Un homme est venu...
Les domestiques venaient de poser les plats devant chaque convive. Les effluves du rôti salivaient les jeunes enfants qui mangeaient en silence. Madame Delarose écoutait avec attention la discussion des deux notaires, arrangeant de temps à autre sa posture. Mangeant avec soin, Monsieur Delarose tourna la tête vers son nouvel associé.
"Monsieur De Prévost, Bordeaux est une belle ville n'est-ce pas ? J'ai eu la chance d'y aller en 1895, pour assister à l'exposition, et la diversité des thèmes et des zoos m'avaient impressionné.
-- Je m'en souviens, en effet. Mon père m'y avait emmené alors que je n'étais qu'un jeune garçon.
-- Bordeaux n'a pas à rougir face à Paris, j'en suis convaincu.
-- Je vous en remercie, Monsieur Delarose. Néanmoins, cette commune me paraît plus attirante. Les grandes villes me perdent contrairement à la petitesse de cet endroit.
-- Ces paysans et ces ruelles sont bien plus ennuyants que ce que vous pouvez croire. J´y vis depuis quinze ans et pas un jour ne passe sans que je rêve de partir. Croyez-moi, mon ami, que vous serez rapidement friand de partir à Marseille. "
Monsieur Delarose prit une bouchée de son plat, un rôti de veau aux herbes de Provence. Il fit signe à une domestique de lui servir un verre de vin qu'il prit aussitôt. Son associé, Jean de Prevost, l'observait avec attention, un fin sourire toujours sur les lèvres. Il ne disait pas un mot, préférant écouter l'aîné exposer son argumentaire de petit bourgeois de campagne.
"Voyez-vous, comme mon nom l'indique, je viens d'une ancienne famille noble qui a malheureusement dû se fondre dans la masse de ces gens-là. Vous avez dû entendre parler des De La Rose ?
-- Malheureusement, je ne me passionne pas pour les arbres généalogiques de la noblesse contrairement à mon père.
-- Ce n'est rien, la jeunesse est ainsi, concéda le notaire avec un sourire. Je disais donc que, par ma noble naissance, il m'est impossible de voir une quelconque beauté pour eux. Leur saleté provoque en moi un tel dégoût que je les croirais être des monstres.
--Allons, Monsieur Delarose, n'oublierez vous pas la devise de notre tendre République ?
-- L'amour de la patrie ne se discute pas mais concevez donc que nous vivons mieux chacun de notre coté.
-- Et bien... je serai plus nuancé à ce propos. Grandir dans la ville et grandir dans la campagne sont deux choses très différentes. Si dans la première, il y a bien l'existence de groupes séparés avec des lieux qui leur sont propres, la seconde a l'avantage d'être dans un environnement plus petit d'un point de vue démographique. Alors, on y grandit en côtoyant l'école publique et en imprimant les codes des villageois, que l'on soit riche ou pauvre.
-- Nos garçons pourraient donc devenir comme ces paysans ? s'offusqua Madame Delarose
-- N'ayez crainte Madame. Je ne doute pas qu'ils deviendront d'honnêtes bourgeois, tout comme leur père.
-- Il ne se fait aucun doute. Mes garçons poursuivront de brillantes études, loin de ce village sale."
Les jumeaux levèrent les yeux vers leur père, souriant d'admiration, alors que celui-ci levait légèrement le menton d'un geste hautain. Laissant la domestique récupérer son assiette vide, Jean essuyait ses lèvres tout en le scrutant. Bien qu'il n'aimait jouer sur son statut d'aristocrate, à ses yeux, les Delarose n'avaient rien de différent des autres villageois. Depuis deux semaines qu'il était ici, plusieurs fois le jeune homme avait pu apercevoir les garçons jouer avec leurs amis en sortant de l'école. Les enfants ne s'intéressaient pas encore aux différences de classe et le bordelais espérait que par l'école, elle ne devienne qu'une préoccupation désuète.
Mauricette vint près de lui pour servir le dessert. Curieuse, elle tenta un coup d'œil, admirant ses yeux d'un vert éclatant et sa moustache taillée. Mais la jeune femme haussa les sourcils en voyant son sourire.
"Merci pour votre travail, murmura t il en la regardant."
La domestique se figea. Peut-être une hallucination ou même juste un mot qu'elle avait mal compris ? Ainsi, elle resta là, les yeux ronds tout comme la bouche, la main encore sur l'assiette qu'elle venait de poser. Un raclement de gorge de l'hôte la réveilla de sa torpeur et Mauricette se redressa en inclinant légèrement la tête pour remercier Jean avant de s'enfuir en cuisine.
Alors que le cuisinier et ses commis arrangeaient les restes du diner pour les servir aux domestiques de repos, Louisette discutait avec Gisèle autour de la table. Les deux femmes observèrent leur amie s'assoir avec elles, les yeux ronds.
"Bé ? T'as des yeux de gobi ! Ca va ? demanda Gisèle
-- Je sais pas... je sais plus...
-- Mauricette, tu veux du jaunet pour te réveiller, demanda une de leurs collègues en la regardant.
-- Un petit, oui.
-- Qu'est-ce qui s'est passé à la table ? demanda une autre
-- Té vé, le prince de Bordeaux là ? Je lui servais son dessert et c'est ti pas qui me sourit. Et attendez, c'est pas tout. Il m'a remercié ce fada !"
Les domestiques s'exclamèrent de surprise et certaines rirent à cette image. Dans le village comme dans la demeure, l'idée partagée était que, les Delarose étant les plus riches, leur mépris des classes inférieures était évident. Lorsque le notaire marchait en direction de son étude, il n'adressait aucun regard. Le menton levé, la canne à la main, ses pieds se posaient sur le sol avec autant d'élégance qu'une ballerine. Le dos bien droit, ses yeux scrutaient l'horizon comme un poète. Bien sûr, les villageois en riaient.
"Je me disais bien qu'il était différent ce prince, expliqua Gisèle en grignotant un os du roti. Quand Monsieur Delarose marche, on dirait qu'il va s'envoler. Alors que ce riche là, il en impose vraiment. C'est de la vraie élégance ça !
-- Peut-être que c'est ça, un vrai riche ? demanda une autre domestique
-- C'est sûr que ce qu'on a, c'est plus des clowns avec beaucoup d'argent, rit Mauricette.
-- Bé, on ne va pas se plaindre. Au moins on a de quoi se loger.
-- Pour le travail qu'on fournit, faut bien ça ! Tiens, c'est ti pas hier que la Madame me dit d'aller faire le coursier pour elle, grommela le jardinier Jeannot
-- P't-être qu'elle a confondu faire des jolis parterres et faire des jolis sacs de course, rit Mauricette avant de regarder Louisette. Mais toi, tu t'occupe bien des jumeaux, ce n'est pas mieux.
-- Oh tu sais, ça me rappelle mes petits frères alors ça m'dérange pas trop.
--Hé bé moi à ta place, j'en aurai marre. C'est des vrais démons ces sales gosses ! Toujours ça salit le sol ! Même pas une pensée pour nous, pleurnicha Mauricette."
Louisette sourit légèrement en tapotant la tête de son amie qui retrouva son sourire pour discuter d'autres choses. La cuisine se situant du coté de la cour intérieure, ils pouvaient dîner et discuter sans risquer de gêner les employeurs. Ainsi, lorsque le leur était fini, les cuisiniers rassemblaient les restes et tout le monde savourait. Bien vite ils divaguaient sur les nouvelles au village. Louisette ne prenait pas souvent la parole, préférant observer son petit monde.
Elle faisait partir des nouvelles au village, contrairement à Gisèle et Mauricette. Alors, les anciens comme Jeannot ou Célestine se plaisaient à lui raconter des ragots. Les mains usées par l’entretien du jardin et du travail aux vignes, le père de famille buvait un verre de pinard avec le cuisiner Renaud. A coté d’eux, Célestine et Marie la niçoise, deux domestiques, savouraient sa tarte à la confiture. Le sujet préféré des deux femmes étaient les fiançailles proches de la seconde avec un brave gaillard travaillant dans les oliviers. Entre eux, les employés avaient réfléchi à faire un pot de départ pour Marie, quelque chose pour lui laisser un bon souvenir.
Dans ses pensées, Louisette en fut sortie par le majordome, Dimitri, qui venait d’entrer dans la cuisine. Il arrangea son veston en levant légèrement le menton, marmonnant dans sa barbe des salutations aux employés de maison. Ses petits yeux noirs se plantèrent sur la lingère qui se leva. *
“Madame veut que tu emmènes les jeunes messieurs au lit.
-- J’y vais de suite.
-- Arrange-toi un peu avant.”
Louisette haussa les sourcils et se regarda dans l’une des fenêtres. Elle distinguait vaguement un chignon mal fait que la jeune femme s’empressa de refaire. Après quoi, le majordome l’emmena dans la salle à manger, où les Delarose discuter d’une affaire dans le journal de cette semaine. Décorée de dentelles et de vases chinois, Madame Delarose avait pris un plaisir d’acheter tout ce qui se faisait de plus cher pour éveiller l’admiration de ses invités... ou pour cacher sa pauvreté d’esprit.
La lingère posa son regard sur son employeuse, bien trop occupée à faire étalage de sa culture sous le regard agacé de son époux. Les enfants, somnolant, fixèrent avec un grand sourire leur nourrice vers qui ils se précipitèrent. Arborant en réponse un doux sourire, elle les accueillit auprès d’elle. Leurs visages remplis de miette ne la dérangeaient pas tant leurs regards reconnaissants lui donnait à rire. Mais la voix de Madame Delarose lui rappela qu’elle lui avait volé l’attention de tous.
“Ah, Louisette. Tu as tardé.”
Tout en fronçant les sourcils, elle mordait ses lèvres. Si son mari était habitué à corriger les domestiques, cela n’était pas une bonne chose à montrer à leur invité. Après tout, cela restait personnel. Mais, cette pauvresse l’avait coupé dans son élan, alors qu’elle allait enfin pouvoir conclure sur la nécessité des femmes de ne pas toucher au nouveau fard à joue venue d’Asie car des études scientifiques avaient expliqué beaucoup de mauvais effet dans les journaux et que bien sûr, en tant que femme cultivée, elle savait que les scientifiques devaient toujours être écouté. Monsieur De Prevost la regardait avec toute l’attention que son mari ne lui donnait plus assez souvent. C’était son moment à elle et cette lingère avait tout gâché.
“Je m’excuse madame, répondit Louisette en baissant légèrement la tête.
-- Allons, lève la tête. Sinon, je passerai pour la méchante.
-- Oui madame, dit elle en relevant la tête.
-- Bonne fille. Voyez vous, Monsieur De Prevost, cette petite nous arrive tout droit de Marseille. Son père l’a vendu pour quelques pièces. Et notre personnel est constitué d’autres pauvres âmes."
Les poings de la lingère se serrèrent, cachés derrière son tablier. La situation ne valait pas la peine de se retrouver dehors. Elle n’était ni la première ni la dernière à avoir ce genre de remarques alors il fallait seulement serrer les dents. Madame Delarose n’avait que les domestiques pour se sentir mieux. Du moment qu’on reste muet et qu’on hoche la tête, elle est heureuse. Est-ce que la plupart des bourgeois étaient ainsi ? Ou était ce l’état de l’humanité ? Certes, Louisette avait été vendu aux Delarose. Son père n’était pas riche mais il aimait autant dominer que ses employeurs. Alors, à quoi bon jeter l’opprobre sur toute une classe puisque c’est l’humanité entière qui a de la crasse plein les pieds ?
“Effectivement, vous êtes d’une générosité époustouflante. Mais je suis aussi admiratif de la rapidité de votre personnel. A mes yeux, ils valent autant que les domestiques de ma maison familiale, déclara Monsieur De Prevost.”
Louisette détourna son regard sur “Le prince de Bordeaux”. Ce surnom avait été trouvé dès son arrivée, lorsqu’il était descendu d’une belle voiture, devant la mairie. Un consensus entre villageois en avait décidé, face à son costume à l’étoffe chère, et sa moustache brune bien coiffée. Ses grands yeux verts avaient la réputation de capturer l’essence de ce qui se fait de plus beau dans la campagne. Comme une sorte de nymphe masculine. Cette comparaison de Gisèle avait refait irruption dans l’esprit de la lingère lorsqu’elle croisa ce regard. Elle ne savait ce que voulait dire “nymphe” mais elle comprenait que si elle continuait de le fixer, elle en oublierait définitivement son employeuse. Alors quelques excuses et la lingère monta avec les jeunes maîtres dans leurs chambres.
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