Chapitre 4

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19 janvier

J – 10

Sur mon bureau, mon téléphone gît, inerte. Je ne parviens pas à en détacher mes yeux. J’attends qu’il vibre, que le nom de mes parents apparaisse. Qu’ils me disent « Ce n’est pas grave, Mathilde. Tu as eu raison de rester en Finlande. » La dernière fois que j’ai entendu leurs voix, c’était il y a deux jours quand je les ai appelés pour leur annoncer que je n’étais pas montée dans l’avion. Ma mère s’est mise à pleurer, je crois que mon père aussi, en silence. Je me suis haïe de les faire souffrir ainsi, d’autant que je n’avais pas d’explication. Cette situation ubuesque m’a fait comme un électrochoc, et mon instinct m’a empêchée de partir mais si cela semblait la chose la plus sage à faire. Ils ne m’en ont pas voulu, pas vocalement, mais je pouvais sentir leur peine. Mes frères, Joël et Clément, étaient avec eux. Ils m’ont conseillé de m’éclater pour ces dix derniers jours.

Dix derniers jours.

Ces mots ont une résonnance particulière. Ce ne sont pas les derniers jours d’un voyage mémorable, les derniers jours d’école, les derniers jours de l’été. Non, ce sont les derniers jours de nos vies, les derniers jours de l’humanité. Je ne me fais toujours pas à l’idée. Mon esprit refuse d’y croire.

Je vis normalement. J’ai fait quelques courses hier. C’était la cohue mais j’ai fait comme si de rien n’était en rassemblant toutefois le maximum de stock. Pourquoi ? Je n’avais besoin de que dix jours de nourriture, pas douze, pas quinze. C’est bête, j’ai même regardé la date de péremption sur certains produits. Voyons, Mathilde, ce jambon n’aura pas le temps de périr. Il va finir grillé dans l’atmosphère en flamme, comme du bacon. J’ai gloussé toute seule au milieu du magasin à cette idée, puis je l’ai partagée dans la soirée avec Laura et Maja, sa colocataire. Je ne supporte plus de rester seule dans mon appartement désormais vide, alors je passe mes soirées chez elles. Je croise parfois Vassili qui vit une relation indéfinissable avec Maja. Plus besoin de définir une relation quand elle est vouée à brûler d’ici dix jours, après tout.

Tout m’apparaît sous le prisme de cette idée. Je me lève le matin en sachant que cette journée ne construira rien, n’apportera rien. Mon avenir que je craignais autrefois tant va disparaître en fumée. Il ne me menace plus, et ça me manque. Quand je me douche, je me dis que ce besoin d’hygiène est exempt de sens, lui aussi. Je ne vais plus en cours, l’université a fermé. Alors je sors m’amuser avec mes amis. On va patiner, se promener, chasser en vain les aurores boréales. On fait des batailles de boules de neige, on construit des igloos. On prépare de somptueux festins à chaque repas, à s’en éclater le bide. Et on boit, peut-être un peu trop. Les deux dernières soirées m’ont paru floues. J’en garde des souvenirs clairsemés. Plus que dix jours et je ne suis même pas foutue de m’en souvenir…

Léo est parti il y a deux jours dans le vol qui devait aussi me ramener en France. Giovanni et Lena ont quitté le territoire finlandais ce matin. Les compagnies aériennes vont fermer, elles aussi. Tout va fermer. On ne peut plus obliger des gens à travailler pour qui que ce soit alors que l’humanité va s’éteindre. Pour le moment, on ne compte plus que sur les gens qui refusent d’y croire et persistent à vouloir assurer leur avenir. Je peux les comprendre. Un astéroïde qui s’apprêter à nous anéantir ? On dirait le scénario d’un mauvais film catastrophe dans lequel un père américain traverse mille épreuves pour mettre sa femme et ses enfants en sécurité. LOL.

Pourquoi j’y crois ? Je me sens presque soulagée à cette idée, par moments, comme libérée d’un poids énorme. Je jouis d’une immense liberté. Je n’ai plus aucune responsabilité. C’est fabuleux. J’aimerais que ça dure toute la vie. Ça va durer toute la vie. Mais la vie ne va pas durer longtemps.

Voilà ce que je fais trop en ce moment : réfléchir. Dès que je me retrouve seule, ces idées envahissent mon esprit pendant que j’essaie de faire sens de ce qui se passe. Mes appels ne passent plus. Je reçois encore quelques messages sur le groupe des étudiants internationaux. Chacun organise son départ. Des messages d’adieux parmi ceux d’ordre pratique. J’ai mis la conversation en sourdine. Je ne supporte plus le ton mielleux de certains, comme si langue anglaise nous transformait en petites boules d’émotions niaises.

Alors que je m’apprête à replonger dans une spirale de pensées infernales, on frappe à la porte de mon appartement. Je bondis. C’est Laura.

— Soirée chez nous ?

— Ça va de soi, non ? Alors tu restes, toi aussi ?

— Je savais que je resterais dès le début. C’est les autres qui m’ont fait douter. Maja et Vassili restent aussi.

— Cool.

C’est le mot le moins adapté à la situation mais il ne m’en vient pas d’autre.

— Tu viens dans une heure ? Le repas sera prêt, j’ai acheté de quoi faire une tortilla.

Elle me montre le sac de course plein d’œufs et de pommes de terre.

— Je pourrais venir maintenant ? Je m’ennuie terriblement. Je peux t’aider à cuisiner.

Elle glousse en croyant à du sarcasme. Je lui souris, admettant qu’il ne vaut mieux pas me laisser approcher d’une poêle pleine d’huile chaude.

— Je peux éplucher les patates, proposé-je.

Elle cède. J’enfile des chaussures et ma parka et je la suis. Il fait assez doux, aujourd’hui. La couche de neige supérieure luit à la lumière de quelques rayons qui ont dépassé l’horizon. Dès que la nuit retombera complètement, le froid mordant reviendra.

Le bâtiment de Laura n’est qu’à une vingtaine de mètres du mien. Son appartement situé au deuxième étage est décoré avec soin. Laura et Maja ont veillé à créer une atmosphère chaleureuse, chose plutôt remarquable dans ce vieux trois-pièces aux couleurs fanées.

Je m’installe sur la banquette qu’elles ont dégottée je ne sais où et me mets à éplucher les dizaines de patates qu’il faudra faire cuire pour une bonne tortilla. Pendant ce temps, je papote avec Laura en élevant la voix pour être sûre de ne pas entendre les embrassades quelque peu bruyantes qui résonnent depuis la chambre de Maja.

Une heure plus tard, La tortilla espagnole trône au milieu de la table, Maja et Vassili nous ont rejointes. Laura a sorti des bières. J’en ai déjà bu une, j’en entame une nouvelle. Encore une soirée floue en perspective. Laura parle fort et beaucoup. Vassili écoute sans intervenir. Maja réagit de temps à autres. Quant à moi, je perds le fil à plusieurs moments. Je hoche la tête pour faire mine d’écouter. Mon regard se perd par la fenêtre. J’observe le tapis laineux qui recouvre le parc arboré. Il fait nuit noire mais les lampadaires éclairent deux lièvres polaires qui gambadent parmi les arbustes. Je les vois souvent depuis ma chambre. Ils prennent le soleil au matin et dorme lascivement sous les branches l’après-midi. En septembre, ils étaient encore marron. L’hiver leur a ravi leurs couleurs. Ils se fondent avec l’environnement blanc. Seuls les bouts noirs de leurs oreilles révèlent leur présence. Ils ne se doutent de rien, eux. Jusqu’au dernier instant, ils vivront la vie qu’ils devaient mener. Et quand tout s’arrêtera, ils ne s’en rendront même pas compte. Pitié, faites que ce ne soit pas douloureux, faites que je ne m’en rende pas compte non plus. Une fois que ce sera terminé, toute souffrance m’échappera. Je n’aurai plus à regretter, à craindre ou à lutter. Ça y est, je me résigne. J’aime pourtant la vie, surtout en Laponie. Mais j’en ai assez de penser. Encore dix jours à penser, c’est encore trop.

— Ça ne sert à rien, dis-je.

Laura s’interrompt.

— On pourrait mourir demain, ça ne changerait rien. Ces dix jours devant nous sont un luxe, et on ne va rien en faire, hormis boire et oublier. C’est absurde.

— Oui, c’est absurde, confirme Vassili.

Il vient du Kazakhstan, un pays que je ne situais pas sur une carte avant de l’entendre en parler. Maja est Danoise. Chez elle, il fait froid et les gens sont aussi blonds qu’en Finlande. Elle-même est toute blonde, contrastant avec la tignasse noire de Vassili. Il a de petits yeux comme des fentes. Elle a deux grandes billes bleues.

— Que veux-tu qu’on fasse ? demande Laura.

— Ce que je ne comprends pas, poursuis-je, c’est pourquoi on ne l’a pas su plus tôt. La NASA a dû voir la chose arriver il y a des années. Une météorite, ça se prévoit. Mais ils n’ont rien dit. Si on avait eu plus de temps…je ne sais pas. On aurait pu donner un sens à ces derniers jours.

Je ne fais que penser à voix haute. Encore des mots qui ne me mèneront nulle part.

— Ils le savaient, précise Maja. Mais tu imagines un peu l’état du monde si on l’avait su plus tôt ? La panique aurait été la même. En quatorze jours, toute la société mondiale va avoir le temps de s’écrouler. Plus de police, plus d’hôpitaux, plus de transports ni d’écoles. Alors imagine si on avait appris notre mort il y a six mois, ou un an. On aurait eu le temps de s’entretuer avant d’être oblitérés. En réalité, je pense qu’ils ont tout fait pour que l’info ne fuite pas.

— Cela aurait été plus simple, intervient Vassili d’une voix monocorde. Elle nous aurait frappés au pôle Sud par surprise, et en quelques instants, on serait tous morts. On n’aurait même pas eu le temps de se douter de ce qui se passe.

— Vous pensez que ça va prendre combien de temps ? interroge Laura. Entre le moment où l’astéroïde va frapper le pôle Sud, et le moment où la déflagration aura emporté les derniers êtres humains, au Nord ?

Nous haussons tous les épaules. Je décèle un scintillement dans les yeux de Laura, auquel Maja sourit. Elles se regardent et semblent communiquer sans verbaliser.

— Quoi ? À quoi vous pensez ?

Maja déverrouille son téléphone et tape quelque chose. Ses yeux balaient l’écran quelques instants.

— Une à trois heures. D’après les estimations, selon sa taille, sa vitesse et sa matière, elle embrasera l’atmosphère entière en une à trois heures, partant de son point d’impact avant d’atteindre l’opposé exacte de la planète.

— Donc, du pôle Sud au pôle Nord.

Elles éclatent de rire, Vassili les imite timidement. Je comprends alors, et l’idée me fait glousser. En Laponie, nous ne sommes peut-être pas au pôle Nord, mais nous sommes sur le cercle polaire, faisant partie des quatre millions d’habitants de l’Arctique. Nous serons les derniers à mourir. Les derniers à vivre. Les derniers à voir le monde tel que nous l’avons toujours connu. Les derniers à penser.

— Tu as raison, Mathilde ! s’écrie Maja. Nous pouvons profiter de ces derniers jours pour vivre. Après tout, nous aurons jusqu’à trois heures de plus que les autres ! Trois heures ! Et si on veut profiter de chaque minute, nous devons partir au plus vite.

— Partir ? s’interroge Vassili.

Maja pose son téléphone sur la table et ouvre l’application Maps. Elle dézoome de notre localisation pour révéler l’entièreté de la Laponie qui s’étale à la fois sur la Norvège, à l’ouest, puis sur la Suède, la Finlande, et la Russie à l’est. Elle pose son doigt sur le point le plus septentrional de la carte, en Norvège, juste au-dessous de la mer de Barents.

— Le Cap Nord. J’ai lu à son propos dans un guide. C’est le point le plus au nord du continent européen. Et ce n’est pas si loin d’ici. Neuf à dix heures de route tout au plus. Si nous y allons, alors nous vivrons quelques minutes de plus que les autres.

Laura pose sa main sur celle de la Danoise, le sourire aux lèvres. Maja interroge son amant du regard. Il hoche la tête et place à son tour sa main sur celle des filles. Les trois me regardent désormais. Je me sens fébrile. Mon cœur bat à toute vitesse et j’ai l’impression que mon sang s’est mis à bouillir dans mes artères. J’ai des fourmis dans les doigts mais je me scelle la promesse. Au Cap Nord.

— Le souci, c’est qu’on n’a pas de voiture.

Tous les regards se posent sur Vassili et nos sourires s’effacent. On ne peut plus compter sur les bus, aucun ne roulera.

— Arthur ! s’exclame Laura, nous faisant sursauter.

Elle me regarde comme si l’illumination devait me saisir.

— Arthur ?

— Arthur ! Le Canadien qui était assis à côté de toi au sitsit ! Je l’ai croisé hier. Sa copine devait venir le voir cette semaine. Il a loué une voiture pour l’occasion. Évidemment, elle n’est pas venue. Mais il a la voiture !

Autant dire qu’à dix jours de la fin du monde, pas besoin de s’inquiéter de rendre la voiture en temps et en heure à l’agence. Elle pourrait tout aussi bien nous appartenir.

Nous n’avons même pas le temps de s’accorder, Laura a déjà enfilé ses bottes et son manteau pour se précipiter chez Arthur et lui demander de nous accompagner.

Je la suis mais je me fige dehors pendant qu’elle exulte sur le chemin. Le ciel est noir. Aucune aurore boréale. Aucune étoile. Aucun nuage. Un trou noir, ni plus ni moins. Je n’ai pas fini ma deuxième cannette de bière et la tortilla m’a fait digérer la première. Cela fait plusieurs jours que je ne me suis pas sentie aussi lucide. L’air est frais. Moins dix degrés au thermomètre. J’inspire de grandes goulées glacées et recrache d’impressionnantes volutes blanches.

Dix jours. Je suis encore vivante pour dix jours. Et ce souffle inépuisable qui crée des arabesques au-dessus de ma tête me le prouve.

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