Ombre-de-Nuit (4)

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Metzger serrait les accoudoirs de sa chaise au point que ses articulations blanchissaient. Un silence tendu pesait sur la salle à manger. Personne ne manifestait un grand appétit. Même les coupes de vin restaient désespérément pleines. À l’idée que ce mutisme, ce manque d’appétit pussent être la conséquence de sa fureur, Metzger fulminait encore davantage.

Ils s’attendaient tous à le voir exploser, crier à faire vibrer les murs, frapper la table au point de secouer la vaisselle. Sûrement pas. Même si tout le monde pouvait le voir, hors de question d’avouer que cette maudite Ombre avait tant de pouvoir sur lui.

— Vingt-huit, se contenta-t-il de murmurer.

Aucun d’entre eux n’osait le regarder. Olgrim avait une excuse, avec son visage boursoufflé comme une courge violacée, son œil verrouillé par les gonflements et sa tête bandée. Mais les autres, Stefn, Ingvar et ceux de ses meilleurs hommes qui en avaient réchappé, ils avaient tous des airs de chiens battus. Des poltrons. Juste bons à carrer les épaules quand tout allait bien, quand son autorité n’était pas remise en cause, quand il suffisait d’effrayer quelques camés malingres. Il aurait voulu leur briser le cou. Peut-être devrait-il en passer par là. Faire un exemple. Il l’avait déjà fait. Et ils le savaient.

— Vingt-huit hommes, répéta-t-il. Voilà ce que nous a coûté cette petite opération.

Le silence. Encore. Toujours.

— Et le gugus court toujours.

Une bûche crépita dans la cheminée.

— Et tout ce tapage a contrarié le guet. La planque est inutilisable pour un bon moment.

Têtes baissées, visages contrits. Un coup de vent fit gémir la coquette demeure du chef des Débardeurs. Une voix rompit finalement le silence. Aigrelette. Pas celle que Metzger pensait entendre en premier.

— Le prix est élevé, c’est vrai, concéda le Boiteux. Et le fruit maigre.

— Alors c’est toi qu’a la plus grosse paire. Autour de la table. Parmi mes lieutenants. J’aurais jamais cru, Ingvar.

Le petit homme poussa l’audace jusqu’à croiser son regard. Metzger lâcha un long soupir.

— Le fruit est maigre, reprit le Cannibale. De quel fruit parles-tu ?

— L’Ombre est blessée.

— La belle affaire.

— Ce n’est certes pas grand-chose, mais soit nous disposons d’un répit, soit il risque de commettre une erreur. Il est peut-être aux abois. Peut-être même mourant, pour ce qu’on en sait.

— Ce n’est pas l’impression qu’il m’a donnée. Il nous a même aimablement salués avant de disparaître.

— Peut-être était-ce de la poudre aux yeux. Pour ne pas perdre la face.

— C’est nous qui avons perdu la face, Patte-Folle, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué.

Ingvar hocha la tête, un sourire contrit plaqué sur le visage. Il avait certes perdu de sa verve et de sa bonhommie. Mais il soutenait son regard.

— Nous avons tout de même appris des choses.

— Oui, c’est vrai. Nous savons maintenant que même des dizaines de nos hommes tapis en embuscade ne peuvent en venir à bout. Mais moi, je veux savoir qui est ce fils de pute et ce qu’il veut.

— Ça reste un mystère pour l’heure, je le crains, mais finalement c’est de peu d’importance, je pense.

Metzger le foudroya du regard. Ingvar perçut la menace et leva une main garnie de bagues en signe d’apaisement.

— Nous disposons tout de même d’autres informations. Nous savons qu’il travaille en solitaire. L’attaque que nous avons essuyée, et repoussée, était menée par les Capuches de Malach. Ombre-de-Nuit en a tué, certes moins que d’hommes à nous, mais il en a tué. Il a simplement profité du chaos des combats pour frapper. Et vous avez bien fait de laisser filer les survivants. Ils vont pouvoir répéter ce qu’ils ont vu auprès de leurs chefs. Je suis certain que la rumeur a déjà fait le tour de la capitale.

— Mais encore… En quoi cela peut-il bien nous être utile ? Hormis le fait de savoir que les hommes de la Mante Noire ont assez de cran et s’estiment assez forts pour nous attaquer si la promesse de profit est suffisante.

— Justement, ces rivalités avec les Capuches, les Alfars, les Fidèles entravent nos affaires tout autant que les leurs. Il serait peut-être temps de revoir notre organisation, mais j’y reviendrai. En tout cas, la situation nous offre une opportunité, je pense.

Metzger plissa les yeux. Sa colère n’avait pas décru, mais un soupçon de curiosité venait la nuancer. Son petit Duc avait décidément du cran pour venir ainsi lui parler d’opportunité au lendemain d’une si cuisante défaite.

— Crache le morceau, grogna-t-il. Je n’ai pas de patience pour tourner autour du pot.

— Très bien, répondit Ingvar, droit au but, alors. Pourquoi ne pas proposer une sorte de coalition ?

— Une coalition ? À qui songes-tu ? Et dans quel but ?

— Je songe aux autres chefs, à ceux qui se partagent les rues de Lichthel et le trafic de brumeuse.

— À nos ennemis.

— Précisément. À nos rivaux. En frappant sans distinction, Ombre-de-Nuit a commis une erreur. Nous tenons là l’occasion d’en faire des partenaires.

— Et à quoi bon exactement ?

Le Duc haussa les épaules.

— C’est évident, non ?

— Ne prends pas ce ton avec moi, souffla Metzger entre ses dents.

— Pardon, chef. Une telle association nous offrirait plus d’efficacité et de sérénité. Concernant Ombre-de-Nuit, imaginez : nous aurions des yeux partout. Pas une rue de la cité n’échapperait à notre vigilance. L’Ombre ne pourrait plus frapper sans qu’on le sache, son moindre mouvement serait épié. Et bien entendu, il ne pourrait plus profiter de nos démêlés avec une bande rivale pour frapper.

» Ce qui m’amène à voir plus loin, au-delà de notre… problème d’Ombre. Sur le long terme, les avantages d’une telle coalition sont immenses. Sans ennemis, les coûts, en vies comme en moyens, diminueront et permettront à nos affaires d’être plus rentables. Tout le monde profitera d’une telle stabilité. Qui osera encore nous défier ?

Metzger ne broncha pas. Parmi les autres, ici un murmure, là un ricanement. Et finalement Stefn prit la parole :

— C’est quoi, ça, Boiteux ? Une blague ?

— Si c’était une blague, je t’assure que tu rirais, rétorqua Ingvar.

— Ce sont nos rivaux. On ne s’aime pas et c’est pas nouveau. On a perdu vingt-huit hommes l’autre soir, mais les Capuches en ont perdu combien ? Quarante ? Tu crois qu’y digèrent ça comment ?

— Justement, c’est l’occasion. Unissons-nous contre un ennemi commun. Aujourd’hui, allions-nous pour éliminer Ombre-de-Nuit, et demain, récoltons les fruits de cette alliance.

— Impossible, grommela Olgrim, aussi clairement que le lui permettaient ses lèvres tuméfiées. Impossible que je m’associe à des putains d’Alfars.

Une rumeur d’approbation parcourut la tablée. Metzger gardait le silence.

— On peut pas faire confiance à ces saloperies de blafards tatoués, reprit Olgrim. Y causent pas comme nous, y pensent pas comme nous, y tuent, volent, vendent de la poudre, pareil que nous, mais y nous prennent de haut comme si c’étaient des princes. Et surtout, ils nous étriperaient à la moindre occasion. Dans l’genre pas joli. Genre pendus avec nos propres tripes, notre bite coupée et poussée raz d’la gueule. On a déjà vu ça.

— Tu as raison, Olgrim, convint Ingvar. Les Alfars et nous, ça ne ferait sans doute pas bon ménage. Nous sommes trop dissemblables et je doute qu’ils considèrent même notre offre. Mais envisageons au moins les autres : les Capuches de Malach, les Sous-le-Pont, le Roi des Canaux, les Fidèles et même l’Enchanteur. Les Alfars ne pourront rien contre une telle alliance.

— L’Enchanteur est à moitié fou, pouffa Stefn.

— L’Enchanteur est un arcaniste. Il est un peu paranoïaque, il recrute peu, mais il recrute des mages. Peut-être pas le gratin, mais des gens qui comprennent la magie. Et nous avons encore appris ceci, le doute n’est plus permis : Ombre-de-Nuit est un arcaniste. L’Enchanteur serait assurément un atout pour le traquer et le combattre.

Metzger cessa de torturer ses accoudoirs, porta sa coupe de vin à ses lèvres et but. Ce mouvement ramena le silence, mais un silence un rien moins tendu. Son envie de tordre des cous s’était apaisée.

— Ingvar, mon petit Duc, tu n’es ni grand ni costaud, on ne peut pas te qualifier de beau, tu perds tes cheveux, la nature ne t’a pas gâté. Mais on peut dire que ça cogite dans cette petite caboche dégarnie. C’est là que réside tout ton charme. C’est peut-être pas très utile pour courir la gueuse, mais pour moi, ça vaut de l’or.

— Je suppose que je dois dire merci, répondit le Boiteux avec une ombre de sourire.

Il y eut quelques ricanements plus francs. L’atmosphère se détendait.

— Tes idées sont un peu farfelues, reprit Metzger, mais tu es le seul à me proposer quelque chose. À croire que les autres caboches sont vides.

Les ricanements cessèrent. Le Cannibale n’y prêta pas attention. Il ne quittait pas Ingvar des yeux.

— Penses-tu vraiment que ton idée de coalition ait une chance d’aboutir ?

— Je ne l’aurais pas proposée sinon. Stefn a cru que c’était une blague, mais il n’a pas beaucoup d’humour.

— Et comment t’y prendrais-tu ?

— Il faut trouver le moyen de convaincre la première bande. Une fois le processus enclenché, les autres suivront. Personne ne voudra en être exclu, risquer de se retrouver seul face aux autres.

— Pas bête, en effet. Peut-être commencer par les Fidèles. Emilio, Carmella et Matheo contrôlent à eux trois la Cuvette et une bonne partie du sud de la cité. En termes d’importance, ils viennent juste après nous et ont certainement des moyens similaires aux nôtres. Et en termes de rivalités, nous ne sommes pas vraiment voisins, donc pas non plus trop concurrents. Les dernières véritables rixes remontent à un moment.

— C’est une bonne option, reconnut le Boiteux. Je les place en second sur ma liste.

— Parce que tu as une liste…

— Je ne te soumets pas d’idée que je n’ai mûrement réfléchie.

Metzger s’autorisa un rictus.

— Et qui est premier sur ta liste ?

— Les Capuches de Malach. Leur bande a souffert autant que nous du dernier coup d’éclat d’Ombre-de-Nuit. Ils doivent donc vouloir sa peau autant que nous. Et puis comme ils nous ont attaqués, ce geste ouvrirait la voie à la paix plutôt qu’à des représailles.

— Ne vont-ils pas se méfier, justement ?

— Si, bien sûr. Tous, ils se méfieront. Mais ils doivent être inquiets, à l’heure actuelle. Cette opportunité d’effacer leur ardoise suscitera au minimum leur curiosité. Et puis au pire, nous pourrons toujours nous tourner vers les Fidèles.

Le silence reprit possession de la salle à manger. Plus personne n’osait se moquer.

— Vous en pensez quoi, chef ? demanda Stefn.

— J’en pense que ça ne coûte rien d’essayer.

— Vraiment ?

— Pourquoi, Stefn ? Qu’as-tu à proposer d’autre ? Tu sais peut-être où se terre l’Ombre et tu aurais oublié de nous en informer ?

L’autre se rembrunit. Metzger reporta son attention sur son petit Duc.

— Et comme tu penses à tout, j’imagine que tu as déjà songé à l’endroit où nous devrions nous rencontrer pour négocier.

— J’ai une petite idée, bien entendu.

— Nous t’écoutons.

— Eh bien ça doit forcément être en terrain neutre. Donc en dehors de la ville. À l’écart des planques et des renforts, mais aussi du guet. J’ai songé aux ruines du Geisterschrei.

Metzger s’esclaffa.

— Tu n’aurais pas plus sordide ? Une crypte ou un lieu de culte Saënide ?

Ingvar s’accouda et joignit l’extrémité de ses doigts.

— Ces collines ont la réputation d’être hantées, dit-il. Et les ruines en sont l’épicentre, rapport à des princes ou des chevaliers du Sanctuaire qui y auraient été brûlés en proférant une malédiction.

— C’est ce qu’on raconte.

— Pas une habitation à plus d’une lieue à la ronde. Les paysans sont superstitieux, les routes sont si peu empruntées qu’elles sont devenues mauvaises, la garde n’a plus aucune raison de s’y promener. Plus personne en fait, pas même le brigand de grand chemin, puisqu’il n’y a plus le moindre quidam à dépouiller. Bref, ce qui importe, c’est que personne n’y met le nez. La tranquillité est assurée.

— Mais c’est quoi au juste, ces ruines ? Pas juste un tas de pierres moussues ?

— Non, ne t’inquiète pas, c’est un ancien monastère abandonné. S’il pleut, nous aurons un toit au-dessus de nos têtes.

Metzger vida sa coupe, se resservit et se cala contre le dossier de sa cathèdre. Plongé dans ses réflexions, il faisait tourner son vin au creux de la main. L’idée lui plaisait, mais l’inquiétait aussi. C’était du jamais vu à Lichthel, où la population était tellement hétéroclite. Ça pouvait finir en bain de sang. Mais si ça marchait, il ferait figure de précurseur.

Il but une gorgée, fit claquer sa langue.

— Essayons, finit-il par lâcher. Et si ça ne prend pas, nous chercherons une autre solution. Je compte sur toi pour faire ce qu’il faut, Ingvar. Parmi nous, c’est toi le plus à même d’écrire des missives convaincantes.

— Très bien, je m’y mets dès ce soir. Il ne reste qu’à espérer que les autres chefs ne craignent ni les fantômes ni les malédictions.

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