Teixó le départ. [corr Anne]

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Année 2760 du troisième calendrier de l’Ecclésiaste.

Ce fut avec soulagement que nuitamment nous les abandonnâmes, non sans avoir tranché quelques gorges, pris un peu plus que notre maigre part de butin et incendié tout un quartier du camp.

Nous prîmes vivement vers le Nord-Est, par le Piedmont pareillement dévasté, en direction des Fourches de Belissangard où nous avions l’intention de nous reposer.

Toutefois, il m’apparut bien vite que certains de mes hommes me reprochaient notre pauvre butin, que d’autres désiraient retourner dans leurs foyers, ou encore voulaient tenter de s’acoquiner avec quelque bande de malandrins.

Il me sembla donc plus prudent de seller en catimini, à la faveur de la pleine lune Minore*, mon roojas* et de poursuivre mon voyage en solitaire.

Ayant abandonné mes hommes, je ne fus point délivré de la présence du danger, de la mort et de la désolation qui comme on le sait voyagent volontiers de concert.

Cette partie-ci du monde était à l’agonie. Ce n’était qu’un océan de cendres cernant des archipels de feu.

Oh ! ces tourbillons d’escarbilles brûlantes, ces vagues de brouillard grisâtre, cette odeur de chair brûlée me renvoyaient dans d’autres temps, d’autres lieux, je dérivais ainsi… puis je sentis mon roojas s’agiter.

Sa présence me transperça soudain le cœur de la certitude quasi-mystique de notre commune existence.

Je n’étais ni blasé, ni fatigué du monde.

Je le savais au plus profond de moi, jamais je ne me lasserai de cette vie de débauche, de ce plaisir du massacre, de ces filles baisées à la hussarde, de cet or gagné sur le sang des autres.

Je jouissais d’être un survivant dans cet océan de malheur et de mort, j'étais non pas une proie mais un prédateur, pour nombre de peuples, mon nom était synonyme de malheur et d’effroi.

Ayant chevauché aussi vite que possible, j’avais, avant midi, pu compter quatre charniers grouillant de maints vautours. Ils banquetaient à table ouverte, sans crainte aucune, sur une masse informe de cadavres pestilentiels.

J’aurais pu libérer mon roojas* afin qu’il se nourrisse, mais je trouvais cette pitance par trop abjecte pour le gosier de mon oiseau.

Ce fut lorsque nous croisâmes un beau chêne centenaire que je trouvai pour ma monture de quoi la satisfaire.

C’était l’un de ceux que l’on nomme souvent « arbres aux pendus ».

C’était un de ces arbres, énorme de tronc et noir d’écorce. Sa ramure imposante, au feuillage ombreux, ne dissimulait pas ses maîtresses branches garnies de fruits encore frais. Dix beaux pendus de la veille à l'évidence, car ils n’empestaient pas l’air alentour. Quoique pourtant méchamment roides, leurs yeux n’avaient pas été dévorés, mais ils tiraient une langue bien noire.

Ce qu’il y avait de surprenant c’est qu’aucun corbeau n’était encore perché sur cet arbre.

Ces infâmes épouvantails, se balançaient au son sinistre du grincement de leur corde. À ce gibet, comme des fruits malheureux, ils attendaient d’être cueillis. Instruments de honte et de vengeance, victimes d’une soldatesque ou d’hommes vicieux à mon image.

Je passai donc près des cordes. Un coup de yatagan* suffit et comme des poires blettes, mes cadavres tombèrent au sol.

Je remerciai la bonne fortune qui avait fait en sorte que je n’avais pas eu à escalader ce tronc pour les décrocher.

Mais je préférai démonter pour me mettre un peu à l’écart.

Il est bien connu que les roojas sont carnivores et ne savent pas manger proprement.

Leurs becs crochus, leurs ergots puissants avaient tôt fait de déchiqueter un yack ou un kurt*, alors un homme… J’étais ainsi de côté, observant distraitement ma monture lacérer, éventrer, puis broyer les os des pauvres suppliciés.

Je connaissais bien mon animal, il aimait la tripaille ainsi que la cervelle, il ne laisserait rien.

De toute façon, je ne pensais pas que mes pendus eussent eu droit à une quelconque sépulture. À vrai dire, je n’en avais cure. Je savais que sur ma route, il n’y aurait que des villages pillés, des châteaux ruinés. J’en étais en partie la cause, en avais-je du remords ? Que nenni.

Quand je faisais halte dans un bourg, ce n’était que pour achever quelques blessés, glaner quelques provisions, quelques biens monnayables oubliés par d’autres pillards qui n’avaient pas mon talent pour découvrir les caches des paysans disparus.

Après tout, j’appartenais à l'ordre des Hors-Loi Régénérés*. Cette caste bien particulière d’individus que la mort avait décidé d’épargner, non pas que je fusse immortel, juste plus qu’humain.

Le temps n’avait pas pour moi la même valeur que pour le commun.

J’avais eu plusieurs vies, plusieurs noms.

Je n’étais pas même de cette terre.

Depuis des millénaires, je m’étais exercé à tuer avec désinvolture, avec adresse : la ruse du renard, le sang-froid du python et la rapidité du faucon.

Mais je savais aussi prendre mon temps, torturer avec froideur, détachement, et inspirer la terreur. Aucune de mes actions n’était gratuite.

J’étais un soldat sans émotion, un monstre froid.

J’étais une légende, le modèle du parfait condottiere* ou plutôt l’almugatèn* de mes frères almogàvers*.

On m’enviait autant qu’on me craignait.

Survivant de tant de combats, de tant de duels, au point que même moi, j’en avais perdu le compte… Il est vrai que je savais mentir et me vanter bien à propos.

Toutes mes vies, toutes mes morts m’avaient imprégné d’une méfiance viscérale envers le genre humain et ses croyances.

Ce dont j’étais certain, c’était que tant qu’on n'avait ni commère, ni idéal, la vie pouvait être tout simplement belle.

Mais que faire maintenant que j’avais fui mon commandement ? J’avais choisi la seule action raisonnable à mes yeux.

Savoir s’éclipser n’était pas forcément de la lâcheté, même si certains disent qu’un homme digne ne fuit jamais. Seulement voilà : fuir n'était pas simplement abandonner des compagnons, c'était aussi arriver quelque part…

D’autres guerres m’appelaient ailleurs, la paix était une valeur en baisse dans ce bas monde et c’était bien ainsi.

De toute façon, il me fallait de l’or.

La jouvence* et la recharge de l’Oracle* coûtaient cher, j’avais besoin de me régénérer avant de commencer à vieillir.

Il y avait bien longtemps que j’avais accepté mon sort, cette malédiction que je partageais avec quelques autres.

Nous n’étions pas des Hors-Loi, mais des Janus, des êtres mi-homme, mi-autre chose. Je ne me posais plus de questions, ni sur le pourquoi, ni sur le comment… mais en fait, tout ce dont j’avais besoin c’était de retourner dans un Cocon de Jouvence*, ou de trouver des Jièms*.

Peut-être les trouverai-je… là-bas, tout là-bas… là où le soleil se couche.

Par-delà les contrées sauvages de Centrerien*, existait un lieu, le mont désolé des Dioskourois*, avec en son sein une vallée secrète et un temple, celui de la belle Khrysèis*.

Un temple circulaire aux mille colonnes de kormaline*.

Un temple mystérieux que les vicissitudes du temps avaient par miracle maintes fois épargné.

Un temple aux mille cocons.

Un temple où coulait la fontaine de jouvence*.

Mais entre lui et moi il y avait aussi une cité, du nom de Domina, une mégapole où le jeune empereur Honorius régnait. J’avais été autrefois des siens amis. Mais les choses avaient changé.

Mon roojas était rassasié. Aussi croassa-t-il furieusement, la tête jetée en arrière, son bec sanglant largement ouvert.

Du haut de ses trois mètres, dressé sur ses ergots, les plumes hérissées, son cri déchira la solitude mortelle qui nous entourait.

La vie avait quitté cette région du monde que l’on nommait il y a peu le Croissant Heureux. Mais ici, un brouillard de puanteur semblait vouloir stagner à tout jamais.

Partout une épaisse couche de suie poisseuse et pourtant volatile recouvrait les environs de son manteau de deuil.

Je commençais à croire que ma monture et moi-même étions les deux seules créatures auxquelles il était permis de rester en vie.

Mais j'avais quand même une tâche rebutante à accomplir, j’avisai deux des pendus quasi intacts qui gisaient au sol et j’entrepris de les démembrer.

Bras et jambes iraient dans un havresac rempli d’herbes amères, le tronc et la tête seraient abandonnés sur place. Il fallait bien que je pense à mon roojas. Je pris la direction du Sud, vers le Plateau de Ponces Écarlates*, une véritable hamada*.

Bientôt, Théodore Argrigent et mes hommes seraient à plusieurs journées, du moins c’est ce que j’espérais.

Pourtant, la puanteur des cadavres demeura dans mes narines encore pendant bien des jours.

Peut- être était ce aussi à cause des membres qui boucanaient dans un des sacs attachés à ma selle.

J’avançai à un bon rythme pendant plusieurs heures sans rencontrer personne ni rien qui puisse m’arrêter ou me faire prendre du retard. Cependant, au milieu de la nuit, alors que j’avais parcouru près de huit parasanges*, je fus soudain arrêté par des lumières qui clignotaient à l'horizon derrière moi. Je compris alors qu'elles avaient été allumées par des cavaliers montés sur des bahweins*, les sbires de Théodore Argrigent s'étaient lancés à mes trousses ! Je réalisai qu’ils étaient probablement beaucoup plus rapides que ce que je pensais, car ils avaient trouvé un moyen efficace de suivre ma trace.

Il était temps que je gravisse la hamada*, sur ce plateau j'aurai tous les moyens d'élaborer une défense efficace.

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