Le suprémaciste (7)

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Les poules s’égaillèrent au passage des frères chevaliers. Les gamins au contraire, les menottes crottées, quittèrent leur ouvrage au potager pour accourir à leur rencontre. Ils furent bientôt cernés, incapables d’avancer. Les petites mains sales tripotèrent avidement leur armement et les voix fluettes les noyèrent sous une avalanche de questions :

— Vous êtes des chevaliers ?

— Vous êtes forts ?

— C’est lourd une épée ?

— Vous avez tué des gens ?

— Vous allez tuer la bête ?

— Vous avez fait la guerre ?

— Pourquoi l’autre il boude ?

La tête d’un homme d’âge mûr émergea de derrière une treille de tomates.

— Ouste ! gronda-t-il d’une voix autoritaire. Les enfants, laissez ces messieurs tranquilles et retournez à vos légumes ! Je m’occupe de nos visiteurs, puis je viendrai vous chercher pour le cours de calcul.

Il s’approcha ensuite des frères chevaliers et les accueillit avec un sourire. Mince et le regard vif, il portait une tunique usée et l’étole blanche des prêtres de l’Ordonnance. Ses yeux glissèrent de l’un à l’autre à plusieurs reprises.

— Vous êtes les chevaliers du Sanctuaire, n’est-ce pas ?

— Je suis sir Melvin et voici le frère Yvar, qui est encore novice, pour l’heure.

— Je suis le père Amiel. Bienvenue dans la demeure d’Yseh. Pourquoi ne pas me suivre à l’intérieur ? Nous y serons plus tranquilles.

Le prêtre les mena dans une sorte d’atelier. Un endroit sombre, après la clarté de l’extérieur. Sur les murs s’alignaient des étagères chargées de quantités de bocaux, de pots, de flacons, de coffrets, de livres, de rouleaux, d’étuis à parchemins et de toutes sortes de préparations et de documents. De subtiles fragrances emplissaient l’air, mélange de vieux papier, de poussière, mais aussi de fumée, de suif et de plantes aromatiques. La pièce était assurément plus calme ; la clameur des jeunes jardiniers ne leur parvenait plus que de loin.

— Vous êtes le prieur de la Bauge ?

— Exact.

— Vous avez beaucoup d’enfants.

— Je me consacre à eux de temps à autres. Je les fais travailler au jardin, je leur donne un peu d’instruction. J’essaie surtout de les tenir occupés, ça vaut mieux que de traîner dans ces rues. Et tout surprenant que cela puisse paraître, nombre d’entre eux disposent d’un potentiel réel.

— Oh, je ne suis pas surpris. Notre ordre accueille de nombreux laissés pour compte. » Melvin adressa un regard discret à son novice. « Orphelins, nobles en disgrâce… On retrouve encore fréquemment des nourrissons oubliés sur notre seuil. Cette vieille tradition reste tenace. Or, les individus de valeur sont loin d’être une rareté dans nos rangs.

— C’est vrai. Ce qui fait des chevaliers du Sanctuaire des gens moins étriqués d’esprit que les nobles, les membres du Cercle ou même ceux de la toute puissante Ordonnance, dont je ne suis qu’un humble représentant.

— Mais vous vous souciez d’eux. Ces enfants ne sont pas si mal lotis, finalement.

— Je ne fais pas grand-chose. J’agis à ma mesure, comme chacun devrait s’efforcer de le faire. Quant à vous, vous avez, je suppose, autre chose à faire que de vous assurer du bien-être de la marmaille des bas-quartiers.

— Notre aide a été requise par le burgrave.

— Pour les meurtres.

— En effet, pour les meurtres. Ce qui fait de vous la première personne que nous rencontrons à ne pas croire à la théorie de la bête.

Le prieur se gratta le crâne.

— À vrai dire, je n’en sais rien. Mais dites-moi, à quoi dois-je l’honneur de votre visite ?

— Nous venons pour les corps. Ils vous ont été confiés, d’après le sergent.

— Et vous souhaiteriez les examiner en quête d’indices. Malheureusement, je n’ai pas grand-chose à vous montrer.

— S’ils ont été inhumés, je comprendrais votre réticence à les tirer de leur tombe, mon père, mais il s’agit d’un cas de force majeure.

— Oh, je comprends, croyez-moi. J’ai d’ailleurs examiné les corps avec beaucoup d’attention. Peut-être un peu trop pour le salut de mon âme, d’ailleurs. Mais voyez-vous, la plupart des victimes étaient païennes et leurs corps ont été livrés aux flammes.

— Il n’en reste donc rien ? D’aucune des victimes ?

— Isabella, l’une des premières victimes, était adepte de l’Ordonnance. Mais elle a été inhumée il y a près de deux mois et sans cercueil, faute de moyens. Vous ne tirerez plus grand-chose de sa dépouille, mis à part des vers et une odeur tenace de charogne, peut-être.

— Vous vous occupez donc également des dépouilles païennes ?

— Le culte officiel, en ce royaume, est l’Ordonnance. Si vous désirez exprimer votre foi différemment, vous êtes tenu de le faire discrètement. Dès lors, effectivement, toutes les dépouilles me sont confiées. Je veille cependant à respecter les us des défunts et de leurs familles. Il suffisait de les envelopper d’un linceul et de les incinérer.

— Il paraît qu’il y a encore eu un mort avant-hier. La dépouille a déjà été brûlée, elle aussi ?

— Un disparu. Nous n’avons pas retrouvé le corps. Et rien ne permet donc de s’assurer qu’il s’agit bien d’une victime comme les autres.

Sir Melvin soupira.

— Mais vous, vous avez vu les corps. Que pouvez-vous nous en dire ?

— Si un homme est responsable de ces boucheries, il est assurément… bestial. Même une bête ne laisserait pas derrière elle des corps si abîmés. Mon penchant pour la foi me pousse à envisager la possibilité qu’il s’agisse d’un démon.

— Un démon ?

— Ou une âme possédée, gouvernée par un esprit cruel. Si vous aviez vu les corps : la poitrine ouverte, le visage lacéré… L’état dans lequel le coupable laisse ses victimes n’autorise aucun doute : il s’agit bien de la même créature, ou du même homme.

— Bon sang, j’aurais espéré en découvrir davantage.

Grise Mine laissait courir son regard sur les étagères. Ses yeux finirent par s’arrêter sur le père Amiel.

— Vous dites que la plupart des victimes étaient païennes, déclara-t-il. La population païenne est-elle donc si importante ici ?

— Lichthel s’appelait autrefois Ardwynad, expliqua le prieur d’un ton posé, lorsqu’elle était une florissante cité duadane.

— Je sais, avant le Dragon Blanc. Je ne vous demande pas un cours d’histoire, gardez ça pour vos enfants là-dehors.

Le père Amiel se renfrogna.

— J’essayais simplement d’expliquer que la capitale a toujours compté une importante population alfar. Ces Duadäns soumis, vaincus autrefois ou plus récemment exilés de leurs royaumes. Ils ne sont plus reconnus par les leurs et hantent dès lors nos faubourgs. Pauvres et aigris, ils ne se sont jamais faits à notre culture et viennent gonfler les rangs des marginaux et des indigents.

— La Bauge n’est certes pas le quartier le plus reluisant de la capitale. Vous dites donc qu’on y trouve des alfars en plus grand nombre qu’ailleurs.

— En plus grand nombre, je ne puis l’affirmer, mais en nombre conséquent, c’est certain. Ils prospèrent parmi la pègre. L’essentiel de leur communauté dépend d’un chef local, un certain Bleuart. Un individu inquiétant.

— Nous en avons entendu parler, en effet, confirma sir Melvin. Pardonnez la brusquerie d’Yvar, il manque cruellement de tact. Mais sa remarque n’en demeure pas moins judicieuse. Est-ce surprenant de compter une majorité si écrasante de victimes au sein de cette communauté ? Ou est-ce le reflet d’une intention ?

— Comme je l’ai expliqué, la communauté alfar est très nombreuse par ici. Il s’agit en outre souvent des populations les plus pauvres et les plus vulnérables. Il n’est donc pas particulièrement étonnant qu’ils soient frappés plus durement que les autres. Après tout, il en va de même pour les épidémies et les famines. Cependant vous avez raison. Il y a sans doute là une piste à ne pas négliger.

— N’est-ce pas trop dur d’officier dans un ordinat cerné par une telle communauté alfar ?

— Yseh est seul juge des épreuves que nous sommes à même de surmonter. Mais pour répondre franchement à votre question, chevalier : je n’ai pas à me plaindre. Les Duadäns ont beau être un peuple dur et violent, leur tradition cultive la tolérance envers les dogmes étrangers. Il s’agit peut-être d’une forme de superstition. Toujours est-il que le besoin d’exclusivité est typique de notre Ordonnance, je le crains. Je n’ai en tout cas rien à leur reprocher, pour ma part.

— Bien, mon père. Merci de nous avoir reçus. Nous ne vous dérangerons pas plus longtemps. Et, si d’aventure il devait y avoir une nouvelle victime, nous vous saurions gré de nous convier pour l’examen du corps.

— Bien entendu.

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