La sorcière du val

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« Un, deux, trois,
Gare aux oiseaux de proie !
Quatre, cinq, six,
Tu s’ras leur sacrifice ! »

Dans la campagne de la Tchédarie sautillait la voix d’un petit panthore. Il marchait d’un pas décidé, baluchon sur l’épaule, la tête haute : partir de son village l’avait mis dans une folle excitation, et savoir qu’il s’en allait retrouver un être cher ne faisait que renforcer son enthousiasme. Il avait abandonné son ancienne famille – si on pouvait l’appeler ainsi – voilà une heure à peine. Une heure qu’il jouissait de la liberté. Une heure qu’il reprenait enfin goût à la vie.

Ce garçon, mi-homme mi-ovin, s’appelait Petit-Gigot. Et il chantait pour passer le temps :

« Un, deux, trois,
Gare aux oiseaux de proie !
Quatre, cinq, six,
Tu s’ras leur sacrifice !

Sept, huit, neuf,
Sauf si t’attaques la veuve !
Dix, onze, douze,
À mort, sorcière jalouse ! »

Le roulement régulier d’une cariole mit fin à cette comptine fort inspirée. Interpellé, Petit-Gigot se retourna pour découvrir sur le chemin, avançant cahin-caha, une grosse charrette en bois couronnée d’une dizaine de bottes de foin. Il la laissa le rattraper et, curieux, leva les yeux vers le grand gaillard qui tenait les rênes de deux puissants bœufs.

— Oh là ! cria-t-il en tirant sur les guides. Tout doux, braves bêtes !

Le costaud souleva son chapeau de paille pour examiner le petit voyageur.

— Bah alors, qu’est’c’tu fais là, toi ?

— Je pars à l’aventure, monsieur ! répondit Petit-Gigot avec emphase.

— T’es pas un peu trop jeune pour ça ?

— Mais non, j’ai tout préparé. Regardez ! J’ai pris de quoi manger pour la route. Je suis prévoyant, vous n’avez pas à vous inquiéter pour moi.

— Mazette ! Un quignon de pain et morceau de saucisson ? T’iras pas bien loin avec ça. Allez, monte, mon marmot ! Y’a pas d’raisons qu’t'uses tes souliers comme ça. T’auras p’t’être faim, mais t’arriveras entier !

Ravi, Petit-Gigot se hissa sur la charrette et s’assit bien sagement. À Marraubier, il n’avait jamais eu le droit de monter sur la place du passager ! Il eut des étoiles plein les yeux quand le paysan fouetta les bœufs pour reprendre sa route.

— Dis-moi, tu fuguerais pas de chez toi quand même ? lui glissa-t-il avec un air de confidence.

Le petit panthore s’empressa de le rassurer :

— Non, monsieur ! Je pars retrouver quelqu’un de la famille.

— Ah, bon. Et où c’que tu vas ?

— Vers l’ouest ! C’est là-bas qu’elle habite.

— Si tu l’dis, p’tiot.

Un silence s’installa dans la cariole et le gros bourru gratta sa barbe mal rasée – un geste nerveux. Maintenant qu’il avait de la compagnie, la bienséance voulait sans doute qu’il entretienne la conversation. Mais que pouvait-il bien dire au gamin ?

— Tu chantais pas que’qu’chose, tout à l’heure ?

— Vous avez l’oreille fine, monsieur ! Oui-da ! Je chantais la chanson de la sorcière du val.

— Cette mégère ? T’as pas peur qu’elle t’fasse la peau ?

— Bien sûr que non, répondit Petit-Gigot avec évidence, puisqu’elle ne peut pas m’entendre ! Et puis, ce n’est pas moi qui l’ai inventée, elle ne m’en voudrait pas.

— Pas sûr qu’elle fasse la différence… Tu m’la chanterais pas, des fois ? J’suis certain qu’elle plairait aux bestios.

— Vous êtes sûr, monsieur ?

— Fichtre ! L’gamin s’inquiète pour moi. Oui, mon grand. Puis ta p’tite voix, là, ça m’rappelle mon fils. Ça fait des années qu’j’l’ai pas vu.

— D’accord ! Je vais m’appliquer pour vous, dans ce cas.

L’enfant ovin se râcla la gorge, ferma ses petits yeux de moutons pour se concentrer, puis reprit la chansonnette là où il l’avait arrêtée :

« Un, deux, trois,
La sorcière aux abois !
Quatre, cinq, six,
Elle se noie dans sa pisse ! »

— Oh là dé, c’est vulgaire pour un p’tit gosse comme toi ! s’écria le paysan.

— Et encore, vous n’avez pas entendu la suite !

Petit-Gigot reprit en tapant joyeusement des mains :

« Sept, huit, neuf,
Faut tout remettre à neuf !
Dix, onze, douze,
Et elle marche dans une bouse ! »

— Paraît qu’ça porte chance ! s’amusa le colosse.

Petit-Gigot haussa les épaules et continua :

« Un, deux, trois,
V’la quelqu’un qui la voit !
Quatre, cinq, six,
Rouge comme une écrevisse !

Sept, huit, neuf,
Pour assécher le fleuve,
Dix, onze, douze,
Il tend un morceau d’blouse ! »

— Plutôt gentil, l’gaillard.

Les commentaires de l’adulte amusaient particulièrement Petit-Gigot. D’entre ses lèvres s’échappa un rire enfantin qui résonna dans les champs alentours.

— Alors, c’est tout ? C’est comme ça qu’ça finit ?

— Bien sûr que non ! Écoutez la suite :

« La sorcière d’un air confus
Prend l’morceau de tissu,
"Quel bel homme que voilà,
Élégant comme un roi !

Sauvez-moi des paysans
Et vous s’rez mon amant !"
"Bien sûr, madame, de toute ma vie
Vous seule m’avez conquis !

Vous avez l’art et la manière
D’essuyer vot’ derrière.
J’vous mettrai à disposition
Tous les pans d’mon blouson !" »

L’homme explosa d’un rire franc qui rendit fier le petit panthore.

— Mon grand, t’as l’don du spectacle !

— Vous trouvez ? s’ébahit le garçon.

— M’est avis qu’tu choperais p’t’être une pièce au deux en braillant ça dans les grand’villes. Tu m’la chanterais une deuxième fois ? Ça fait bien longtemps qu’j’ai pas autant ri.

— Mais il reste encore deux couplets, monsieur.

— Qu’est-ce que t’attends, alors ? Chante, mon p’tiot !

Un grand sourire aux lèvres, Petit-Gigot s’exécuta :

« Un, deux, trois,
L’homme complètement gaga,
Quatre, cinq, six,
Suit la sorcière qui pisse.

Sept, huit, neuf,
Ils repartent dans les bois,
Dix, onze, douze,
Et l’homme ne revient pas. »

Un étrange silence retomba dans les champs lorsque Petit-Gigot étouffa la dernière note dans sa gorge. Le paysan renifla un bon coup avant de lancer :

— Quel idiot, aussi, de s’être amouraché d’une telle donzelle. Dis donc, p’tit gars, tu voudrais pas alléger un peu cette fin ? Elle m’donne la chair de poule…

— Il y a une variante où elle s’étouffe dans son vomi. Vous préféreriez ?

— Oui-da ! Allez, gamin ! Rembobine ! Les bœufs s’portent beaucoup mieux depuis qu’t’es là.

Tout enorgueilli, Petit-Gigot observa la queue des bêtes remuer gaiment devant la charrette. Cette joie, qui gonflait sa poitrine… C’était parfaitement nouveau pour lui. Le paysan faisait preuve d’une si grande gentillesse ! Il n’avait même pas relevé ses cornes, perdues dans les bouclettes de ses cheveux bruns. Il ne l’avait même pas appelé « mon petit mouton ». Finalement, le problème venait peut-être seulement de Marraubier ? Le garçon eut une bouffée d’espoir à l’idée que le continent en entier pût être peuplé de personnes aussi bienveillantes. Il avait tant de choses à découvrir, à présent. Tant de nouvelles amitiés à construire.

Mais pour le moment, il devait faire montre de son art au grand gaillard barbu. Le panthore avait décidé qu’il ne décevrait plus personne. Avec toute l’énergie que pouvait contenir son petit cœur d’enfant, il entonna alors la variante tant attendue.

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