Arrivée à Yuchekha.

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Année 2760 du troisième calendrier de l’Ecclésiaste.

D'un côté, celui du ponant, émergeant d’un fleuve du nom de Loom. Yuchekha et sa ville haute, avec des maisons solides comme des forteresses aux rouges terrasses en pierres de lave qui enfonçaient dans le rocher la base de leurs épaisses murailles. Ses trois autres côtés étaient en quelque sorte le chaton de cette éminence grenat.

La ville basse, ou plutôt les villes basses étaient, juchées sur une forêt de hauts pilotis. Ces faubourgs lacustres s'étaient étendus bien au-delà des rives sablonneuses du fleuve. Elles plongeaient maintenant leurs pieux dans le funeste marais de Pissodul qui n'était que l'avant-poste d'une mangrove aussi dangereuse qu'impénétrable. Pour accéder à cette cité il existait un long passage, un ponton, unique cordon que cernait cette mer de boue grouillante de pièges.

Il traversait de part en part l'île du Lazaret avec en son milieu, le châtelet de Minorguël que l'œil touche et saisit à revers quand on sort de la cité, vision redoutable, menace pour l’assaillant, protection pour ses habitants. On était pourtant à plus de deux stades de la ville. Mais on la sentait encore au-dessus de soi, avec le regard de ses catapultes et l'ombre de ses remparts de rondins doublés d’innombrables tôles de bronze vert-de-gris.

Servant d’octroi et d’avant-poste, le fort enjambait la longue passerelle reliant la ville à la mangrove. Il était le verrou quasi-infranchissable de l’antique cité portuaire de Yuchekha, ville aux mille plaisirs, capitale de la traite des esclaves et carrefour incontournable d’importantes routes marchandes.

Sur le marais là-bas, à hauteur des roseaux, sur le ponton de bois, entre ciel et vase, l’ombre chinoise d’une caravane de marchands découpait sa silhouette mouvante. Elle arrivait au pont tournant, juste avant le pont-levis de la cité lacustre.

L’orgueilleuse Yuchekha de mille feux commençait à s’illuminer. Là-bas, sur le fleuve, en aval, un coin de ciel flambait, annonçant la nuit et les nombreux dangers que les marécages de Pissodul enfanteraient.

Mais des dieux bienveillants veillaient.

Le bruyant cortège serait avant la nuit sous la protection des milices urbaines.

La caravane, en provenance des confins de la Malawachie, venait pour la grande foire semestrielle aux esclaves. Les marchands étaient là pour vendre, non pour acheter.

Abrulus Idramacom, provideur* des placiers de la Civitas* de Yuchekha avança vers la tête du convoi au petit trot sur un petit cheval.

  • Putain de merde ! gronda-t-il tout essoufflé. Vraiment ! Res* Fedormalba, espèce de putain de putain de traînard de merde ! vraiment t’as avalé une limace pour être aussi lent ?

La façon dont il criait cela sonnait comme le plus grand compliment qu’il eût pu faire à l’homme qui venait à sa rencontre.

  • Que les fleuves coulent en ta faveur Res Fedormalba. Vraiment il s’en est fallu de peu pour que ta caravane couche vraiment sur le pont tournant ou qu'elle s’en retourne sur l’île du Lazaret.
  • Que les courants te soient propices, Res Abrulus Idramacom. Je vois que tu es toujours aussi con… sale bâtard de mes couilles ! Escroc parmi les escrocs, enculé de ta race maudite ! Je sais que j’arrive parmi les derniers. Mais avec la guerre entre les villes du Croissant et les Cités Libres des Cambistes, tout est devenu plus compliqué pour le pauvre marchand que je suis. Que les très saints mânes de mes ancêtres me gardent. Que la très vénérée Ishtar me prenne en pitié.
  • Vraiment, allons bon ! Voleur de vies ! Vraiment cela te donne bonne matière. N’as-tu pas des accords avec le Grand Argentier Théodor Argrigent, pour acquérir des prisonniers à vil prix ?
  • Mensonges, cervelle de morue, calomnies que tout ça ! J’ai payé cher pour un marché de dupes. Il m’a roulé dans la farine ce fourbe de Messien*. Si tu savais… Res Abrulus Idramacom… Tu pleurerais pour moi. Ce bâtard de Grand Argentier les a tous fait empaler ou pendre. Ce n’est pas bon pour le commerce de gâcher de la marchandise. Tout ça pour des questions de religion. Il est encore plus con que ces culs-bénits de Salamandrins*. Bon, parlons d’autre chose, reste-t-il de la place dans le caravansérail de ce coquin de Lortulus ?
  • Non pas, vraiment tu as été trop lent ce coup-ci. Le seul qui peut encore vraiment te recevoir avec ta caravane, c’est celui de la Guilde Souveraine. Vraiment, je sais ce que tu vas dire… Elle vérifie tous les titres de propriété. Mais tu n’as pas vraiment le choix… À voir ta tronche… Tes livres de comptes doivent être aussi propres que les cuisses de ta mère quand elle t'a mise bas, propre-à-rien. À croire que ta marchandise n’est pas vraiment licite.
  • Je suis un esclavagiste, un marchand de chair, un voleur de vies, pas une prêtresse de Belly. Je comptais sur Lortulus pour m’arranger ça. Putain de Guilde à la con !
  • Vraiment, c’est si grave que ça ? Combien d’esclaves as-tu sans certificat ?
  • Une bonne centaine. J’ai toujours eu un bon goût pour la chair de qualité… De quelque endroit qu’elle vienne.
  • Si fait ! Ah oui vraiment, tout de même, fichtre de coquin ! Vraiment reste qu’il y a une solution et tu la connais…
  • Oui, te graisser la patte, avec autant de graisse que j’y mettrais pour un essieu par exemple ? Mais cela ne me plaît guère. Tu es plus vorace que tous les essieux de... de ma caravane... quelques esclaves pour la Civitas ? En échange de ton indulgence et de ta compréhension pour des certificats licites ?
  • Espèce de pingre ! Rat que tu es ! Vraiment, je vois que tu connais la musique. Mais vraiment, si tu mettais plus de graisse dans les rouages ça irait vraiment mieux. Alors, voyons cela… je sens que tu vas vraiment pouvoir faire beaucoup mieux. On va justement jeter un coup d’œil au manifeste que tu as présenté à l’octroi. Mais mes hommes vont quand même vérifier tout ça, vraiment rien ne vaut une…
  • La confiance règne, Res Abrulus. Tu pourrais au moins m’offrir un pot, vu ce que ça va me coûter cette histoire... pour quelques certificats de rien du tout.

Le convoi avait envahi la barbacane de la Porte Aventureuse. Les deux hommes descendirent de cheval pour entrer dans une tour carrée en colombages et en pisé, bardée de plaques de bronze verdies par le temps.

Fedormalba portait en bandoulière un tube de cuir, il en sortit un rouleau de papyrus. Abrulus Idramacom le parcourut rapidement.

  • Vraiment, c’est les bons chiffres ?
  • Évidemment… Mange-vase ! Je sais que tu vérifieras. J’ai pas envie de me voir interdire la foire de Yuchekha. C’est la plus grosse à cent arphanges* à la ronde !
  • Vraiment Alors, nous disons 27 mâles, 603 femelles, dont 226 sans certificat et 1 chrysalide. Mâle, ou femelle la chrysalide* ?
  • Femelle.
  • Vraiment dommage !!! Les femelles ça vaut vraiment presque plus rien, encore moins cher qu’une Iota. Un mâle, la Guilde* te l’aurait acheté pour son poids en argent. Elle aurait même fermé les yeux sur tes fausses écritures, elle est encore dans son cocon* ?
  • Oui, le cocon vaut une putain de fortune, en tous cas beaucoup plus cher que ce qu’il y a dedans, si le cocon pouvait être transporté sans son hôte… crois bien que je l’aurais vidé depuis longtemps.
  • Vraiment je suppose que tes "sans-certificat" sont toutes des femelles et qu’il n’y a aucune Iota* ?
  • Tu supposes bien, tu connais bien le topo. Tu sais très bien qu'il n’y a pas besoin de certificats pour rafler les Iotas, la chasse est ouverte toute l’année. Les 226 sans-titre licites, c’est le produit de razzias sur les mines de sel de Paggor, un tout nouvel arrivage encore sur le carreau, elles ont même pas eu le temps de voir à quoi ressemblait une galerie. Comme tu sais, elles sont en principe sous la protection du Grand Argentier Théodor Argrigent… Fallait bien que je me dédommage de la bêtise de cet homme-là. Avant que tu poses la question, les 27 mâles sont entiers et jeunes, voire très jeunes. Ce sera à leurs acheteurs de les castrer ou pas. J’ai 46 Iotas en parfaite santé et déjà débourrées. Pour le reste, le premier tiers, c’est de la femelle de 1er choix, puis un tiers de second choix et enfin le dernier tiers, un mélange du troisième choix et d'Iŭga*. Elles sont fortes, jeunes, en parfaite santé. Tu connais la réputation de la maison Fedormalba. Cela ferait d’excellentes rameuses pour les mégadromons de la cité ou pour travailler dans vos mines de l’Île de cuivre. Je suis prêt à te faire un bon prix sur ce lot.
  • Bon, parlons peu, parlons bien… après, tu me diras vraiment ce que tu penses de ma tequila XXX, elle vient direct du Moggave*. Je te prendrais bien quelques Iotas et pas mal de Iŭga. Je pense que c’est celles qui n’ont pas de certificats. La Civitas en a vraiment besoin comme bêtes de somme pour le marais. En ce moment, on en perd vraiment pas mal. Il y a vraiment une recrudescence d’attaques de salamandres noires. Attends, je vois qu’une personne de ta caravane ne s’est pas acquittée des droits d’octroi pour entrer dans la cité.
  • Tout juste, j’allais justement t’en parler. Il y a cinq jour, un Hors-Loi* s’est joint à la caravane. Tu connais ces gens-là… Vaux mieux les avoir avec, plutôt que contre soi. Tu sais aussi qu’ils sont exempts de toutes taxes… en plus, je l’ai reconnu, il était avec le Grand Argentier et je peux te dire qu’il n’est pas du genre commode. Il te décime une escouade plus rapidement que, toi, tu ne mets de temps à te curer les dents qui te restent ou à placer un vraiment dans une de tes phrases. Pas commode le gus, je te dis. Il possède un roojas et des sabres Cimmériens* qui doivent valoir plusieurs fortunes.
  • Tu sais ce qu’il fait par ici, chez nous ? J’espère qu’il n’a pas de contrat et qu’il ne va pas s’attarder. C’est un de ces oiseaux de mauvais augures qui annoncent les tempêtes.
  • D’après ce que j’ai cru comprendre il ne fait que passer. Il veut aller à l’ouest. Je crois qu’il veut aller à Domina, ou dans le Sud. Je crois qu'il veut traverser la mer de Silex. Il veut un passage sur un mégadromon* ou une place sur la Ligne* de la Guilde*.
  • Et merde, la Scolopendre de la Guilde est passée il y a deux jours. La prochaine c’est pas avant trois mois et pour le Mégadromon, celui qui descend le courant... c’est raté, il est en cale sèche pour encore au moins deux mois et c’est bientôt la mousson. Putain ça fait chier. Tu es sûr de ce que t’avances ? Je veux pas de vagues avec tout ce monde pour la foire... J’ai du mal à croire… ils sont tordus ces Hors-Loi ! Je suis pas certain, cela fait trop de coïncidences... Il voudrait trouver une excuse pour s’attarder à Yuchekha qu’il ne pourrait pas trouver mieux.
  • Moi, je te répète ce qu’il m’a dit, c’est tout. Oublie ça et sers nous plutôt à boire.
  • Tu m’dis de pas m’en faire... Mais toi, je te signale que tu transportes un cocon. S’il sait cela, je donne pas cher de tes abattis, t’avais oublié ce détail ?
  • Tu penses bien que j’ai pris mes précautions. Il est dans une caisse, sous une montagne de fourrures. Je pense bien faire mon beurre avec le cocon. Pas question de le céder à un Hors-Loi, même si c’est le seul à pouvoir l’ouvrir dans les règles de l’art. Avec leur méthode, la chrysalide est intacte, mais il gâche le fluide et il détruit le cocon. Et moi, je me branle de la chrysalide comme d’une guigne.
  • À ce sujet, j’en veux ma part, notre médicus a besoin de fluide et de poudre de cocon. Dans la Civitas, on pourra faire cela très bien, en toute sécurité et en toute discrétion. Et il est où, en ce moment, ce tueur ?
  • Avec le gros de la caravane, tu ne peux pas le manquer. Il monte le seul roojas de la troupe, il est accompagné d'une esclave, une rouquine. Alors cette tequila, elle arrive ou pas ? J'ai le gosier aussi sec que le désert de Samaël.
  • Je ne sais pas de quoi tu parles. Samaël, je connais pas. Ou alors d’après ce que j’ai pu en entendre… de vagues rumeurs sûrement sans fondements, des contes pour enfants.
  • Que nenni, les dieux fassent, qu’on ne le croise jamais, celui-là ! Il est tout ce qu’il y a de plus réel, il parait qu’il est devenu le maître de toutes les terres au-delà de la Mer de Silex. Je peux te dire que pour nous esclavagistes, cela va devenir un gros problème.
  • Bah ! Chaque problème a sa solution. Le mien en ce moment, c’est ton gars. Au fait, avec la fortune que tu as, je me demande pourquoi tu n’as pas encore construit ton propre caravansérail ?

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