June et les avions [épilogue]
June avait entendu un bruit. Furtif. Comme un frôlement. Le bruit d'une ombre qui passe. Il était sorti, avait regardé dans le jardin, fait le tour de la remise. Sur le bord de la fenêtre : un paquet de tabac et du papier à rouler. Joey n'avait pas tout bu cette fois. June s'était emparé du tout et était retourné à son canapé. Le papier était fin, si fin, fragile, pas le papier des livres, on aurait dit comme des ailes de papillons, c'était en tout cas ce à quoi June pensait même s'il n'en avait jamais tenu entre ses doigts. Soudain il lui était venu une idée, et il s'était mis à tordre et plier le papier, mais d'une toute autre façon que le vieux Thomson.
***
L'épicière avait ravalé ses larmes. Elle avait fait le tour du comptoir, toujours sous le regard scrutateur du vieux, toujours sans un mot. Les mêmes gestes : retourner la pancarte, fermer le verrou de la porte, tirer les stores. Plus tard elle fermerait le rideau de fer. Quand elle s'était dirigée dans l'arrière-boutique Thomson lui avait emboité le pas.
Ils se tenaient face à face, de chaque côté de la table, la mère sirotait un nouveau verre de gin. Thomson n'avait pas touché le sien. Enfin, après un certain temps où chacun des deux s’observaient, il avait brisé le silence.
— Ce gamin et toi ça ne peut pas continuer comme ça. Ça ne doit pas continuer comme ça. On sait toi et moi qu’il n’est pas plus débile qu'un autre. Faut arrêter de jouer cette comédie.
Il avait marqué une pause, il la regardait. Ce sourire amer qui venait de naitre sur ses lèvres.
— Continue je t'en prie, je suis toute ouïe.
Amer et ironique, le sourire, comme la tonalité de sa voix.
— On va pas jouer à ça tous les deux, je connais ton histoire, je sais ce qu'il t'est arrivé. J'ai dans l'idée que ce drame est lié à la façon dont tu agis avec ce gosse, et aussi horrible que cela ait été, c’est pas une putain de raison suffisante pour le traiter de cette façon.
— Mais c'est que t'en as des certitudes Thomson, dis-moi ! Tu penses donc le connaitre mieux que moi qui vit avec, jour après jours, heure après heure, minutes après minute, quand tu ne le croise qu’une poignée de seconde par ci par là. Laisse-moi rire un peu. Mais puisque tu sais ce qu’il m’est arrivé, vas-y te gêne pas, je serais ravie d’entendre cette histoire.
Thomson avait l’air attristé, il hésitait.
— Puisque tu y tiens… Henri, je me rappelle très bien d’Henri.
Le sourire s’était fané sur ses lèvres dès qu’il avait prononcé son nom.
— Tais-toi, lui avait-elle intimé, la fureur et la douleur mélangée dans la voix.
— Je m’en rappelle, très bien, oui. Un chic type, rêveur, cultivé, avec de belles manières, toujours un bouquin dans la main Tout le monde ne parlait que de ça, l’instituteur qui avait brulé vif, l’épicière qui avait failli y passer en voulant le sauver. Le gamin on croyait qu’il avait brûlé avec son père.
Elle vacillait, loin en elle, les cris, l’odeur, celle de la peau, de la mort. Le feu qui mord, qui la mordait encore, là maintenant, il se tenait sous sa robe, sur cette peau marquée, sur ce corps qu’elle ne regardait pas. Plus jamais. Ce corps qui avait une mémoire. Qui portait malgré elle ce qu'elle avait voulu oublier.
— Tais-toi, bon sang !
Elle avait tapé du poing sur la table. Elle ne pensait pas que quelqu’un portait ça, cette mémoire, son histoire.
— Je sais pas si le gamin y est pour quelque chose, je sais pas et je veux pas savoir. Par contre ce que je sais c’est que tu peux ranger cette chaise. Il viendra plus s’assoir dessus. Il va travailler pour moi, logé, nourri, blanchi. T’auras plus à t’en préoccuper, d’ailleurs on peut pas dire que ça soit vraiment le cas. Mais ça n’a plus d’importance. C’est comme ça que ça va se passer.
Elle repassait la phrase dans sa tête « si le gamin y est pour quelque chose », « je ne veux pas savoir », elle avait envie de rire. Elle riait. Bouche grande ouverte. Elle riait, de rage, de soulagement, de dépit. Elle riait comme rient les folles, elle riait comme elle aurait pu crier, hurler sa douleur. Comme elle aurait pu frapper Thomson, elle se voyait saisir la bouteille de gin, le frapper fort, broyer ce visage, lui faire ravaler ses mots. Elle ne pouvait pas. Il valait mieux en rire.
Le vieux l’avait regardé un moment encore, comme s’il la voyait pour la première fois. Puis il s’était levé.
— Je vais aller le chercher. Je l’emmène maintenant. Vaut mieux pas qu’il te voit dans cet état.
Il s’attendait à ce qu’elle proteste, à ce qu’elle se jette sur lui, qu’elle crie, qu’elle lui jette des objets à la figure. Qu’elle s’agrippe, qu’elle le cingle. Et même si l’idée l’avait effleurée, mais pas pour les raisons auxquelles il pensait, rien de tout cela ne s’était produit. Elle avait juste arrêté de rire. Elle était calme, indifférente. Comme si tout cela ne la concernait plus. Elle s’était servi un nouveau verre, et l’avait levé à sa santé.
Il avait secoué la tête, et il était parti.
***
June en était resté ébahi. Le vieux Thomson, là, chez lui. Le vieil homme avait commencé à parler, puis ses yeux avaient été attirés, par les centaines et les centaines d’avions qui flottaient tout autour du gamin. Cette folle le faisait vivre dans un taudis, au bout du jardin, entre deux planches pourries, comme enterré, comme déjà mort, et dans cette misère le gamin avait façonné, embelli, sûr il avait un don.
Y’avait pas beaucoup de choses qu’il l’émouvait, le vieux, mais là, il avait bien du mal à contenir ses émotions.
— Prends tes affaires gamin, c’est réglé, on s’en va.
June hésitait, froissait ses poches, regardait le vieux, regardait derrière s’apprêtant à voir débarquer la mère en furie d’un instant à l’autre.
— Qu’est-ce qu’il se passe, t’as changé d’avis ?
— Non, pour sûr que non Monsieur Thomson, mais c’est que… Je ne pensais pas partir, travailler pour vous, ça oui, et encore, je pensais jamais qu’elle accepterait, mais…
Le vieux s’était alors assis sur le canapé. Il avait parlé franchement au gamin, il essayait de trouver les mots justes. Il suffisait de regarder autour. Il lui avait parlé de ces planches, de sa chaise, de sa mère, de ce bol qui trainait à l’entrée, de sa maigreur. Il pouvait rester là bien sûr, il avait le choix, et avant qu’il n’ait eu le temps de terminer d’avancer ses arguments, June avait commencé à décrocher ses avions. Le vieux avait compris, il était prêt. Ils avaient vidés les cartons, remplacés les livres, les vieux journaux, par les avions, les avait chargé dans le pick-up. June était retourné encore une dernière fois dans la remise, il avait hésité un instant, avant de déposer sur la table, son plus bel avion, celui au papier fin comme les ailes des papillons. Enfin il s’était envolé, ou presque.
La route s’étalait droit devant, June souriait au vieux Thomson, il lui racontait les vergers, les hectares et les hectares, le travail qui les attendait…
La vieille remise s’éloignait, ses planches pourries et ses livres que personne ne lisait jamais, ces journaux aux vieux articles. Les vieilles pages se tournaient, s'éloignaient, la nouvelle école qui se construisait, l’incendie, la plaque commémorative, la fugue ou l’enlèvement, qui savait, d’un très jeune orphelin de la ville d’à côté, la veuve miraculée, la réouverture prochaine de l'épicerie...
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