Haïssez-vous !

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Fleur embrassa son père sur le front :

— Bonne journée, Papa.

— Bonne journée ma petite fille. Courage !

— Oui, j’espère que je vais bien me faire détester !

— Allez, va, ma sauveuse de l’humanité.

Fleur ferma doucement la porte derrière elle en s’éventant de la main. Elle s’éloigna, la bouffée de chaleur avait disparue. Elle fit un signe de la main sans se retourner à l’intention de son père qui la regardait partir derrière la fenêtre. La jeune fille ne désirait pas un nouveau coup de chaleur.

Quelques minutes de marche plus tard, elle vit deux mères en train de discuter sur le bord du trottoir. Leurs enfants qui attendaient sagement à côté d’elles en leur tenant la main ne cessaient de s’envoyer des insultes de leur âge :

— Espèce de Babar empaillé !

— Amateur de club Dorothée !

Fleur ralentit son pas et ne put s’empêcher de sourire. Ce fut lorsqu’elle entendit un « raseur de chats en peluche ! » qu’elle craqua complètement. En s’approchant des deux femmes, elle plongea la main dans la poche :

— Bonjour Mesdames, je me présente Fleur Xi, agente itinérante du ministère de l’éclatement social. Je suis très impressionnée par la bonne éducation que vous avez donné à vos enfants, je voudrais vous féliciter en vous donnant droit à la prime de niveau 1. Pouvez-vous remplir ces formulaires, s’il vous plait ?

— Oui, bien sûr, petite pute, avec grand plaisir, répondit la dame en s’emparant du stylo.

— Je ne me souviens plus du montant de cette prime.

— Seulement quinze unités, mesdames les raclures de caniveau, mais c’est toujours ça de pris, n’est-ce-pas ? termina Fleur avec un grand sourire.

— J’y pense, j’ai entendu dire qu’il y avait un chirurgien esthétique qui opérait non loin.

— Un chirurgien esthétique, madame ? Vous êtes bien sûre ? C’est une grave accusation.

— Non, je ne suis pas sûre, répondit-elle sur un ton vexé. Sinon, j’aurai fait mon devoir de citoyenne et je serai allée le dénoncer ! Vous êtes vraiment une cervelle d’oiseau, mademoiselle ! Quoiqu’il en soit, il opérerait dans le sous-sol de la maison bleue la rue Guy Merchande.

— Je vais aller voir, merci, parodies de maternité.

Fleur retourna dans la rue Guy Merchande. Le nom lui paraissait étrange, elle avait tellement l’habitude d’entendre parler de l’effet Läm-Merchande qu’elle en oubliait la réalité des deux scientifiques à l’origine de cette découverte. La curiosité ou un soupçon d’angoisse incita la jeune fille à regarder la météo du jour. Pluie inexistante, 43 degrés Celsius, effet Läm-Merchande à 6,2 points. Elle sourit, contente : tous les indicateurs étaient en baisse, cela allait être une très belle journée. Elle regretta presque d’avoir pris son parapluie basifiant mais elle haussa les épaules. Mieux valait être prudent et le transporter avec soi toute la journée.

Finalement, elle arriva à la demeure désignée. Elle frappa en prenant un petit rythme particulier, histoire de se faire passer pour une potentielle cliente. À peine la porte ouverte, elle sut que le tuyau était bon. Une odeur d’antiseptique s’échappait comme un nuage toxique. Fleur sortit sa carte d’agent itinérante et commença :

— Alors mon petit monsieur, vous effectuez des actes de chirurgie esthétique ?

— Quoi ? Mais, mais non ! protesta l’homme.

— Essaie pas de me rouler mon salaud ! Écarte-toi et laisse-moi entrer.

— Non.

— Vraiment, tu me refuses l’entrée, raclure de fond de chiottes de prison ? Tu préfères que j’appelle la brigade ?

L’homme sembla prendre dix ans d’âge. Il baissa le nez et se colla contre le mur du couloir. Fleur fit le tour des pièces sans rien trouver. Soit il était innocent, soit il avait bien camouflé l’accès à sa salle d’opération. Elle sortit un petit disque de sa poche et l’activa en appuyant dessus. Dans un petit froissement aigu, des pattes souples en émergèrent et un capteur se révéla. L’araignée chercheuse sauta de la main de Fleur et commença à parcourir et scanner la maison à une vitesse frénétique. Une demi-minute plus tard, elle émit un son strident signifiant la fin de la traque. L’agente s’approcha et vit un pan de mur ouvert. Elle descendit les escaliers pour tomber sur une salle de chirurgie esthétique clandestine.

L’homme bafouilla quelques mots pour se sauver. Fleur le coupa d’un geste.

— Papiers.

Le praticien les prit dans sa poche et les lui tendit, l’air désespéré. Fleur les examina soigneusement les uns après les autres.

— Vous n’avez aucun inscrit sur votre permis de relation sociale proche, Monsieur Boulder ?

— Non, mon épouse est morte il y a des années.

— Je vois que vous n’avez pas d’enfants. Par choix ou par contrainte ?

— Par choix. Nous trouvions que nous étions trop nombreux sur cette planète et que nous pouvions éviter l’augmentation de l’effet Läm-Merchande.

— Ça sera vu très positivement au tribunal cela. Mais dites-moi, si vous étiez de si bons citoyens, pourquoi avoir monté cette clinique ? Vous ne trouvez pas que c’est dangereux d’aider les gens à se sentir beaux ? De la beauté vient l’amour, de l’amour vient la chaleur. Vous savez ça bien pourtant !

— Parce que les politiciens ont toujours oublié que la chirurgie esthétique n’est pas que de la chirurgie de plaisir ! Ça peut être de la chirurgie réparatrice. Je croise des dizaines de gens qui souffrent sans chercher à séduire ! Les études montrent que la souffrance ne peut pas réduire l’effet Läm-Merchande ! Et pourtant notre système est encore coincé à ces visions passéistes ! Regardez !

Boulder fit quelques pas vifs, ouvrit une armoire et en sortit un imposant dossier. Dedans, des coupures de presse scientifique, des extraits de thèse, des lettres de chercheurs. Toutes pointaient l’inexistence de cette relation entre souffrance et réduction de l’effet. Il lista rapidement les différents arguments à Fleur et conclut :

— Voyez ? Le seul effet efficace pour lutter contre l’augmentation du réchauffement climatique est la diminution des liens affectifs et amoureux ! Vous-même mademoiselle ! Vous avez des inscrits sur votre permis émotionnel ?

— En effet, mon père, répondit Fleur, de plus en plus déstabilisée.

— Vous sentez bien des bouffées de chaleur lorsque vous êtes près de lui, que vous vous aimez de père à fille ? Je le sais, pas besoin de répondre. Mais dites-moi, avez-vous jamais ressenti des bouffées de fraîcheur lorsque vous souffriez ?

Fleur espérait que ce ne fut qu’une question rhétorique. Mais le chirurgien attendait un mot de sa part. Le silence durait. La jeune fille se sentait mal à l’aise. Répondre pourrait être considéré comme une infraction au code d’éclatement social. Ses lèvres répondirent avant son esprit :

— Non, jamais.

— Alors pourquoi faire souffrir les gens ? Pourquoi interdire les soins aux malades, pourquoi interdire d’aider les gens dépressifs, de donner de l’eau, à manger, un toit aux sans-abris, pourquoi interdire les gens de s’assurer contre les dégâts des tempêtes, des inondations ? Pourquoi favoriser la misère et le malheur alors qu’il s’agit juste d’empêcher les gens d’aimer n’importe qui ?

Fleur ne répondit rien, l’évidence lui semblait éclatante. Elle regarda le sol et demanda :

— Et alors monsieur Boulder, que voulez-vous faire ?

Le chirurgien la regarda, surpris. Il regarda autour de lui, son matériel, ses dossiers, la jeune fille, le permis de relation sociale à nouveau dans ses mains. Le chirurgien rassembla ses dossiers, les plaça dans une enveloppe, écrivit un nom, donna le tout à Fleur.

— Pourrez-vous porter ceci à cette adresse ? C’est mon avocat.

— Et maintenant ?

Il soupira :

— Emmenez-moi au poste. Je veux être jugé. Je vais emmener le débat au-delà de mon cas.

Il remonta tranquillement les escaliers. Il avait perdu les dix ans d’âge.

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