou peut-être des choux.
Kael examina la lame émoussée.
— Elle a surtout tranché votre honnêteté.
Plus loin, devant la maison aux Herbes, la vieille Marla suspendait des bottes de thym nébuleux. Ses doigts noueux tremblaient, mais son regard perçait les âmes.
— Elyna Veyr… Elle tendit une feuille séchée. Mets ça dans ta botte. Ça éloignera les regards trop insistants.
Elyna rougit, comprenant l’allusion à Garin.
Au cœur du village, le puits aux Murmures gargouillait des secrets. Les lavandières y chuchotaient des potins en battant le linge, tandis que des enfants couraient autour, imitant les cris des corbeaux.
Lorath s’accouda au rebord de pierre, contemplant l’eau noire.
— On dit que si tu cries ton vœu ici, les esprits des Quatre Royaumes l’exauceront… ou te maudiront. À voir.
— À voir, souffla Elyna. J’aimerais un vrai repas.
Un poisson pourri flotta à la surface.
— Ou pas… ajouta-t-elle, son rêve de festin brisé en un instant.
Soudain, un attroupement se forma près de la taverne du Sanglier Rieur. Un homme en cape déchirée, Cedric, le rêveur, haranguait la foule.
— J’ai vu une licorne dans les bois ! Elle avait des sabots d’argent et des yeux… des yeux comme des lunes !
— T’as encore bu la potion de Marla, Cedric ! rétorqua un villageois.
Kael observa la scène, un sourire rare aux lèvres.
— Au moins, lui, il voit autre chose que de la boue et des navets.
Lorath répliqua :
— Si je meurs dans ce trou à rats, avec les mains pleines de boue, je vous traînerai en justice tous les deux !
Arrivés à la cabane, un taudis niché contre le mur d’enceinte de la vieille tour de guet, on pouvait à peine discerner la structure fragile faite de planches récupérées, dont certaines étaient aussi fissurées que l’âme du lieu. Les murs, boisés et usés par les intempéries, semblaient tout juste capables de tenir debout, soutenus par des poteaux qui avaient connu trop de saisons. Les fenêtres, minuscules et ornées de toiles déchirées, laissaient passer quelques éclats de lumière pâle, insuffisants pour éclairer la noirceur persistante qui régnait à l’intérieur.
Le toit, constitué de tuiles brisées et de planches mal ajustées, grinçait sous la pression du vent. À l’intérieur, Elyna accrocha sa tunique boueuse à un clou planté dans l’un des murs en bois de la cabane et se dirigea vers le vieux poêle rouillé pour y allumer un feu, car l’air était humide et glacial. Des lits de paille et une table bancale complétaient le décor, sur laquelle trônait Grogmoche, la mascotte du groupe : une pierre étonnamment ressemblant à une pomme de terre, tant par sa forme que par sa couleur. On y avait dessiné des yeux, un nez, une moustache touffue et une petite barbiche maladroite. Deux bosses irrégulières sur le dessus de la pierre lui donnaient un air cornu, accentuant l’étrange personnalité de cette patate de roc.
— Un jour, cette hutte aura des tapis et des murs sans trous, dit Elyna.
— Et un trône pour Grogmoche, ajouta Lorath en saluant la pomme de terre.
— Ô, Roi des légumes, accorde-nous ta sagesse… et un peu d’or pour acheter ta couronne.
Kael, adossé à la porte, contempla ses amis. Dans la lueur dansante du feu, il osa imaginer autre chose : des armures étincelantes, des quêtes légendaires, un destin forgé dans l’acier… et des contrats. Des contrats lucratifs.
— Et si on partait ? proposa-t-il en déployant une vieille carte volée à Hélion, tachée de cercles rouges autour des Marches de Gloommire. Les caravanes ne sont qu’un début. J’ai entendu parler d’une prime de mille pièces pour la tête du Corbeau de Sylveombre. Un tueur qui traque les voyageurs… et qui aurait un trésor caché.
Elyna s’assit près de lui, leurs épaules se frôlant. Elle tira sa lame courte, rouillée mais tranchante, et la fit danser dans la lumière.
— On a nos lames… et mes flèches. Rappelle-toi, Kael, le jour où j’ai abattu le braconnier de Valcreux. Sa tête valait cinquante pièces. Cinquante. Avec ça, on aurait pu colmater le toit, mais non, il a fallu festoyer trois jours comme des seigneurs et s’acheter cette fichue lyre en os de griffon, que personne ne sait accorder.
Lorath, allongé sur un lit de paille, lança un sourire en coin.
— Moi, je rêve d’une prime si grosse qu’on pourrait acheter un château pour Grogmoche. Imaginez : lui sur un trône de légumes rôtis, nous avec des capes en soie, et une armée de… disons, de mercenaires élégants. Il attrapa la pomme de terre et la brandit tel un sceptre.
— Le Roi des Légumes exige une quête digne de lui ! Pourquoi pas ce Sorcier-Cuisinier qui transforme les gens en ragoût ? Sa tête doit valoir son poids en épices.
Kael rit, mais son sourire se teinta de sérieux.
— Les Marches regorgent de primes comme ça. Des traîtres, des monstres, des seigneurs corrompus… On pourrait être libres. Plus personne ne nous traiterait de vagabonds. On aurait un vrai toit, ajouta Kael, le regard perdu dans ses pensées.
Dehors, les brumes s’épaississaient, avalant les étoiles. Quelque part, dans la forêt de Sylveombre, un loup hurla — mais, pour la première fois, ce hurlement sembla une invitation. Une promesse de pistes à suivre, de sang à verser… et de pièces sonnantes.
Elyna serra sa lame, imaginant déjà le visage du Corbeau dissimulé parmi le feuillage dense d’une fougère.
Lorath murmura un plan absurde impliquant des pièges à loups et un festin de pommes de terre géantes.
Le vent hurla subitement contre les murs, faisant trembler Grogmoche sur son trône de bois. Lorath claqua des mains, rompant le silence chargé où les rêves de primes dansaient encore.
— On gèle ici, et le Sanglier Rieur, cette taverne de fin du monde, sert encore de la bière tiède à cette heure. Même réchauffée, elle sera meilleure que nos réserves de bouillon de lichen. Il jeta un regard au poêle qui toussotait des braises maigres.
— Laissez-le chauffer la cabane, peut-être qu’il réussira à chasser ce brouillard glacial pour qu’on puisse dormir… ou qu’il décide de nous carboniser la baraque.
Kael, debout près de la porte, observa Elyna rassembler ses affaires avec la précision d’une guerrière qu’il connaissait trop bien. Elle noue ses cheveux quand elle est tendue, remarqua-t-il, les doigts crispés sur le pommeau de son épée. Et elle oublie toujours la mèche qui tombe sur son front. Il imagina, une seconde, la repousser lui-même pour la ranger derrière son oreille — un geste qu’il sculpta mentalement avant de l’enfouir sous une neutralité de pierre.
— Tu restes planté là ou tu bouges ? lança-t-elle sans lever les yeux, ajustant la courroie de son fourreau.
Il détourna le regard, fixant une fissure dans le mur. Trois pièces de cuivre. Assez pour un morceau de pain au miel. Elle aime ça.
L’idée le traversa comme une flèche, inutile et douce, et il se maudit d’avoir le courage d’affronter un troll à mains nues, mais pas celui d’exprimer un seul sentiment.
Lorath ouvrit la porte d’un coup d’épaule, libérant un flot de brume.
— En avant, mes braves ! Si on traîne, même les rats de la taverne auront déserté !
Sans prémices, une averse glacée s’abattit, transformant le chemin en torrent de boue. Lorath leva les bras au ciel, trempé en trois secondes.
— Fantastique ! Maintenant, même la pluie veut notre peau !
Elyna éclata de rire, le son se mêlant au crépitement des gouttes.
— Tu priais pour un bain, non ? Le voilà, gratuit et parfumé à la terre moisie !
Kael sourit malgré lui, l’eau ruisselant sur son visage. Elle rit comme ça, seulement sous la pluie. Un détail volé, qu’il rangea avec les autres.
Lorath, avançant en clapotant, brandit une branche morte comme un sceptre.
— Je proclame ceci : quiconque attrapera un rhume devra lécher les bottes de Grogmoche !
Elyna lui lança une poignée de boue.
— Prépare ta langue, alors.
Ils coururent vers les lueurs lointaines du Sanglier Rieur.
La pluie fouettait les murs de pierre d’Ombreval, ruisselant en cascades troubles le long des vitres ternies de La Tanière du Sanglier Rieur. À l’intérieur, la chaleur du feu crépitant dans l’âtre luttait contre l’humidité glaciale, et l’odeur de bois brûlé se mêlait au fumet rance de la bière et du ragoût de mouton. Des guirlandes de lierre séché pendaient des poutres noircies, et les coussins en velours élimé des bancs semblaient avoir absorbé un siècle de confidences et de rires gras. Le sanglier empaillé au-dessus de la cheminée observait la salle d’un air narquois, ses défenses jaunies par les ans luisant faiblement dans la pénombre, comme s’il savait quelque secret que les vivants ignoraient.
Kael, Elyna et Lorath s’étaient réfugiés à une table près des flammes, leurs vêtements encore trempés. Elyna faisait tourner son couteau sur la table avec une agilité menaçante, transperçant au passage une pomme de terre oubliée. À côté d’eux, un groupe de chasseurs de primes aux armures étincelantes éclatait de rire en examinant une carte marquée de runes dorées. Un homme vêtu de soie pourpre, visiblement riche, venait de leur confier un parchemin.
Lorath leva sa chope de cidre doux avec un geste théâtral, faisant tinter le métal contre celle de Kael.
— Si on buvait à notre future gloire ? lança-t-il, un sourire canaille aux lèvres. — Ou à nos futures épitaphes. Ci-gît Lorath, mort d’un excès de charme… et d’un manque d’alarme.
Elyna ricana, plantant sa lame dans le bois près des doigts de Kael avec une précision diabolique.
— Moi, je veux : Elyna Veyr, celle qui a fait pleurer un troll… et sourire un idiot. Elle lança un regard noir à Kael, trop appuyé pour être sincère. — L’idiot, c’est toi.
Kael ne comprit pas la pique, tendant le bras pour prendre la chope de cidre que la serveuse venait de déposer devant lui.
— À votre santé, balbutia la serveuse aux joues roses, évitant de croiser les yeux de Kael. Elle s’éloigna rapidement, et Kael la suivit instinctivement du regard sous la surveillance d’Elyna, qui mordillait sa lèvre en détournant la tête.
Lorath étira ses bras avec une exagération comique, renversant presque la chope d’un voisin.
— Vous imaginez si on partait demain ? Devenir chasseurs de primes, comme dans les contes ! Il imita un héraut annonçant une victoire, désignant un mercenaire à la table voisine qui exhibait une bourse remplie de pièces d’or. — À moi les orcs dodus et les princesses en détresse !
Elyna fit claquer sa lame contre la sienne, un sourire carnassier aux lèvres.
— Je préfère : À moi les rêves déçus et les bourses pleines, lança-t-elle en fixant la serveuse avec un sourire narquois.
Kael soupira, caressant la poignée rouillée de son épée. Dans un coin de la salle, un homme bedonnant remettait une dague ensanglantée à un client, tandis qu’une femme au visage scarifié discutait tarifs avec une guerrière en armure.
— Personne n’engagera des inconnus à Ombreval, murmura-t-il. Il désigna le Mur des Gloires, où s’empilaient les trophées des héros locaux : crânes de gobelins, colliers de griffes, et un bouquet de fleurs fanées offert par une admiratrice. — Ici, on est juste des ombres.
Elyna lui lança une croûte de pain avec la précision d’une arbalète.
— Alors, changeons de lumière. Elle pointa la fenêtre, où la pluie dessinait des larmes sur le verre. — Là-bas, même les ombres ont des légendes.
Un rire rauque couvrit le grattage discordant du luth. Thalion Eryndor, étranger à la cape grisâtre ourlée de fils d’argent, s’était glissé à leur table. Ses yeux dorés, striés de veines noires comme des racines anciennes, fixaient l’assemblée. Sous sa capuche, des cicatrices pâles zébraient un visage anguleux, et une dague gravée de runes bleutées pendait à sa ceinture.
— Les légendes coûtent cher, jeunes guerriers…, commença-t-il en déposant un parchemin scellé de cire violette.
Lorath, incapable de retenir sa langue, brandit une pomme à moitié rongée :
— Si c’est pour élaguer des arbres maudits ou chasser des limaces géantes, on facture à la journée. Et on prend les paiements en…
Thalion l’interrompit d’un geste sec, déroulant le parchemin. L’encre se mit à palpiter, révélant le portrait d’une elfe d’une beauté à couper le souffle. Emariel avait les traits d’une constellation vivante : cheveux d’un blond lunaire, tressés de fils célestes ; yeux vert océan, où semblaient danser des lueurs abyssales. Ses lèvres parfaitement ourlées remuaient en silence, formant des syllabes incompréhensibles — « Voryn… Dhal… »
Kael pencha son torse en avant, les sourcils froncés.
— Ce n’est pas croyable… Elle bouge.
Lorath, tout aussi fasciné, cligna des yeux, comme s’il n’en croyait pas ses propres yeux.
— Ce n’est pas possible… C’est un vrai portrait ?
Elyna s’approcha à son tour, les yeux écarquillés.
— C’est… c’est de la magie elfique, forcément. Aucun scribe humain ne pourrait animer un visage avec autant de précision…
Ils restèrent un instant suspendus au parchemin, presque hypnotisés.
— Mais c’est quoi ce sortilège… souffla Kael. J’ai vu des centaines d’avis de recherche, et jamais rien de tel. D’habitude, ce sont des croquis bâclés… à peine bons à dire si c’est un homme ou une femme.
Lorath hocha lentement la tête.
— Là, on dirait qu’elle va sortir du papier pour t’envoûter elle-même.
Kael esquissa un sourire nerveux, puis se redressa, reprenant son sérieux.
— Mais quand même, pourquoi ne pas avoir engagé des chasseurs de primes expérimentés ? Dans les parages, il y a…
Lorath lui enfonça son coude dans les côtes, coupant net sa phrase. Kael grimaça sans protester.
— Chut ! Tu veux qu’on perde le contrat, ou quoi ? murmura-t-il en souriant béatement à Thalion.
Ce dernier ignora l’échange et désigna une esquisse de l’Échine du Dragon en marge — simple auberge aux volets de bois vermoulu.
— Disparue près de l’Échine du Dragon. Récompense : Dix mille pièces d’or pour son retour. Signé : Aelar Velwën, Seigneur d’Elyndor.
Lorath siffla en attrapant le document, faisant danser la lueur des chandelles sur les runes violettes.
— Dix mille pièces ! Ça fait deux mille pintes de cidre. Ou un palais. Ou… Il sourit, rêveur. … une vie entière à ne plus désherber.
Il marqua une pause, les yeux toujours fixés sur les chiffres.
— Mais sérieux… qui peut bien avoir dix mille pièces d’or à lui tout seul ?
Kael haussa un sourcil, intrigué à son tour.
— Et s’il est prêt à les filer juste pour retrouver une elfe, imagine combien il doit en avoir encore en réserve…
Elyna, bien que méfiante, inclina légèrement la tête vers Thalion.
— Pourquoi cette auberge ? Les orcs l’ont enlevée ailleurs, non ?
Thalion effleura une empreinte de sabot sur le parchemin.
— Les traces mènent aux gorges de Morgath. Mais l’Échine… Il marqua une pause, observant Kael, qui fixait les lèvres silencieuses d’Emariel. … recèle des réponses.
Un coup de vent violent fit trembler les vitres. Thalion se leva, sa cape grisâtre absorbant la lumière des flammes.
— Partez à l’aube. Les orcs ne gardent leurs proies que le temps de les briser.
Il sortit dans la tempête et disparut comme s’il n’avait jamais existé.
Thalion venait à peine de franchir la porte que Kael et Lorath se ruèrent sur le parchemin abandonné, tels deux chiens sur un os juteux. Leurs coudes se heurtèrent tandis qu’ils tendaient le bras pour s’en emparer, chacun tirant de son côté pour garder le vélin où s’animait le portrait de la sulfureuse elfe. Le papier menaçait de se déchirer sous leurs doigts fébriles.
— Regarde, ses cheveux brillent même sur le papier ! s’exclama Lorath en agitant le document sous le nez de Kael.
— C’est de l’encre magique, imbécile, pas des paillettes !
Elyna, restée en retrait, croisa les bras avec un haussement d’épaules dégoûté.
— Crétins… gronda-t-elle en roulant des yeux au plafond, comme si elle avait la nausée.
Sur le parchemin, l’image d’Emariel semblait désormais esquisser un sourire narquois. Dehors, le vent siffla, en écho aux syllabes muettes d’Emariel. Quelque part dans les gorges de Morgath, un cor de guerre orc répondit.
Alors qu’Elyna détournait les yeux, un murmure glacé traversa la taverne — une voix féminine chuchotant « Voryn… » depuis le parchemin, trop bas pour que quiconque l’entende… sauf Kael.
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