Un dernier chant (4)

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Elle pleurerait encore. Quand elle en aurait le temps. Mais pour l’heure, ses larmes avaient séché.

Lysbeth, son sac de voyage sur le dos, avait traversé les champs, descendu le cours du ruisseau jusqu’à atteindre la vallée mère, puis remonté la vallée jusqu’à la lisière du Bois-Ombreuil. La lune franche n’avait pas suffi à éclipser les lueurs incendiaires qui fleurissaient ici et là, mais lui avait permis de marcher à une allure soutenue et sans trop de risques.

À présent, par contre, l’obscurité de la forêt hachée de maigres rais d’argent rendait la moindre racine traîtresse. Par deux fois déjà elle était tombée. La seconde, elle avait tendu la main dans un roncier. Elle était éraflée du poignet au coude. La douleur physique n’était rien, mais ce n’était pas le moment de se tordre une cheville.

Elle n’avançait plus qu’à tâtons, un pas après l’autre, en assurant ses appuis. L’oreille tendue, elle se mouvait et avait l’impression de produire un tintamarre assourdissant. Et le moindre bruit étranger à ses déplacements la faisait sursauter, comme si chaque tronc risquait de dissimuler l’un de ces pillards.

Depuis le versant, elle avait aperçu une bande de cavaliers. Ils filaient en direction du nord et du val suivant. Les feux s’étaient multipliés dans la nuit. Des panaches aux reflets rouge sombre s’épanouissaient çà et là. Beaucoup de sang et de larmes avaient coulé et couleraient encore. Comme ses pensées s’égaraient, ses yeux se mirent à piquer.

Tya. Tya et Jasper, c’est à eux qu’elle devait songer. Rien d’autre. Et poursuivre, un pas après l’autre. Le chemin. Elle devait retrouver le chemin et des signes de leur passage.

Tout à coup, quelque chose remua sur sa gauche. Il y eut un souffle rauque, puis les branches d’un buisson frémirent. Lysbeth s’immobilisa. Elle n’osait plus même respirer. Au bout d’un moment, comme plus rien ne venait briser le silence bruissant de la forêt, elle serra les dents et avança d’un pas. Mais le buisson frémit à nouveau et laissa échapper un grognement menaçant. Lysbeth déglutit. Elle n’avait peut-être échappé aux Duadäns que pour finir dans le ventre d’un loup ou d’un puma.

— Quoi ?

Lysbeth n’avait pas pu rêver, tout de même. La voix était ténue, bien sûr, mais quelqu’un avait parlé.

— Qu’est-ce qui se passe, Terreur ?

Un battement puissant et incontrôlé de son cœur secoua sa poitrine. Un bond de joie. Elle ne pouvait pas se tromper. Cette petite voix, pleine d’espièglerie et d’assurance, même au plus sombre de la nuit et entourée de tout le malheur du monde.

— Tya ! lança Lysbeth sans pouvoir retenir son cri.

Elle s’élança vers le filet de voix et le buisson menaçant et faillit tomber une troisième fois en glissant sur une pierre moussue. Elle contourna la végétation basse trop dense et se retrouva nez à nez avec un gros chien ramassé, prêt à bondir, qu’elle devinait dans la pénombre.

— Tya, c’est bien toi ? demanda Lysbeth.

— Maman ? Oh, Maman, c’est de ma faute, je suis désolée. Pardon Maman.

— Ma chérie, je suis si heureuse.

Le chien grognait toujours, moins fort, mais il grognait. Lysbeth ne discernait pas bien son mufle, mais n’osa pas avancer.

— Terreur, ça suffit ! gronda Tya. C’est Maman, laisse-la tranquille.

Le chien cessa de menacer et vint se pelotonner contre une petite forme recroquevillée au pied d’un arbre, entre deux épaisses racines. Lysbeth tomba à genoux et serra sa fille dans ses bras. Très fort.

— Aïe ! gémit la gamine. Attention Maman, j’ai mal à la jambe.

— Tu es blessée ?

— Oui. Ils ont tiré des flèches.

— Mon dieu, ma pauvre petite.

Elle tâta délicatement la jambe de sa fille. Pas de hampe ni de pointe, juste une entaille. Une vilaine entaille.

— Pardon, Maman. C’est à cause de moi que Papa est mort.

— Papa est… » Lysbeth serra les dents. Elle avait l’impression de l’avoir su depuis le début et ne se sentait pas vraiment surprise. Ou peut-être était-elle trop angoissée pour ça. « Allons louloute, ne dis pas de bêtises, tu n’y es pour rien.

— C’est pas des bêtises. J’ai fait tomber mon bois et ils ont attaqué Papa.

— Si ce sont des bêtises, Tya. Tu n’as rien à te reprocher. D’horribles gens sont venus pour nous faire du mal. Ils ont fait du mal à Papa, à tes frères, à toi. Tout ça, c’est à cause d’eux. Toi, tu n’es qu’une gentille petite fille.

Elle l’embrassa sur le front et l’enlaça. Ce matin encore, elle était une mère heureuse. À présent, Tya représentait l’ultime vestige de sa petite famille. Elle faillit se laisser submerger. Il ne fallait pas y songer. Pas encore.

Lysbeth se tourna vers le chien. Calme, il montait la garde à côté de sa fille. Elle approcha doucement la main et le gratta derrière l’oreille. Il pencha la tête de côté pour lui faciliter l’accès.

— Et cette brave bête, elle a bien pris soin de toi ?

— Oui. C’est Terreur, le chien des Ulder. Il est arrivé après, je crois qu’il m’a entendu pleurer. Lui aussi on lui a fait mal.

— Brave gamin, j’ai l’impression que j’ai une dette envers toi. Merci d’avoir veillé sur ma petite fille.

— On rentre à la maison, Maman ? Je suis fatiguée.

— Non, ma chérie. Nous allons devoir trouver un autre endroit.

— Ah… On pourrait aller chez Monsieur Saule.

— L’ermite ?

— Il habite tout près. Je sais où c’est.

— Je ne sais pas. On ne sait pas vraiment qui il est. Papa s’en est toujours méfié, les autres familles aussi d’ailleurs. Il s’approche rarement des villages. On ne l’a jamais vu à l’ordinat, pas même aux fêtes, ni le jour des Cendres, ni à l’Avènement. On dit qu’il a tué des gens…

— Monsieur Saule est très gentil. Il ne tue que des lapins. Et il chante très bien. Et en plus il habite tout près.

Lysbeth soupira.

— Je suppose que nous n’avons pas vraiment le choix. Je vais te porter. Tu me guideras.

— Ouiii ! D’accord.

Elle se pencha et souleva Tya. Ensuite elle marcha, toujours avec précaution. Au sol, dans les ténèbres indistinctes, elle devina une forme qui pouvait passer pour un corps adulte. Lysbeth ignora un pincement au cœur. Elle refusa de s’y attarder, il n’y avait rien à faire de toute manière et elle avait à présent un nouvel objectif pour s’occuper l’esprit.

Le chien sur les talons, elle reprit sa progression dans la forêt. Elle suivit les indications de Tya, traversa une clairière, enjamba un ruisseau et gravit une légère pente en direction d’une crête. Sa fille avait raison, l’ermite n’habitait vraiment pas loin.

Elle distinguait à présent les contours de son abri. On ne pouvait pas vraiment parler de maison. La hutte était constituée de rondins et appuyée contre la paroi rocheuse de la colline. L’escarpement l’accueillait dans une échancrure et constituait ainsi la moitié de ses murs. Le toit, couvert de peaux, était percé au sommet pour permettre l’échappement des fumées. Mais pour l’heure, tout était calme, silencieux, éteint.

Lysbeth s’approcha. Les lieux semblaient déserts. Peut-être l’ermite avait-il fui. Si c’était le cas, elles pourraient peut-être utiliser son abri en attendant mieux. Elle découvrit les restes d’un feu devant la hutte. Les cendres étaient fraîches, encore tièdes.

Terreur se mit à grogner tout bas. La peur saisit Lysbeth. Elle scruta les ténèbres. Une forme se découpait, un peu à l’écart de la cabane, une silhouette humaine. Une capuche dissimulait son visage et un reflet de lune faisait miroiter l’étrier d’une arbalète et la pointe d’un carreau.

— Qui êtes-vous et que venez-vous faire ici ? demanda une voix au grain un peu rauque.

— Les Duadäns nous ont attaquées, nous cherchons un refuge.

— Un refuge ? J’espère que vous ne les avez pas amenés jusqu’à ma porte.

— Non. Je ne crois pas.

— Vous ne croyez pas ?

Lysbeth garda le silence.

— Monsieur Saule, c’est moi, Tya, dit la gamine.

— Tya ?

— Oui, vous savez, vous m’appelez Tête-de-Pioche.

— Tête-de-Pioche… Je vois. Je suis content de savoir que tu vas bien. Mais vous n’avez rien à faire là.

— C’est moi qui ai amené Maman ici. Je lui ai dit que tu étais gentil.

— Gentil ? Quelle drôle d’idée. Je ne vois pas trop ce que je peux faire pour vous. Il n’y a rien ici. À peine de quoi survivre pour un vieux solitaire.

— Elle est blessée, expliqua Lysbeth. Et nous sommes épuisées.

L’homme baissa enfin son arme. Il les observa un moment.

— Comme je l’ai dit, je ne vois pas trop en quoi je peux être utile. Il n’y a pas de place ici, pas de confort. Je me contente de très peu. Et jamais personne ne s’en est soucié. Pourquoi me soucierais-je de vous ?

Lysbeth baissa la tête, au moins autant de fatigue que de découragement.

— Je suis navrée, dit-elle. Nous nous sommes trompées. Pardon de vous avoir dérangé.

— Non, attends Maman ! Monsieur Saule va nous aider. N’est-ce pas, Monsieur Saule ? C’est comme ça qu’il fait. Il m’a aussi chassée au début, et puis il a changé d’avis. On va rester, il sera d’accord, tu vas voir.

— Tya, je ne crois pas que… Je n’ai plus de force.

L’ermite soupira.

— C’est bon, dit-il avec humeur, emmenez-la à l’intérieur.

Lysbeth hésita, mais décida de ne pas protester. Elle ne savait de toute manière pas quoi faire d’autre.

Bien qu’elle ne distinguât pratiquement rien, la hutte lui sembla toute petite, plus encore que ce qu’elle laissait penser de l’extérieur. Une forte odeur herbacée lui assaillit les narines.

— Installez-vous ici, dit l’ermite en la guidant vers une couche au ras du sol.

Elle y posa Tya et tout à coup, ses bras ankylosés l’élancèrent. La douleur irradia jusque dans le dos. La caresse des poils et la sensation d’un poids chaud lui indiquèrent que Terreur s’était allongé à ses pieds. Le va-et-vient de sa respiration avait quelque chose de rassurant.

Leur hôte prit soin d’obturer l’unique petite ouverture qui servait de fenêtre puis s’affaira avec un briquet, quelques brindilles et feuilles séchées. Lorsqu’il eut obtenu une flamme, il saisit un petit brandon et alluma la mèche d’une bougie à la cire d’abeille dans une sorte de jatte en terre cuite. Il éteignit aussitôt son feu naissant.

La lueur permettait à Lysbeth de découvrir les reliefs de leur refuge. La couche bourrée à la paille sur laquelle elle était assise, ainsi qu’un tabouret et une petite table rudimentaires occupaient l’essentiel de l’espace. Au centre, une cuvette tapissée de galets servait de foyer. Au plafond pendaient des peaux de lapins et des bouquets d’herbes aromatiques. Dans le seul coin disponible, quelques affaires étaient entassées, parmi lesquelles un petit stock de bois sec, une marmite noircie et cabossée, un vieux sac de voyage d’où débordaient des vêtements usés et, plus surprenant, une mandoline en plutôt bon état ornée de fines gravures aux motifs floraux.

Saule approcha la bougie de Tya pour l’examiner. Elle lui montra sa jambe. Avec une extrême douceur, il palpa la peau du bout des doigts autour de la blessure. Une ligne sévère se plissa dans ses picots grisonnants.

— Ce serait quand même mieux de recoudre. Je n’ai pas ce qu’il faut sous la main et ça n’a jamais été ma spécialité. Il vaut peut-être mieux cautériser.

— Cautériser ?

— Brûler. » Il ne cilla pas sous le regard horrifié de Lysbeth. « Mais pas aujourd’hui. Cette nuit, on ne fait pas de bruit et on ne fait pas de feu. Compris ?

Elle hocha la tête.

Ensuite il examina le chien. Pour la première fois, Lysbeth remarqua les poils collés de sang coagulé au-dessus de sa patte postérieure gauche. La bête gémit.

— C’est pas trop joli non plus, grogna l’ermite. Pire que Tête-de-Pioche. Et il risque de ne pas accepter le feu. » Il se redressa, ramassa un petit baluchon de tissu et un bol sur la table, puis les tendit à Lysbeth. « Mangez. C’est pas grand-chose. Des pommes séchées et un morceau de venaison salée, un peu coriace.

— C’est gentil.

Il indiqua un seau au pied de la table.

— L’eau est fraîche. » Il récupéra son arbalète. « Et n’oubliez pas : je ne veux pas de bruit.

— Merci Monsieur saule, murmura Tya, les yeux déjà fermés.

— Je monte la garde.

Il moucha la bougie et sortit.

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