Un dernier chant (1)

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De gros coups de langue râpeuse partout : sur les mains, les joues, le nez, jusque dans les cheveux ! Tya tomba à la renverse avec un grand éclat de rire. Encouragé, le molosse poursuivit son ouvrage, à demi allongé sur elle, à grands assauts de bave et de babines secouées.

Mais elle ne s’avouait pas vaincue. Pas son genre. Tya était une guerrière. La fuite et la soumission n’étaient pas des options. Elle agrippa les deux pattes antérieures du chien, puis tira sur l’une pour la faire fléchir et poussa sur l’autre pour le faire rouler. Son cœur fit un bon joyeux dans sa poitrine lorsque le monstre velu se retrouva sur le dos et elle dessus. Toutefois son cri de triomphe resta coincé dans sa gorge. En effet, sa prodigieuse roulade ne s’acheva que lorsqu’elle se retrouva de nouveau le dos au sol et son ennemi sur elle, enthousiaste, présomptueux dans la victoire. Aucune humilité, vraiment. Il la nargua d’une léchouille désinvolte.

Ceci ne fit qu’attiser l’esprit guerrier de Tya. Elle poussa de toutes ses forces. Le chien était lourd. Il bougea à peine. Un cri de furie s’échappa des lèvres de la fillette.

— Vaincre ou périr ! hurla-t-elle.

Mais une autre voix tonna, du fond de la cour :

— Terreur, ça suffit !

Les rires et ébats de Tya incitaient le chien à poursuivre la lutte.

— Terreur ! s’impatienta son maître.

Un sifflement strident interrompit la bataille. Le molosse rappelé à l’ordre opéra une retraite vaguement penaude et retourna s’asseoir aux pieds du fermier.

Tya se remit sur son séant, chevelure ébouriffée et moue boudeuse.

— J’avais pas fini, grogna-t-elle. J’aurais pu gagner.

— Regarde-toi, souffla son père, t’as un trou au coude, t’es pleine de terre, tes cheveux ressemblent à un ballot de paille et tu t’es écorché la joue.

— Mais papa, je suis une guerrière. Les guerriers ça se fait parfois des trous aux coudes.

— Bien sûr, chérie. Ta mère va encore être ravie. Et c’est moi qu’elle va gronder.

Le fermier sourit. Le chien aussi, sa queue balayait le sol avec ferveur. Père, lui, ronchonnait. Mais Tya savait bien qu’il n’était pas vraiment fâché non plus.

— Allez Tya, debout, dit-il, on va bientôt partir. Il est déjà tard et on a encore du travail.

— Tu dois encore passer chez les Felder ? demanda le fermier.

— Non, Anton est venu m’apporter son lait et son beurre hier. Il a profité qu’on avait une affaire à régler. Il ne me reste qu’à emmener ces provisions à la mine, mais bon, le temps d’y aller, de décharger, de retourner chez nous… Pas sûr d’y arriver tant qu’il fait jour.

— Sans parler du godet offert par le sergent, hein, ajouta le fermier avec un coup de coude et un clin d’œil.

— Ouais ben je crois que je passerai mon tour, cette fois. J’ai Tya avec moi et puis la patronne me tire l’oreille si je rentre trop tard.

— Elle devrait être contente. Ça met du beurre dans les épinards.

— Oh elle est contente, répondit Père. Si je rentre pas trop tard. Et si je sens pas trop la gnôle. C’est vrai que l’ouverture de cette mine d’essence, c’est une bonne chose pour la région. Y avait rien que nos fermes, avant. Les vallées ne sont pas très peuplées, fallait se farcir Tierne pour vendre. Et maintenant, avec la garnison, les mineurs, les gens du seigneur, toutes ces bouches à nourrir, ça nous fait un peu d’animation et les affaires s’améliorent.

— Bien vrai. Paraît que ça rapporte, une mine comme ça. Et avec tout ce va-et-vient. J’espère qu’ils nous feront de belles routes aussi.

— T’imagines, avec ce monde, on va même pouvoir ouvrir un marché.

— Un marché et une foire annuelle, renchérit le fermier, avec des produits plus rares, qui viennent de la capitale et tout, et aussi des concours. J’en ai visité une, une fois, à Graad, fallait voir la foule. Y avait eu des joutes, de la musique…

— Bon eh ben quoi, s’impatienta Tya. T’as dit qu’on était pressés. J’ai même dû arrêter mon combat avec Terreur.

Le fermier la regarda avec un sourire.

— Ta petite, elle tient de sa mère, pas vrai ? J’parie qu’elle aussi, elle te tire l’oreille quand tu sens la gnôle.

— Loué soit Yseh, les autres étaient des garçons, dit Père en levant les yeux au ciel. N’empêche qu’elle a raison, Alfie, je ferais mieux de me remettre en route.

— Bon, ben salue Lyzzie et tes p’tits gars de ma part. Et puis le sergent aussi, tiens !

— Je n’y manquerai pas.

Tya quitta le plancher des vaches, comme son père la portait pour l’installer sur le banc de conduite de la charrette. Elle eut l’impression de prendre son envol. Elle aimait bien ça. Ça lui faisait des fourmis dans le ventre. Il s’assit à côté d’elle et fit claquer les rênes. Le véhicule s’ébranla. Elle agita le bras pour dire au revoir au fermier et à Terreur jusqu’à ce qu’ils eussent disparu, avalés par le paysage accidenté.

— Je peux conduire ? demanda-t-elle.

— D’accord. » Père lui tendit la bride. « Mais épargne cette pauvre Brioche, veux-tu. La charrette est bien chargée.

— Oui oui.

Elle força néanmoins un peu l’allure. Ils étaient pressés après tout. Et puis il faisait chaud, un petit souffle d’air ne ferait pas de mal. Père ne rouspéta pas.

Le chemin se faufilait parmi les contreforts des Hauts Arasés, dans des vallées où coulaient de petits rus crépitants. Le soleil avait recuit les ornières de la route et le moindre cahot provoquait des secousses brutales. Brioche ne ménageait pas ses efforts.

Tya souriait. Elle aimait conduire. Elle aimait aussi passer du temps avec son papa.

Ils arrivèrent en vue de l’orée du Bois-Ombreuil.

— Dis papa, on peut aller dire bonjour à Monsieur Saule ?

— Non.

— M’enfin, papa, c’est tout près. Il habite dans le bois. Je sais exactement où.

— Je sais, et j’ai dit non.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on n’a pas le temps. Chez les Munoch, tu as voulu manger des fraises, chez les Tavar, tu as voulu jouer avec les garçons, chez les Ulder, tu as joué avec Terreur. Il est tard, à présent. On apporte les provisions à la mine et on rentre.

Tya retrouva sa frimousse boudeuse et croisa les bras. La bride tomba à ses pieds.

— En plus, je préfère être rentré à la nuit tombée, reprit Père en récupérant les rênes. Alfie a entendu des rumeurs. On aurait vu des Duadäns circuler dans la région récemment.

— Monsieur Saule dit que les Doudanes ne sont pas méchants.

— Les Duadäns sont très dangereux, louloute. Ils ne nous aiment pas. Et la dernière fois qu’ils sont descendus des montagnes, ils ont tué des gens et pillé des récoltes.

— Je suis sûre que tu n’aimes pas Monsieur Saule, grogna Tya.

Père soupira.

— Tu vois, je le savais. Tu ne l’aimes pas.

— C’est un étranger, Tya.

— Mais ça fait longtemps qu’il habite là. C’est plus vraiment un étranger.

— On ne le connaît pas.

— Moi je le connais.

— Il ne s’est jamais intégré parmi nous. Vivre comme ça, seul dans les bois, c’est une drôle de vie, je m’en méfie. C’est probablement un fugitif. Peut-être un criminel ou un déserteur, ou pire, un apostat.

Tya fronça les sourcils.

— C’est quoi un apostat ?

— Un sorcier qui fait de la magie noire, expliqua Père. Quelqu’un de méchant.

— Monsieur Saule est pas méchant, s’énerva la gamine. Il est même très gentil. Il ne fait pas de magie noire, il attrape des lapins. Il connaît plein de chansons et chante très bien. Il fabrique aussi des choses, une table, un tabouret, une petite flûte qui siffle vraiment, comme un oiseau. La dernière fois, il m’a même fabriqué une petite figurine de guerrière.

— La dernière fois ? Parce que tu vas souvent lui rendre visite ?

La gamine se tut. Le rouge lui monta aux joues.

— Tu ne devrais pas aller le voir comme ça, toute seule.

— Ben tu veux pas venir avec moi.

Le chariot entra dans le sous-bois. Une fraîcheur bienvenue régnait dans la pénombre, sous les frondaisons murmurantes.

— On ira peut-être un jour. Pas aujourd’hui.

— Allez, papa, s’il te plaît.

— Chut ! souffla son père, la main levée.

— On restera pas longtemps, je te…

— J’ai dit chut !

Père immobilisa la charrette. Il se retourna pour regarder dans la direction d’où ils venaient. L’orée n’était pas éloignée, on voyait encore les hauteurs qui dissimulaient la ferme des Ulder. Et Père ne bougeait pas, il scrutait, écoutait. Ne lui prêtait plus aucune attention.

Tya tenait là une occasion. Elle savait bien où habitait Monsieur Saule et elle serait parfaitement capable de retrouver son chemin vers la maison. Elle descendit doucement du véhicule, sans faire de bruit, puis elle quitta le sentier et s’enfonça dans la végétation.

Et voilà, pas si difficile. Elle était une grande fille, maintenant. Dans quelques années, elle pourrait danser avec des garçons à la fête des moissons et porter une belle robe comme Mère. Elle courut jusqu’à atteindre une clairière. Elle la connaissait. Monsieur Saule venait y cueillir des herbes pour ses potions.

En digne guerrière, et juste pour le cas où elle rencontrerait du danger, elle se mit en quête d’une arme. De belles armes, il y en avait des tas dans ce bois. Il n’y avait qu’à se baisser. Elle jeta son dévolu sur une longue branche, presque aussi grande qu’elle. Crac ! Crac ! Elle ôta les petits bouts qui dépassaient. Et hop ! Prête pour de nouvelles aventures.

L’aventure ne dura pas.

— Tya ! Où es-tu passée ? cria Père dans son dos. Reviens immédiatement !

La fillette se mordilla la lèvre. Elle balança quelques instants. Puis, son arme sous le bras, elle quitta la clairière et se cacha derrière un épais mûrier.

— Tya, je vais finir par m’énerver !

Il s’énervait déjà. Il était pressé. Il ne la chercherait pas longtemps. Et quand il partirait, elle pourrait aller dire bonjour à Monsieur Saule. Elle se ferait pardonner ce soir avec un sourire dont elle avait le secret et un gros câlin. Père ne restait jamais fâché après elle très longtemps.

Les appels se rapprochèrent, puis s’éloignèrent. Tya fit passer le temps en grignotant quelques mûres.

— Tya, s’il te plaît, montre-toi, dit Père, et il y avait de la peur dans sa voix. Je ne te gronderai pas. Viens vite, je crois que quelque chose ne va pas.

La fillette eut un pincement au cœur. Elle ne voulait pas causer d’ennuis à son papa. Il avait l’air vraiment inquiet.

Elle quitta sa cachette et s’approcha, tête baissée.

— Pardon papa.

— Ma puce, tu m’as fait peur. » Il s’agenouilla auprès d’elle et fit une drôle de grimace. « Qu’est-ce que tu as autour de la bouche ?

— J’ai mangé des mûres.

— Allons bon, je t’ai dit qu’on était pressés.

— Mais je voulais dire bonjour à Monsieur Saule. J’ai même trouvé une arme pour me défendre.

— Allez viens, hâtons-nous. J’ai l’impression qu’il se passe quelque chose à la ferme Ulder.

Tandis qu’ils revenaient vers la charrette, Père jetait des coups d’œil anxieux dès qu’une trouée dans la végétation permettait de distinguer les hauteurs. Il renifla à plusieurs reprises.

— Ça sent pas bon. Oh non, pas bon du tout.

En effet, Tya sentit quelque chose dans l’air. Comme une odeur de brûlé. Et elle le vit, entre les fûts d’une hêtraie, le ruban de fumée au-dessus des collines.

Comme ils approchaient du chemin, Brioche émit un ébrouement inquiet. Elle était pourtant toujours si placide. D’ailleurs Père se mit aussitôt en alerte. Il cessa de se précipiter, s’accroupit et n’avança plus qu’à pas pesés. Il fit signe à Tya de garder le silence et de le suivre. Il écarta les fougères et les branches basses sur son chemin sans produire le moindre bruit.

Ils arrivèrent en vue du véhicule et la fillette sentit, physiquement, la tension qui s’empara de son père. Il se figea, tremblant, les yeux écarquillés.

Et alors elle les aperçut, elle aussi. Huit hommes. Grands, élancés, armés, terribles. Tya n’avait jamais rien vu de tel. Ils portaient des arcs d’un bois foncé, des haches et des épées aussi, ainsi que des carquois hérissés d’empennages noirs. Ils avaient revêtu des armures composites de cuir et d’acier dont les clous renforçaient l’allure menaçante. Les traits et points bleus qui parsemaient leurs visages leur donnaient un aspect monstrueux. L’un d’eux avait attrapé Brioche au mors, un autre soulevait la bâche pour inspecter le chargement. Ils parlaient une langue étrange et gutturale. Des Duadäns.

Stupéfaite, Tya fut prise d’une intense envie de faire pipi. Ils étaient peut-être bien méchants, après tout. L’un des barbares se tourna dans leur direction. Des serpents bleutés lui couraient sur les joues et les tempes, ses yeux étaient fardés de noir, deux boucles de métal lui perçaient le nez. Il l’avait vue, Tya en était persuadée. Elle gémit et lâcha son bâton.

Le sol émit un son mat, les feuilles crissèrent. Le bruit attira l’attention des huit paires d’yeux.

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