Le Petit rat

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Je ne pensais jamais revenir à Roubaix. Autour des voies, les friches industrielles semblent des jouets brisés qu’un enfant a laissés là. La rumeur s’était rapidement propagée – il avait fallu qu’elle soit particulièrement virulente pour parvenir même jusqu’à moi, celle qui avait totalement raccroché. Mais ils avaient gagné : je serai là. Il fallait de toute façon clore cette histoire. Lui donner un coda en bonne et due forme, un défilé, des saluts : en un mot, une fin comme le veut la tradition.


Lorsque je croise mon reflet fatigué sur la vitre, je préfère y substituer la gamine de douze ans au front immense et aux cheveux tirés. C’est un souvenir tout ce qu’il y a de plus faux car cette petite fille-là n’a peut-être jamais vu le train. C’était ma mère qui me reconduisait en voiture à l’internat, parce qu’elle ne voulait pas que s’ajoute à la fatigue des cours celle du voyage. Et puis, si jamais je croisais mon reflet, il ne pouvait avoir les cheveux tirés puisque c’était dimanche soir : je ne faisais mon chignon de ballerine que le lundi matin, lorsque les cours reprenaient.


Je n’avais pas été une petite fille très originale, puisque je voulais devenir danseuse. Lorsque je l’annonçais, le dos rectiligne, les pieds en V, les adultes se contenaient de me sourire. Ce n’est que parce que j’ai persisté qu’ils ont commencé à devenir graves. Insensiblement, mon professeur me corrigea davantage. J’ai fini par aller à Roubaix, un petit matin, pour passer une audition. Sur le banc où s’alignaient les petites, j’avais accroché un numéro photocopié à mon justaucorps noir avec une épingle à nourrice. À la barre, sans ma jupette habituelle, tirée à quatre épingles, sans rien qui dépasse, je me suis sentie ridicule et nue. Pourtant, ils m’avaient prise.


On pense toujours que les danseurs se recouvrent le corps d’autant d’épaisseurs de tissu – guêtres, gilets, salopettes de chauffe – pour garder leurs muscles au chaud. Moi je pense que c’est plutôt pour se soustraire aux regards. Aujourd’hui encore, lorsque je croise mon reflet, ça ne manque pas : je replace une mèche qui me cache les yeux, je redresse le dos, je replace mes bras et je me reproche les défauts qui dépassent.


La façade de la gare de Roubaix, avec ses petites vitres et son simili-clocher tient à la fois de l’église et de l’usine. Un géranium détrempé pleure quelques gouttes sur mon sac à roulettes. On est plusieurs à faire la route et certains sont peut-être déjà arrivés, alors je jette un coup d’œil autour de moi, en quête d’un visage que je puisse reconnaître. C’est idiot. J’ai quitté des adolescents, et ce métier nous vieillit plus que d’autres. Eux me reconnaîtraient-ils, avec mes dix ans de plus, mes cheveux coupés aux épaules et ma tenue sophistiquée trahissant un quotidien où on ne se change pas trois fois par jour ? Je finis par prendre le bus jusqu’à l’hôtel.
Ma chambre donne sur une enseigne de Kebab qui clignote en bleu piscine. La rue est calme. Un commerce sur deux est fermé, et je ne saurai dire si c’est parce que c’est lundi ou si c’est parce que les affaires ne marchent plus. Je prends un paquet de clopes au tabac de l’Épeule, tandis qu’un groupe de jeunes hommes en jean et vestes de survet finissent leur café. Je vais m’asseoir place du Colysée.


Solène Giroud, le soleil de la classe, la seule qui s’est extirpée sans mal des contrats précaires et des destins forcé ; Solène, préférée des professeurs, pour qui personne jamais ne s’est inquiété ; Solène Giroud s’est donné la mort il y a une semaine, dans sa loge, une veille de première. Sa lettre, restée confidentielle, expliquerait son geste, en révélant au passage les secrets les plus enfouis de l’école. C’est pourquoi les anciens de la classe ont voulu se réunir, officiellement pour bricoler une sorte d’hommage à Solène, officieusement pour comprendre ce qui s’était passé.
J’ai deviné bientôt à la silhouette droite qui se dessinait devant moi qu’un autre danseur était arrivé. Je fais signe, il vient vers moi. Je reconnais Laurent. Arrivé parmi les plus jeunes, il avait bien figuré ces petits singes savants que sont les gamins bien sages inscrits au classique par l’autorité parentale. Avec les années, il avait pourtant trouvé dans la danse le parfait mode d’expression. Bon danseur mais trop explosif, partenaire pas assez attentionné, il avait été rapidement cantonné aux rôles de caractère. C’était mon partenaire habituel lors des cours de répertoire.
– Hé, Carla !
Je le salue avec un temps de retard : devant lui, toujours aussi grand, presque fauve, je me sens soudain grosse et pataude, moi qui seulement redevenue une femme normale.
– Qu’est-ce que tu deviens depuis le temps, Carlotta ?
C’est ainsi qu’il m’appelait autrefois. J’ai cherché tous les moyens possibles de ne pas lui dire que j'étais devenue secrétaire, et même pas dans un grand studio de danse, hypothèse de carrière plausible pour une artiste en reconversion. À mon grand soulagement, il me laisse détourner la conversation. S’ensuit le traditionnel récit, sincèrement modeste de ses différents contrats, jusqu’au dernier en date, au ballet de Strasbourg.
Nous sommes finalement rejoints par d’autres visages, qui ont ce léger temps d’adaptation avant de me reconnaître, alors que l’identification de Laurent n’est qu’une formalité. J’ai l’impression, pour la première fois, de payer le prix de ma désertion. Le dernier arrivé, c’est Luca, et il paraît pâle et cerné, presque vert. Luca, c’était le beau danseur en tous points, avec des jambes interminables et des arabesques en horizon. Le partenaire de Solène. C’était comme si, en mourant, Solène l’avait abandonné à ce monde trop gris pour leur perfection à tous deux. Je me souviens de leur maintien idéal, jusque dans les couloirs. Solène toute menue dans les vestiaires, et qui est la dernière à demeurer en justaucorps, son élastique de taille blanc toujours en place, quand on disparaissait déjà dans nos cache-cœurs. Elle faisait sa petite moue : Moi, je ne suis pas frileuse ! Et je ne savais jamais, à l’entendre, si j’avais envie de l’embrasser ou de la gifler.
Je ne me rappelle aucune blague ou bêtises que nous aurions pu faire à cette première de la classe. Nous étions bien trop occupés. Il y avait le collège le matin, et puis la danse, les devoirs le soir à l’internat, les répétitions quand il y avait spectacle, sans oublier les examens – ceux de l’École avant ceux de l’école. Tout cela formait un ensemble hétéroclite et pourtant machinal, dont la seule caractéristique était que c’était trop grand, trop sérieux, trop exigeant pour notre âge. On croit les danseurs classiques hors du monde, plongés dans l’esthétisme et l’exigence, soustraits à la société. C’est plus que ça. Le bus-navette qui nous ramenait à l’internat, en passant par tous les quartiers sensibles, nous apprenait à accepter le monde comme il va. On n’avait même pas à travailler pour s’en arracher, les autres le faisaient pour nous : on restait entre chignons aux interclasses, à reparler de l’enchaînement d’hier, et les gamins du coin nous dévisageait comme des bêtes curieuses. On n’avait qu’à être ce que l’école faisait de nous. Le seul prix était que les rues et leurs enseignes criardes, les gamins en casquette et la musique qui se devinait derrière les parois des chambres nous rappelaient, sans cesse, qu’il y avait autre chose – un monde poisseux et triste, où l’on retomberait si on avait le malheur d’échouer aux examens.


Les autres ont improvisé un pèlerinage dans le hall du Colysée et je les ai suivis. Nous sommes montés dans les salles de cour avec la bénédiction de la réceptionniste – Luca les avait appelé avant et on ne refuse rien à un Siegfried éploré. Dans les couloirs blancs, les salles de danse vidées par les vacances scolaires semblaient avoir été figées dans le temps. Aux abords de l’une d’elle, j’ai ôté mes chaussures sans un bruit, et me suis hasardée sur le parquet. J’ai posé une main sur la barre, avec l’impression de transgresser un interdit.
– Tu te rappelles La Tempête ?
J’ai sursauté. C’était Laurent.
– Oui. On s’échauffait là avant d’aller danser dans la salle. J’ai glissé lors des fouettés italiens…
Il a un sourire de personnage shakespearien :
– Je parle pas de ça.
Je me remémore l’instant. Nous avions dix-sept ans. Il ne restait plus qu’un an avant le bac et le reste. Nous allions devenir des adultes et nous n’avions pas eu le temps d’être des enfants. J’ajoute d’un air de reproche, pour la forme :
– On avait aussi failli rater notre entrée à cause de toi.
Il rit de toutes ses dents. Je le revois, dans le petit ascenseur qui reliait les quatre étages de salle de danse, dans son collant vert de lutin, me regarder avec malice avant d’appuyer d’un geste sur tous les boutons de l’ascenseur. Tous, alors que nous devions descendre au dernier. À chaque fois que la porte s’ouvrait, je voulais me précipiter, aller prendre les escaliers comme on nous a toujours dit de faire. Qu’il rate son entrée s’il veut, mais moi, je voulais être là à temps ! À chaque fois, il m’en empêchait. J’étouffais un rire nerveux de peur qu’on m’entende des coulisses. Je crois bien qu’à l’avant-dernier étage, nous nous sommes embrassés.
– C’était vraiment stupide.
– Je sais. C’était fait exprès.
On nous appelle, et je récupère mes chaussures au vol.

Nous sortons silencieux du Colysée. Il nous reste un autre bâtiment à visiter. Pour cela, il faut remonter la rue de l’Épeule puis tourner à gauche. Là, dans une ancienne usine, ont été construits les nouveaux studios de l’école et ses bureaux. C’était là la partie plus aléatoire du plan de Luca. Nous devions nous rendre à la direction et réclamer la lettre de Solène. Nous n’avions pu lui dire au revoir, ni l’applaudir une dernière fois. Il nous fallait savoir.
Nous y allons d’abord ensemble. Je me tiens volontairement en retrait. J’en finis même par me demander ce que je fabrique là parmi les autres. Mon corps s’est légèrement affaissé ; j’ai pris de la poitrine. J’ai beau mettre des bottines à talons, je ne me sens pas aussi grande que lorsque je faisais un relevé sur pointes. Eux ont consenti au sacrifice, moi je n’ai pas su.
Après un premier refus de la direction, Luca nous demande de tous passer, un à un. Chacun doit s’inspirer de son expérience personnelle pour justifier d’un lien profond avec la défunte. Il suffisait de verser quelques larmes, qu’elles soient sincères ou de théâtre, convoquer quelques souvenirs. La stratégie était double : avoir les gardiennes à l’usure ou les convaincre par une rhétorique particulière. Il était décidé que je passerais en dernier, en désespoir de cause.
– Ca ne te dérange pas, Carla ?
Ils me scrutent et leur simulacre de pureté me dégoûte.
– Non, vous avez raison. C’est pas comme si nous avions été très proches.
En regardant Luca, ouvrir nerveusement la marche, je m’assieds sur un des bancs disposés là. Malgré moi, dans les couloirs qui avaient été neufs de mon temps, je ne peux pas m’empêcher de me souvenir.

Un changement s’est peu à peu opéré en moi après la blague de Laurent. J’ai senti avec une âpreté nouvelle, comme si j’avais été touchée de la baguette de ne sais quelle mauvaise fée, quel combat je menais au quotidien. Contre le temps, contre mon corps, contre des professeurs qui en un regard m’avaient cataloguée « suivante » parce que je n’avais pas le meilleur en-dehors de la salle. Je me suis surprise à éprouver un désir nouveau de vivre. Je me souviens être descendue un soir à un tabac quelconque aux alentours de l’école – le même peut-être que celui où j’étais allée tout à l’heure – pour demander un paquet de cigarettes. Je n’avais pas tout à fait dix-huit ans et tout dans mes gestes trahissait l’adolescente attardée qui veut faire une bêtise. Mais le gérant avait fait mine de croire au personnage que je lui proposais et m’a demandé lesquelles. J’ai désigné un paquet au hasard. C’est comme ça que je me suis mise à fumer. Parce que c’était idiot et parce que ça ne se faisait pas quand on voulait devenir danseuse.
Il y a eu aussi ce soir d’avril. Je rentrais, le corps perclus, les articulations douloureuses. À bout de forces, je me suis jetée sur le lit, endormie dans l’instant. En pleine nuit, une détonation m’a violemment tirée du sommeil. Je me suis levée, sans oser allumer la lumière, et j’ai couru à la fenêtre. J’ai vu une silhouette à terre dans le halo des réverbères. Des bruits de course, un râle. Je ne savais pas ce que j’avais entendu, mais il me semblait que c’était un coup de feu. Je me suis promis de regarder la presse ou d’écouter au moins ce qui se dirait au petit-déjeuner le lendemain matin, mais il y avait la variation du spectacle à préparer, le contrôle d’anglais, les cours de M. Porsakov. Le lendemain, je n’ai pas cherché à savoir. C’était ça, le résultat de toute cette exigence à la fois technique et artistique : quelqu’un de la ville où j’habitais depuis cinq ans était peut-être mort sous mes fenêtres, et je m’en foutais.
Aux derniers examens d’aptitude, j’avais changé. Les autres, d’ailleurs, l’avaient senti : les copines s’étaient insensiblement éloignées, sans éclat. J’ai eu dix-huit ans. Aux yeux de ma famille, de mes anciens amis que je ne voyais plus que de loin en loin, j’étais la sage petite fille qui dansait en tutu plateau dans le corps de ballet. Rien d’autre. Qu’est-ce qu’une danseuse classique dans l’imagerie collective ? C’est une douceur, une innocence – une délicatesse de princesse de conte. Alors à la veille du gala, le dernier de l’année et de notre scolarité, je me suis promis de faire une bêtise énorme que seul le pire des gamins pourrait commettre.

Le défilé de pleureuses qui s’organise au bureau des secrétaires a quelque chose de grotesque. Luca est bien resté une demi-heure, mais il est revenu bredouille. Les larmes qu’il essuie avec affectation semblent tout sauf factices. Il songe même à abandonner, l’air de se dire : si elles ne me la donnent pas à moi, elles ne le donneront à personne. Les professeurs de danse et les interprètes prennent le relais avec abnégation. Disciplinés, ils procèdent suivant la hiérarchie inconsciente que le ballet a depuis toujours inscrit dans leur esprit et dans leur corps. Je profite de mon invisibilité pour dérouler l’histoire jusqu’au bout.

S’il y a quelque chose tout de même qui me manque, c’est peut-être la fébrilité des coulisses un soir de spectacle. Le dernier gala battait son plein et je me suis retrouvée, isolée derrière le décor, à me concentrer. Dans mon costume, les yeux allongés par le crayon, avec mes pulls et pantalons de laine enfilés par-dessus, j’avais l’air d’une princesse qu’on a jetée dehors un soir de grand froid. Je me promettais de faire de mon mieux, parce que c’était la dernière et qu’on aimait à penser qu’avec un peu de beau monde dans la salle, c’était un bout de notre carrière qui se jouait. C’était ce que l’ancienne Carla se serait dit. Un instant, j’y ai cru de nouveau, j’ai esquissé un pas de chorégraphie, je voulais m’élever au-dessus de tout, une dernière fois, dans ces sphères idéales où les danseurs sont des créatures célestes que rien n’atteint. Et puis le personnage s’est effondré, faute d’un public prêt à y croire. J’avais envie de hurler et je n’avais pas même droit de verser une larme à cause du maquillage. Je me suis réfugiée derrière un pan de décor, dans des petites maisons peintes et je m’y suis recroquevillée avec l’envie honteuse de disparaître.


C’est là que mes yeux se sont posés sur lui. Singulière petite chose abandonnée là, un rat mort, au corps sec, petit sac grisâtre où rien ne vit ni ne fourmille, est venu s’échouer parmi les décors de théâtre. Personne n’a jugé bon de l’évacuer ; personne ne l’a vu peut-être – sans doute est-ce le lot commun des petits rats que de crever hors lumière. Je l’ai examiné un long moment. Et puis je ne sais pas ce qui m’a pris, mais je l’ai saisi du bout des doigts pour le ramener en loge. Une sueur froide me court le long du dos. Par chance, les loges sont désertes : les filles sont parties s’échauffer aux abords de la scène. J’ai posé le rat sur ma coiffeuse. On dirait un vieux doudou oublié là depuis vingt ans, irrépressiblement laid, auquel l’ancien propriétaire devenu homme d’affaires n’a plus jamais pensé. Je me vois lui nouer d’un geste tremblant un ruban rose autour de ce qui lui reste de cou. Ça ne sent presque rien, juste un peu le renfermé des vieux coffres de grand-mère ; rien de la fantasmatique pourriture de mort que je pensais subir. Je l’ai pris de nouveau, avec précaution. Des éclats de voix m’avertissent qu’il faut faire vite et là, dans un mouvement de rage, je me vois ouvrir un sac et y déposer le petit rat enrubanné. J’ai refermé d’un coup sec et j’ai couru vers la scène, jetant mes guêtres en chemin. Peut-être n’ai-je jamais aussi bien dansé que ce soir-là.

– Carla ?
Je sursaute, presque surprise qu’on s’adresse à moi. Je me crois encore là-bas, derrière les petites maisons repeintes en bois.
– C’est à toi.
– Personne n’a réussi, alors ?
Luca a l’air abattu. Je lui lance un regard désolé, et j’ajoute :
– Peut-être qu’on peut s’arrêter là, alors. Si aucun d’entre vous n’a pu l’avoir, je n’ai aucune chance.
Luca m’a alors pris les mains.
– Il faut essayer, je t’en supplie. On a besoin de savoir.
Et par « on », il n’ose dire « je ». Je me suis demandé ce qu’il ferait de son ignorance, une fois mon échec consumé. Je lui ai souri et j’ai passé la porte du secrétariat.

– Vous êtes la dernière, je crois ?
La secrétaire qui m’accueille a les yeux cernés, le teint brouillé. Elle est fine comme une gymnaste et son chignon ébouriffé lui donne l’air d’une ballerine en fin de répétition.
– Rassurez-vous, je suis la dernière.
– Je vous écoute, fait-elle d’un air résigné.
Cela m’étonne. Je m’attendais à ce qu’elle me claque la porte au nez sans autre forme de procès.
– Vous voulez vraiment savoir mes raisons ?
– Puisque vous allez me les donner de toute façon, autant vous les demander.
Le choix, aussi bizarre qu’il puisse sembler, lui donne un minimum de contrôle sur l’étrange situation qu’elle subit depuis une heure Je m’assieds, mal à l’aise et je ne sais pas pourquoi, mais je lui raconte tout. Mon parcours, mon abandon, mon échec. Ma vie de secrétaire loin de la danse. Le regard gentiment désolé de Laurent et des autres, qui m’ont invitée comme on me plaçait sur scène : non pas pour me voir, mais pour la symétrie du groupe. Je lui ai tout dit, absolument tout, sauf l’histoire du rat. Et pour cause. Le sac dans lequel j’avais fourré le rat, c’était celui de Solène.

Lorsque j’ai fini, je renifle sans grâce, comme une adolescente qu’on a prise en faute. Elle me dévisage, pensive.
– Je vais vous la donner à vous.
Je manque de m’étrangler. Je ne sais pas par quelle persuasion mon parcours médiocrement chaotique a pu la toucher.
– Vous êtes sûre ?
– Oui. À la seule condition que vous la lisiez ici. Donnez-moi votre portable en attendant. Je ne veux pas de fuite. Et vous n’en parlez pas aux autres.
– Cela fait beaucoup de conditions.
Elle me sourit tristement :
– Je protège juste ma place.
Sans rien ajouter, elle se lève et fouille dans un bureau attenant. Lorsqu’elle me tend une liasse de feuillets couverts d’une écriture resserrée, j’ai le cœur qui bondit.

Au retour de scène, un cri strident avait retenti dans les coulisses. Solène avait ouvert son sac pour y prendre ses chaussons de rechange ; la bête morte trônait à l’attendre. Toutes se sont massées autour d’elle, je suis restée légèrement en retrait. L’une des filles a pris avec sang-froid un sachet qui traînait, s’en est servie pour attraper le rat et le jeter dans une poubelle à l’extérieur des loges. Lorsqu’elle est revenue, elle a dit : « Le ruban autour du cou, c’est complètement pervers… » Je revois Solène sécher ses larmes. J’ai tendu sans un mot une lingette démaquillante, qu’elle se débarbouille. Elle s’est changée, a quitté la loge en tremblant : son solo approchait. J’ai craint un instant qu’elle ne se plante sur scène. Mais c’était Solène, elle se débrouillerait à merveille. Lorsqu’elle est revenue, le groupe entier s’est précipité vers elle :
– Alors ?!
Elle avait simplement répondu, d’une voix blanche :
– Alors, ça a été.
Ce à quoi tout le monde, voulant lui faire plaisir, avait rétorqué que bien sûr, qu’on savait toutes qu’elle allait y arriver, parce qu’elle y arrivait toujours. Elle s’était rhabillée la première, elle qui restait toujours en justaucorps au-delà du raisonnable, et était partie sans un au revoir. J’ai voulu lui écrire un petit mot d’excuse mais le lendemain, Solène avait repris sa vie lumineuse. Moi, j’avais pris ma décision : je ne danserai plus. C’était dans l’ordre des choses.


Ce que j’ai dans les mains aujourd’hui, ce n’est pas une lettre de suicide, c’est ce même cri qui a traversé le temps. Solène y raconte sa vie d’idéale princesse, de femme oiseau et de reine en devenir. Avec ses appréciations positives et son sourire de poupée, elle n’a pas droit de faillir, Solène. Mais chaque soir, après le tombé de rideau, le souvenir du rat mort vient la hanter. Elle se tourne et retourne sous sa couverture et il lui semble le sentir, raide et froid, se glisser contre elle.

Je croyais attraper mes pointes, et à la place, j’ai resserré la chose morte. Toutes, elles sont venues voir ce qu’il se passait et parmi elles, il y avait la coupable. Et tous leurs airs, tous leurs « désolée », toutes leurs consolations, ça avait l’air vrai. Putain d’actrices, qui savaient sourire ou craindre sur commande. Ce qui me déchire, c’est qu’il n’y en a pas une qui soit venue me dire en face combien elle me haïssait. Ça a été six ans de silence, de sourires, de copinage, pour déposer cette horreur, le dernier soir, et s’en aller sans rien dire. J’en suis venue à me demander si elles ne m’avaient pas toutes fait le coup ensemble.
J’ai jamais su qui c’était. Et ça a entamé quelque chose, une confiance que j’avais toujours eue, qui m’avait permis de danser sans poids. Le petit rat au ruban rose, c’était moi, pas ce cadavre pourri qu’on avait jeté dans mon sac pour me foutre la trouille. C’était moi, et ça ne pouvait plus être moi, puisque maintenant il y en avait un autre.

En lisant la lettre, j’essaie d’échapper au regard de la secrétaire. Je crois n’avoir jamais entendu Solène dire une grossièreté. J’apprends qu’elle a lutté contre une obsession de plus en plus dévorante, sans rien nous en dire. Qu’elle a vu des psys à n’en plus finir, qu’elle a pensé devenir folle. Qu’elle a dansé pour les plus belles compagnies qui soient et que tout ce qui comptait, c’était cette claque qu’elle avait reçue, à dix-huit ans, le jour du gala de son école.

J’avais toujours dit que les histoires de haute trahison, c’était que du drame destiné à mettre du piquant dans les films de danse. Que les danseuses, elles sont trop occupées à penser à elles pour penser à faire du mal aux autres. En fait, la légende était vraie. Il fallait juste attendre le temps qu’il fallait.
On joue des rois et des fées tous les jours ou presque, et on se balance des rats morts à la gueule en coulisses. Comme si les deux pouvaient être compatibles.

Cela continuait sur des pages. J’avais honte et pourtant, je ne pouvais pas m’empêcher de lire avec avidité, presque avec ivresse. Je pensais au petit mot que j’avais voulu lui écrire, et auquel j’avais renoncé. J’ai pensé à mon départ précipité, à cette punition muette et officieuse qu’avait été pour moi l’arrêt de la danse. Je m’étais trompée : l’enfer, ce n’était pas le monde grisâtre que j’avais rejoint, avec ses stores fermés et sa pluie quotidienne ; c’était ce que j’avais quitté. Solène, derrière son innocence feinte, avait été témoin. Dans une longue liste qui tenait tant du fantasme que du règlement de comptes, elle a fait le point de nos destins à tous, de nos errements, de nos noirceurs. Je voulais passer sur les paragraphes qui ne me concernaient pas, ne chercher que mon nom, mais je ne pouvais pas m’empêcher de lire les histoires sordides de sexe, de drogue et de corruption qu’elle laissait deviner. Dans sa complainte, elle ressemblait à la princesse bafouée du Lac, le vrai : celle qui se laisse mourir à la fin.
J’arrive enfin à ma ligne à moi.

Et puis il y a Carlotta. Je regrette de ne pas l’avoir recontactée. Elle est peut-être celle qui avait le plus compris ce qui nous attendait. Elle a fui à temps avant d’être pourrie par l’obsession de soi et la course contre le temps. J’espère qu’elle est heureuse. Elle a fait ce que je n’ai jamais eu le courage de faire.

Je pense à tout ce qui aurait pu se passer si elle m’avait recontactée comme elle le regrettait. Je nous imagine autour d’un café en terrasse, à Paris ; moi lui avouant mon crime, elle me reprochant amèrement son calvaire, puis me pardonnant. Dans une autre version, elle me hait comme jamais et jure de se venger. Sauf que je ne suis plus rien et que cela me rend inattaquable. Je déroule, comme autant de larmes, toutes les scènes possibles et imaginables, et je termine sur le sourire apaisé de Solène, libre pour avoir reçu cette réponse qu’elle n’avait jamais réussi à obtenir.

– Mademoiselle, vous allez bien ?
La secrétaire s’approche et je remarque qu’elle boite légèrement.
– Oui, je vous remercie. C’est bouleversant.
– Vous comprenez pourquoi j’ai accepté que vous la lisiez ?
Sa sollicitude me déchire. Je m’entends répondre :
– Je suis passée en dernier car tout le monde pensait que je n’avais aucune chance.
Elle m’adresse un regard compatissant. Je parcours une dernière fois la missive des yeux. J’ai à la fois envie de la déchirer en morceaux et de la porter à mon cœur. Lorsque je la lui rends, elle me dit :
– Vous me promettez de ne rien leur dire ? Je ne sais pas si c’est vrai tout ce qu’elle raconte, mais il faut empêcher la rumeur de se répandre. Et puis ça leur ferait de la peine à tous, ça ne sert à rien. Il y a déjà bien assez de tristesse comme ça ici.
– Je ne dirai rien.
Je m’éloigne en silence, parce j’ai des larmes fausses et des vraies larmes à essuyer à la fois. Au moment de passer la porte, elle me hèle, comme prise d’un remord :
– Vous ne vous rappelez pas de moi, n’est-ce pas ?
Je la regarde, interrogatrice.
– J’étais avec vous au début. J’ai arrêté en deuxième année. Une grave blessure au genou.
Mon regard s’illumine mais son nom me résiste. J’égrène quelques souvenirs par politesse, et son amitié avec Solène me revient alors, comme un revers supplémentaire. Elle, d’une voix douce-amère, a l’air d’accepter de n’être pour nous qu’un vague fantôme sans nom :
– Je m’appelle Julie, et pas un de vous ne m’a reconnue.
Je lui souris, bredouille une excuse et franchis la porte.
Dehors, pas un n’est resté assis. Ils ont bien remarqué que j’étais restée plus longtemps que les autres.
– Alors ?!
J’hésite à leur dire que tout est de ma faute, que le rat c’était moi, et que Solène est morte à cause du fait que je n’ai pas eu d’enfance.
– Alors je n’ai pas réussi non plus.
Laurent doute ; il me connaît bien. Je me justifie.
– J’ai essayé, j’ai sorti plein d’arguments fous, ça a presque marché. Mais les ordres sont les ordres.
– Pourquoi tu es restée aussi longtemps alors ?
Je les toise. J’ai beau être la plus coupable de tous, ils m’énervent.
– Parce que vous êtes tous aveugles. La secrétaire, c’est Julie, qui dansait avec nous en première année et qui s’est blessée. La meilleure copine de Solène.
– Parce que toi, tu l’as reconnue ? fait Luca.
Je baisse d’un ton, honteuse.
– Non. Mais si on l’avait vu plus tôt, on l’aurait sans doute eue, cette foutue lettre.
Silence gêné dans l’assistance. Après quelques banalités et autres déplorations, j’ai rapidement pris congé. J’ai donné un faux numéro à Laurent sans l’ombre d’un remords. Je leur ressemble encore trop pour les fréquenter sans danger.

J’ai regagné ma chambre et ses néons criards. Aujourd’hui, si quelqu’un mourrait sous mes yeux, je serais la première à décrocher pour prévenir les secours, mais il est trop tard : plus personne ne meurt en pleine rue. Demain, je quitterai la ville. Les seuls roubaisiens que je connaisse sont des souvenirs rosâtres, des cauchemars et des regrets. Solène est morte parce qu’elle était tout ce que je n’étais pas fichu d’être.


Lorsque je reprends le train, il n’y a plus de petite fille au chignon tiré pour me rendre mon regard. Je suis condamnée à regarder les maisons de brique, les usines réhabilitées et les entrepôts déserts. Roubaix voudrait me sourire à la place, mais elle n’y parvient pas.

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