Chapitre 35 : La fontaine (3/3)

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La protection éclata en une gerbe de particules qui propulsa Adelris le long du couloir attenant. À peine put-il se redresser que la mage l’empoigna, baignant dans l’abondance de son propre flux, puis le projeta de nouveau sur plusieurs mètres.

Le guerrier goûta malgré lui à la rugosité de la caverne. Poussé dans l’immensité de la galerie, il manqua de dégringoler le long des rochers superposés, alors que la douleur cisaillait son dos. Ailleurs, une magie si éblouissante, doublée du serein écoulement de l’eau, aurait pu solliciter ses muscles déchirés.

En ces lieux, elle ne lui inspirait que la peur. Incarnée par une aura dévastatrice, voilant la mécène autoproclamée à la démarche si pondérée. De ses yeux transperçait le mépris suprême comme un tourbillon de flux convergeait autour de ses bras. Tressaillant, exsudant, Adelris faillit s’incliner, mais il s’accrocha à sa précieuse hache. Fixa son ennemie envers et contre tout.

— Tu ne peux pas…, souffla-t-il.

— Qu’est-ce que tu ne saisis pas dans le concept du pouvoir ? riposta Vazelya. Toi qui pries une prophétesse qui était mage de son vivant, tu en as une sérieuse mécompréhension.

Le prochain assaut débuta sur un cri. Vazelya avait encore déployé sa protection à temps. Pas la moindre vibration ne l’altérait, fût-ce au travers des coups répétés d’Adelris.

— Ces méthodes ne résoudront rien ! avança-t-il. Ce que je lis en toi est une ambition immodérée. Zinhéra refusait qu’on l’interprète mal. Elle ne tolérait pas qu’on exploite sa figure pour rassembler trop de pouvoir aux mains d’une même personne.

— Des mots bien savants de la part d’un guerrier, persiffla la mécène.

La hache fendit nettement l’air. Qu’elle filât de front ou de biais, jamais ne parvint-elle à effleurer sa cible, à l’abri derrière son égide. Adelris eut beau suer sang et eau, sa figure eut beau devenir rubiconde, il ne gagnait qu’à diffuser des ondes au sein de la grotte. Il pantelait, impotent. Il s’érigeait, ne faisant qu’un avec sa hache.

— Cesse de te réfugier derrière ta prétendue générosité ! critiqua-t-il. Tu ne manifestes que des désirs de contrôle ! Si chaque individu finit égaré comme Dehol, alors tu pourras imposer ta volonté à tout le monde, réprimer nos libertés.

— C’est mieux que d’être un meurtrier, rétorqua froidement Vazelya.

— Je suis innocent ! Tout ce que je faisais, c’était de…

— Je vais te briser.

Adelris riposta avant que Vazelya ne lança son offensive. Quitte à s’éreinter, quitte à émousser sa hache, il espérait ne fût-ce qu’esquinter. Par-delà le dédain de son adversaire. Entre les aveuglantes et véloces lignes de flux, menaçant de le cerner à tout moment.

— Une stratégie digne d’un guerrier, se gaussa la mage. Répéter les mêmes gestes dans le stupide espoir que le suivant fonctionnera. Tu es avisé de ma puissance, désormais. Pourquoi t’opiniâtrer ?

— Même si ce combat est perdu d’avance, expliqua Adelris, je dois persister. Tu me juges si fort, pourtant je doute que tu sois un parangon de vertu.

— Silence !

Sa main passa au travers de son propre bouclier. Une chance que le guerrier ne pût saisir, tant les flammes le frôlèrent. Vazelya saisit sa hache par le tranchant et la consuma dans son entièreté. Le feu se para d’une teinte céruléenne pendant qu’il dévorait l’arme, transportant le flux dans un terrible crépitement. Il ne demeura plus qu’un amoncellement de poussières et d’acier morcelé après quelques secondes. Sous le ricanement de la mécène, sous le désespoir de la victime.

— Non…, murmura Adelris. Comment puis-je protéger Kavel sans elle ?

Une grimace de dégoût ternit le faciès de Vazelya.

— Tu prétends te soucier de lui ? tança-t-elle. Après l’avoir privé d’une famille aimante ?

— Une famille aimante ? contesta Adelris. Hélas, si c’était aussi simple…

— Non seulement tu as commis le monstrueux acte de parricide, mais en plus tu souilles leur mémoire ? Je vais t’inculquer le respect, guerrier.

Des rayons lumineux virevoltèrent autour de la silhouette assaillante. Sur leur ascension, ils s’épaissirent, se diaprèrent de multiples nuances, se cumulèrent à l’aura de leur porteuse. Adelris décocha un coup de poing dont la trajectoire s’arrêta sur un mur incurvé, duquel grésillait un agglomérat de particules. Des étincelles strièrent autour des combattants. Des traits enchantés fusèrent jusqu’à la dernière parcelle de pénombre de la grotte.

Une main suffisait à la mage pour contenir l’ardeur de son adversaire. De l’autre elle libéra un sort charriant des ondes rapides. Elles transpercèrent la paroi latérale sur une assourdissante déflagration, calant Adelris au milieu du duel. Car de l’impact résulta une béante ouverture, inondée d’une nitescence finalement naturelle.

Adelris y fut projeté, son cœur manquant de lâcher sous pareille vitesse.. Il dévala quelques instants, rudoyé par les rochers jalonnant la déclivité. Alors que sa cuirasse peinait à absorber les impacts, que son corps tout entier était souillé de plaies, il puisa en lui pour s’accrocher à la terre. Y planta ses phalanges en se mordillant les lèvres. Il s’agissait de minimiser les lancinements, de se hisser en dépit des circonstances défavorables.

Il put apprécier un moment de répit. Une clarté favorable, annonciatrice d’une chaleur agréable. Éjecté parmi un environnement si vide, et néanmoins si familier. Par-dessus des vagues trop lointaines pour être pernicieuses, dont le clapotis caressait ses tympans. La sensation s’intensifiait chaque fois que les flots se fracassaient en contrebas. Peut-être que le guerrier songerait à méditer si la douleur ne le foudroyait pas autant. Peut-être qu’il chérirait le repos si l’affliction le rongeait moins.

L’ombre méphitique plana encore au-dessus de lui. Jamais Vazelya n’avait manifesté pareille animosité, son flux tourbillonnant sans relâche. Témoin de la magie triomphante, recourbé par sa propre vulnérabilité, le guerrier résista peu au moment où son adversaire enserra ses doigts autour de son cou.

— Je ne veux pas que tout soit effacé, murmura Adelris. Je veux me souvenir de Kavel.

— Tu ne mérites pas quelqu’un comme lui, condamna Vazelya. Puisse-t-il garder en mémoire la personne que tu étais réellement.

Il s’agitait, ses jambes flottant dans le vide, sans réussir à s’extraire de l’emprise de la mécène. Cette dernière se retourna lentement tout en le toisant. Une profusion de flux tournoya autour de ses bras. Amplifia la force avec laquelle elle fracassa Adelris sur une paroi de roches coupantes.

— Meurtrier ! tonna-t-elle.

Une giclée de sang teinta la pierre et s’écoula dès l’instant où la mage retira sa victime. Adelris souffrait d’innombrables lacérations, incapable d’articuler quoi que ce fût. Son regard s’était rivé vers la voûte céleste.

— Meurtrier ! répéta-t-elle.

Vazelya s’acharna. S’appliqua. Multiplia les souffrances d’Adelris. Perclus, il se limitait à émettre des râles, pas même capable de réclamer miséricorde. La géhenne s’intensifiait continûment. Adelris glaviotait davantage des gerbes de liquide vermeil à mesure que les impacts progressaient. La coalition de flux antagonique le tortura, consolidé par le jugement de sa détentrice.

— Meurtrier ! vociféra-t-elle.

L’ultime heurt s’avéra si dévastateur que la roche elle-même finit lézardée. Vazelya maintenait Adelris dans le creux de sa main, dégoulinant de sang. Un combattant privé d’armes, aux défenses émiettées, à la cuirasse fissurée. Toute force l’avait abandonnée, toute énergie l’avait quittée.

À peine eut-il relevé les yeux lueur irisée bombarda sa rétine.

— Observons ce que ton esprit dissimule, décréta Vazelya. Pour comprendre d’où tes pulsions meurtrières puisent leur origine.

Adelris comprit tout juste ce qu’il subissait. Une pléthore de particules dansa autour de la paume de la mage, qui les dirigea sur son front.

Et le projeta au cœur des tourments d’autrefois.

Ce jour-là, Adelris avait été appelé, mais avait pénétré dans l’étroite pièce en déglutissant.

Installés sur des sièges capitonnés, en face d’un petit feu crépitant, Fiznagor et Virasthel Frayam lui avaient coulé un coup d’œil circonspect. Les rideaux avaient beau réduire la luminosité, les tatouages barrant leurs joues miroitaient d’un intense azur, à l’instar de leurs iris émeraudes. Tous deux se targuaient d’une grande taille, d’une musculature imposante et d’une abondante chevelure blonde parsemée de gris. Là où Virasthel avaient noué les siens en tresse, Fiznagor avait placé des anneaux argentés sur ses mèches et son épaisse barbe.

Adelris s’était immobilisé quelques instants, car ses parents portaient des pièces d’armures en fer par-dessus leur tunique boutonnée. Prudemment, il avait avancé sur les dalles carrées, avant de s’arrêter sur la vieille tapisserie.

Seulement pour ravaler sa salive en avisant leurs sourcils froncés et leurs lèvres plissées.

— Tu es en retard, avait lâché Virasthel. On t’a pourtant prévenu que c’était urgent.

— Je ne voulais pas rater la remise de diplôme de Kavel ! avait précisé Adelris. Pas comme vous.

— C’est ça le problème, avait répliqué Fiznagor.

Son paternel avait resserré son poing sur l’accoudoir, un éclair fendant ses yeux.

— Vous n’allez pas recommencer ! s’était emporté Adelris. Votre fils a réussi brillamment ses études en histoire, et vous le rejetez encore ?

— On l’a découragé et il s’est entêté, s’était plaint Fiznagor. Maintenant qu’il a ce bout de papier, il est devenu l’un d’eux.

— Tu n’es pas comme lui, avait ajouté Virasthel. Toi, Adelris, tu es un fidèle serviteur de Zinhéra. Tu devrais nous comprendre.

— Mais c’est mon petit frère ! avait insisté Adelris. La prophétesse ne s’est jamais opposée à ce qu’il poursuive ses rêves.

Virasthel avait soupiré. Elle alternait entre la contemplation du feu et le dédain adressé à son fils. Roulant des épaules, elle avait bandé ses muscles et avait mis de ce fait son équipement en exergue.

— On a déjà failli te perdre avec tes lectures, avait-elle reproché. Kavel, lui, est irrécupérable. Il va bientôt faire partie de cette élite éduquée qui nous contrôle.

— Vous croyez encore que le problème vient des universités ? s’était étonné Adelris. Même après tout ce temps à vivre ici ?

— Ils ont le savoir qu’ils utilisent pour écraser les soi-disant ignorants. Les pauvres guerriers comme nous, nous ne sommes bons qu’à être leurs gardes du corps, ou des mercenaires. Il est loin le temps où nous étions respectés, glorifiés même !

— Kavel a toujours cherché à voir au-delà de votre mépris. Pour toutes les nuits blanches qu’il a consacrées à étudier, vous devriez au moins lui accorder de la considération. Au lieu de vous enfermer dans votre dogmatisme.

Un grondement s’était imposé par-dessus les crépitements. Enveloppé dans une colère noire, les poings de Fiznagor crissaient à hauteur de ses hanches. Des rictus creusaient son visage avec une véhémence disproportionnée.

— Kavel est la honte de la famille, avait-il lancé. Et je sais bien qu’il ne nous écoutera pas. Adelris, va le trouver et dis-lui de renier son diplôme.

— Je ne ferai jamais ça, avait refusé le guerrier. Briser ses rêves… Je ne pourrais pas m’en remettre.

— C’était un ordre, fils. Fais-le ou on s’en chargera nous-mêmes. Par tous les moyens.

Sur ces mots, Fiznagor s’était armé d’un coutelas qu’il avait dissimulé sous son siège.

— Vous voulez le tuer ? avait demandé Adelris, manquant de s’étrangler.

— Ça ne nous réjouit pas, avait répondu son père, mais à cause de lui, on n’a pas d’autres choix.

— Je ne vous laisserais pas faire !

— Alors notre déception sera double.

L’élan était vif, tout comme la riposte. Fiznagor avait mouliné l’air de sa lame, cherchant à transpercer sa progéniture. Lequel se risquait d’abord à le désarmer en lui flanquant coups de poing et de coude sur ses côtes. Son père avait légèrement bronché, toutefois ses assauts ne faiblissaient guère.

Adelris s’était résigné alors que la lame le frôlait. Il s’était armé de sa hache, qu’il remuait face à un paternel courroucé. Ce dernier l’avait plaqué contre la porte qui avait vrombi.

Fiznagor avait ciblé le cœur de son fils. Adelris avait levé sa hache avant, et fendu le crâne de son père.

La pièce s’était suspendue dans un lugubre mutisme. Seul Fiznagor avait marmonné quelques jurons, avant de s’effondrer une fois qu’Adelris avait retiré son arme.

Haletant, Adelris avait pâli, desserrant ses mains du manche. Il refusait d’examiner son œuvre, d’assumer son geste comme la dépouille était étalée à ses pieds. Des plis s’épaississaient sur son faciès, pétrifié sur le moment.

Il avait mis du temps avant d’entendre les invectives de sa mère. Virasthel serrait un marteau de guerre entre ses mains, et le ciblait avec une plus grande rage encore.

— Tu as tué ton père, avait-elle dit. Lâchement.

— Je ne voulais pas…, avait soufflé Adelris. Assez de violence pour…

— Je t’aime, mon fils. Mais ça ne va pas m’empêcher de te bousiller le crâne.

Inflexible, le marteau avait réalisé une rapide rotation. Il avait percuté le mur latéral, sur lequel des fissures s’étaient propagées. Adelris avait sursauté. Les battements de son cœur s’étaient accélérés en appréhendant les grognements de sa génitrice. Ni une, ni deux, Virasthel avait abattu son marteau sur son enfant, qui avait bloqué de sa hache.

Sur l’entrechoc régnaient les vibrations. Hache et marteau collisionnaient sans arrêt, à la cadence des tintements. Jamais les cris de sa mère ne s’affadissaient alors même qu’Adelris sondait une échappatoire. Il restait en position défensive, parant un coup après l’autre, évitant les assauts d’impétuosité grandissante.

Adelris avait tranché le bras droit de Virasthel. Même si du sang avait jailli de son moignon, même si elle s’était agenouillée en hurlant, elle ne s’écroulait guère. Au lieu de quoi Virasthel s’était maintenue sur sa position et dévisageait son fils en plissant les paupières.

— Mère…, avait-il murmuré. Pitié, ne m’oblige pas à…

Tout avait défilé en une fraction de secondes. La vitesse avec laquelle Virasthel avait saisi son marteau de son bras restant. La vigueur avec laquelle elle s’apprêtait à balayer Adelris, passant outre sa propre souffrance. Et surtout la hache qui avait filé comme jamais et tranché son abdomen.

Les minutes d’après, en revanche, s’étaient éternisées. Il lui avait fallu du temps pour accepter cette réalité. Des yeux révulsés avaient balayé une pièce vidée de vie, où coulait le sang de ses propres parents.

Aujourd’hui, c’était le sien qui dégoulinait.

L’éclat magique s’était affaibli dans un brutal retour à la réalité. Peu à peu le visage de Vazelya s’ouvrit, si horrifiée que son flux se dissipait autour d’elle. Ses inspirations se hachèrent, des gouttes perlèrent le long de ses tempes, tandis que sa victime glissait le long de la paroi rocheuse.

— Qu’ai-je fait ? s’écria-t-elle. Quel crime odieux ai-je commis ?

La mécène couvrit son visage de ses mains, se priva de cette âpre vue. Après quoi elle s’arracha des mèches en se maudissant. Naguère stable silhouette, elle s’agitait par-devers le silence du guerrier, ébranlée comme jamais.

— Je m’étais promis de ne plus jamais tuer, dit-elle. Je… Je…

Bien des épreuves s’échelonnèrent autour de la mécène secouée. Vazelya rassembla le peu de magie qu’elle parvenait encore à invoquer. Puis se téléporta.

Une accalmie bienvenue enveloppa les environs. Des vagues léchaient le contrebas de la pente tandis que des rayons orangés teintaient le ciel crépusculaire. Seule la mélodie de la nature imprégnait le panorama dépourvu de vie.

Il y en avait une qui se manifestait encore. Il se vidait de son sang à vue d’œil. Remuer le moindre membre lui arrachait des râles. Pourtant il se redressa, et de ses forces restantes admira la tour se hissant au lointain sud.

— Je ne suis pas mort…, marmotta-t-il. Pas encore. Je dois… lui raconter la vérité. Finir… ce voyage. Protéger…

Adelris trouva le chemin serpentant entre les hauteurs, et s’y engagea.

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